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Il y a 8 ans, le 12 janvier 2010, Daniel Bensaïd nous quittait. Nous republions ici un entretien peu connu mais passionnant qu’il avait accordé en 2006 à la revue argentine Praxis. Il y développait notamment l’idée que la mondialisation néolibérale impose aux anticapitalistes de repenser « un espace stratégique commun, [ce qui] suppose donc une sorte d’échelle mobile des espaces stratégiques articulant étroitement les actions aux niveaux local, national et international ». 

 

Praxis : Lors de la conférence que tu as donnée à Buenos Aires, au siège du Clacso1, tu as mentionné le fait que la mondialisation n’élimine pas les paradigmes avec lesquels nous pensons la politique, mais bouleverse par contre tout le système conceptuel de l’ère de la modernité ouverte au XVIIe siècle. Dans quelle mesure ces concepts ont-ils été reformulés ou, plus précisément, que devons-nous reformuler et avec quelles conséquences pour la lutte de classe socialiste ?

Daniel Bensaïd : Je voulais seulement souligner l’ampleur du changement d’époque. Depuis la chute du Mur de Berlin et la désintégration de l’URSS, les historiens parlent beaucoup du « court vingtième siècle », comme si s’était simplement refermée une parenthèse ouverte par la Première Guerre mondiale et la Révolution russe et achevée avec ce qu’ils considèrent comme « la fin du communisme ». Cette périodisation permet de traiter Marx (et son héritage) comme un chien crevé en présentant le retour aux philosophes libéraux du XVIIe (Hobbes, Locke) ou à Tocqueville et aux pères fondateurs des États-Unis comme le dernier mot de la philosophie politique. Il est d’ailleurs remarquable que les années quatre-vingt-dix aient été marquées dans le débat intellectuel (en Europe du moins) par le retour en force de cette philosophie qui vise à réduire la politique à une morale gestionnaire en refoulant la charge conflictuelle de la question sociale. Alain Badiou l’a souligné fortement dans Peut-on penser la politique ? (1985) et dans sa Métapolitique (1998), ainsi d’ailleurs que Jacques Rancière dans Au bord du politique.

En réalité, le problème est beaucoup plus profond. Ce que bouscule la mondialisation, c’est l’ensemble du paradigme politique de la modernité tel qu’il s’est constitué et systématisé, de la révolution anglaise de Cromwell à la Révolution française : les concepts de souveraineté, de territoire, de frontière, de peuple, de nation, de droit international interétatique, de guerres nationales se sont articulés pour fournir le cadre de la pensée politique. On en trouve une illustration très intéressante dans le cours de Foucault sur « Sécurité, territoire, population », qui porte précisément sur cette période. Ce qui est important, c’est que les politiques (révolutionnaires) de subversion de l’ordre établi ont utilisé pratiquement le même dispositif conceptuel en le retournant : citoyenneté mais sociale, souveraineté mais populaire, libération du territoire, socialisme étatique ou national, etc. C’est tout à fait banal dans les relations de subalternité (telles que Gramsci les a fort bien comprises). Mais c’est aussi ce qui a déterminé les grandes hypothèses stratégiques issues des expériences des révolutions russe, chinoise, vietnamienne (comme des défaites des révolutions allemande et espagnole des années vingt et trente). La grève générale insurrectionnelle (hypothèse d’Octobre) a pour enjeu la prise du siège d’un pouvoir étatique centralisé : la capitale (« tête » de la nation) transformée en Commune (non seulement de Paris en 1871, mais de Petrograd en 1917, de Hambourg en 1923, de Barcelone en 1937, etc.). La guerre populaire prolongée a pour enjeu la libération d’un territoire par dénouement d’un double pouvoir territorialement institutionnalisé. Il s’agit évidemment de « modèles » limites ou d’idéaux-types dont la réalité présente toujours des variantes hybrides, et c’est pourquoi je préfère le terme plus flexible (car soumis à l’épreuve de la pratique) d’hypothèses stratégiques.

Or, depuis le début (les années Thatcher/Reagan) de la contre-attaque et de la contre-réforme libérale, le débat stratégique semble être tombé à son degré zéro jusqu’à tout récemment (ce que j’appelle une éclipse de la raison stratégique) au profit, d’une part, des rhétoriques stoïciennes de la résistance (« tenir », ne pas céder, rester fidèle, face à l’inacceptable, même si l’on ne croit plus un autre monde possible) et, d’autre part, de ce que j’appelle une théologie du miracle événementiel (Badiou, et sous des formes plus nuancées Holloway ou Negri). C’est précisément parce que les catégories dans lesquelles ont été théorisées les expériences révolutionnaires passées, sans être complètement périmées, et surtout sans être remplacées, deviennent insuffisantes pour penser le présent de la politique. Je n’en prendrai que deux exemples.

Toute stratégie implique des questions d’espace et de temps, et une dialectique entre les deux (ce que résumait bien la formule de Mao : céder de l’espace pour gagner du temps). Depuis deux siècles, les classes antagoniques s’affrontent principalement (pas exclusivement mais principalement) dans un espace stratégique commun qui est l’espace national délimité par ses frontières et centralisé par un État. Bien sûr, nous habitons depuis longtemps une pluralité d’espaces : domestique, de quartier ou de village, de région, de nation, de continent, et du monde. Mais, parmi ces espaces, il y avait en quelque sorte un espace dominant : l’espace national. Contrairement à ce que tendent à dire Negri et Hardt, il n’a pas disparu mais il est de plus en plus étroitement imbriqué à des espaces continentaux ou mondiaux, d’une part, et désagrégé, de l’autre, par les politiques dites de décentralisation. De plus, les différentes couches sociales de la population tendent à évoluer dans des espaces de représentation et des représentations de l’espace différents : si les élites européennes qui suivent les cours de la Bourse de Tokyo et de New York et qui circulent familièrement dans les aéroports internationaux ont une expérience vécue de l’espace européen ou mondial, il semble probable que des jeunes relégués dans des ghettos de banlieue et issus d’une immigration récente vivent dans une autre dimension spatiale. Il n’est pas sûr notamment (étant donné la crise du système scolaire et la précarité massive) qu’ils conçoivent l’espace national comme une référence concrète ou que l’espace européen soit pour eux autre chose qu’un espace monétaire : leur espace vécu est plus probablement écartelé entre l’horizon limité du quartier ou de la cité, et l’espace imaginaire du pays d’origine (que la plupart n’ont pas connu et auquel ils ne retourneront pas) ou d’un espace tout aussi imaginaire d’une communauté religieuse.

Définir un espace stratégique commun, dans lequel le niveau national reste le maillon décisif, suppose donc une sorte d’échelle mobile des espaces stratégiques articulant étroitement les actions aux niveaux local, national et international, plus étroitement encore que ne le faisait la théorie de la révolution permanente (pourtant pionnière en la matière). C’est pourquoi, ayant plus ou moins assimilé la pensée révolutionnaire les notions de non-contemporanéité, de contretemps, ou de discordance des temps, il me semble aujourd’hui tout aussi nécessaire de penser la production et la discordance des espaces. Les travaux de Lefebvre ou de David Harvey peuvent nous y aider.

Le deuxième exemple à creuser (il y en aurait d’autres) serait celui du « sujet révolutionnaire ».

Je ne prétends pas ici (je l’ai essayé ailleurs) traiter de la pluralité et de l’unité stratégique des mouvements sociaux, mais plutôt de la représentation en termes de sujet, catégorie également partie prenante de ce que j’ai appelé le paradigme politique de la modernité qui a émergé entre autres avec l’ego cartésien. Cette catégorie est dans