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À propos de l’ouvrage d’Alain Bihr : Le Premier Âge du capitalisme (1415-1763). Tome I : L’Expansion européenne, Lausanne / Paris, page 2 / Syllepse, 2018, 694 pages.

Avec cet ouvrage, Alain Bihr poursuit un projet de longue haleine consacré à l’actualisation de la perspective tracée par Marx dans Le Capital : l’étude systématique des rapports sociaux constitutifs du mode de production capitaliste et de la manière dont ils se reproduisent. Après des « prolégomènes » consacrés à théorie de la reproduction du capital (La Reproduction du capital, 2001) et une étude comparative de sa « préhistoire » (La Préhistoire du capital, 2006), c’est maintenant le « premier âge » du capitalisme qu’étudie A. Bihr.

Si l’ouvrage de 2006 était consacré au féodalisme comme vivier du capitalisme naissant (sa « condition nécessaire », p. 18), le présent ouvrage s’intéresse à ce qui a permis son développement effectif : l’expansion commerciale et coloniale de l’Europe occidentale (sa « condition suffisante », Id.). Nous ne discuterons ici que du premier tome de l’ouvrage, seul paru à ce jour, qui constitue le récit raisonné de cette expansion européenne en Amérique, en Afrique et en Asie. Deux autres tomes sont annoncés, le deuxième tourné davantage vers la théorie de ce « protocapitalisme mercantile » dont on lit ici la genèse, le troisième devant proposer une description de la structure mondiale de ce protocapitalisme.

Le tome I n’est donc pas tout à fait un ouvrage indépendant : l’introduction générale qu’il contient renvoie ainsi à des chapitres contenus dans les prochains tomes, et les véritables conclusions de l’histoire qu’il raconte sont annoncées pour les tomes suivants, ce qui rend pour l’instant difficile une véritable discussion des thèses de l’auteur. Toutefois, le récit proposé par A. Bihr engage déjà un certain nombre de choix théoriques et prend ainsi position dans les débats contemporains autour de l’histoire du capitalisme.

Le premier de ces choix, et le plus massif, est celui du protagoniste du récit. C’est en effet de l’Europe occidentale et de son expansion dont il est ici question. Répondant aux partisans de la provincialisation de l’Europe et d’une histoire décentrée par rapport à l’Occident, A. Bihr rappelle que, malgré certains mérites ponctuels, les tenants d’une telle historiographie laissent de côté une question essentielle : « pourquoi l’Europe ? » Pourquoi est-ce le continent européen qui, à partir du XVe siècle, a façonné à son profit le réseau politique et commercial qui signe la naissance de la véritable mondialisation économique ?

S’il ne s’agit pas, bien entendu, de répondre à cette question par des considérations essentialistes ou par la mise au jour d’un développement linéaire des sociétés dont l’Europe aurait pris la tête, la question ne peut pour autant être purement et simplement laissée de côté. Et surtout, il est nécessaire de prendre acte du fait de la centralisation du monde autour de l’Europe au fur et à mesure de son expansion commerciale et coloniale. Prenant acte d’un renouvellement historiographique déjà relativement ancien, A. Bihr identifie dans le dynamisme féodal les racines de cette expansion. Mais c’est le récit factuel de son déploiement qui constitue la matière de ce livre. Et les acteurs de ce récit sont principalement européens : les États tout d’abord, mais également les compagnies commerciales ainsi que les réseaux commerciaux plus informels et les émigrés européens.

Certes, le récit de cette expansion met aux prises ces acteurs avec d’autres personnages, et A. Bihr montre en quoi la forme de l’expansion dépend de manière essentielle des formations sociales non européennes qu’elle rencontre sur sa route : le puissant État chinois a par exemple constitué un adversaire de poids en même temps qu’un partenaire commercial. De manière plus générale, il est évident que cette expansion s’est partout heurtée à une certaine résistance. Mais au cours des trois siècles de luttes que donne à voir l’ouvrage, ce sont les États et les agents du capital commercial européens qui ont imposé leur logique au reste du monde.

C’est précisément en faisant de cette imposition le produit d’une lutte longue et sanglante que l’auteur évite toute conclusion apologétique et/ou essentialiste quant au développement européen du capitalisme. Cette insistance sur la dimension principalement factuelle de l’imposition en question éloigne A. Bihr des deux grandes synthèses de l’histoire du capitalisme que proposent Sombart et Weber, avec lesquels il discute. En effet, A. Bihr ne voit dans les événements qu’il raconte ni la constitution puis le déploiement d’une logique contenue en germe dans un certain « esprit », comme le fait Sombart[3], ni même une série de conditions facilitant le déploiement de cet esprit, à la manière de Weber[4].

Le capitalisme se constitue d’abord et surtout à travers la concentration d’un pouvoir nouveau sur le travail, direct et indirect, à l’échelle mondiale, et cette concentration est un conflit avant d’être le déploiement d’une logique. En ce sens, l’ouvrage d’A. Bihr est tout à fait fidèle à l’avertissement donné par Marx dans les pages célèbres qu’il consacre à l’« accumulation initiale » : c’est dans la violence, et non dans une quelconque psychologie, si raffinée soit-elle, que doivent être cherchées les origines véritables du capital.

La concentration de ce pouvoir est rythmée par une double expansion, répondant à deux logiques idéal-typiques différentes quoique complémentaires : l’expansion commerciale et l’expansion coloniale. Là encore, ce sont principalement des raisons factuelles qui expliquent la prédominance – en tel lieu et à tel moment – d’une logique sur l’autre : l’hostilité des côtes africaines, par exemple, rend à première vue impensable une colonisation directe, de même que la puissance de l’Empire chinois. Mais sur cette base factuelle, l’auteur met en évidence la complémentarité des deux logiques : les richesses directement extorquées au continent sud-américain fournissent les marchandises nécessaires au commerce avec l’Orient et les deux phénomènes iront en se renforçant l’un l’autre, au fur et à mesure que se densifient les échanges et les flux de marchandises, de force de travail et d’argent entre les différentes aires géographiques.

La formation de comptoirs commerciaux peut certes constituer le prodrome d’une colonisation en bonne et due forme, comme à Ceylan. Mais de toute manière, les deux formes d’expansion ont pour conséquence une seule et même modification des structures productives des zones en question, qui se trouvent plus ou moins rapidement périphérisées par l’Europe. A. Bihr fait ainsi le récit de la préhistoire du développement inégal entre le Nord et les Suds : économies principalement vouées au secteur primaire, condamnées à l’extraversion et géographiquement structurées par l’exigence de l’acheminement le plus rapide possible de leurs marchandises vers les ports et les comptoirs occidentaux.

A. Bihr offre donc dans cet ouvrage une somme considérable sur l’expansion européenne protocapitaliste. Il renouvelle et enrichit, grâce aux acquis historiographiques les plus récents, les intuitions et les analyses qui ont jalonné l’histoire du marxisme, du Capital jusqu’aux travaux de D. Harvey en passant par L’Accumulation du capital de R. Luxemburg. La dimension principalement narrative et descriptive de ce premier tome rend difficile d’en fournir une synthèse : c’est le détail de l’histoire qui fait toute la richesse des développements d’A. Bihr. Il faudra attendre les tomes II et III de l’ouvrage pour que la richesse empirique rassemblée ici permette de dessiner un système cohérent.

 

Notes

[1]Cf.notamment D. Chakrabarty, Provincialiser l’Europe : la pensée postcoloniale et la différence historique (2000), trad. fr. O. Ruchet, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.

[2]Ce dynamisme féodal est notamment marqué par un « tropisme expansionniste » (p. 49) : l’accumulation de richesse et de pouvoir ne peut en effet y prendre place que sous la forme d’accumulation de terres. Cf. M. Bloch, La Société féodale (1939-1940), Paris, Albin Michel, 1994.

[3]W. Sombart, Der moderne Kapitalismus, Leipzig, Duncker et Humboldt, 1902-1927. On trouve dans le premier volume de Sombart (« La genèse du capitalisme ») un livre II consacré à la « genèse du capitalisme moderne ». Mais si ce chapitre contient bien un chapitre sur l’économie coloniale (A. Bihr est légèrement injuste sur ce sujet), c’est la troisième section sur la « genèse de l’esprit capitaliste » qui constitue le pivot théorique de l’ouvrage.

[4]A. Bihr s’appuie ici sur le cours professé par Weber en 1919-1920 : M. Weber, Histoire économique. Esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société (1923), trad. fr. C. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 1992. Comme à Sombart, A. Bihr reproche à Weber une approche principalement internaliste de la logique capitaliste, qui perd de vue l’accumulation initiale et la configuration du monde qu’elle suppose.

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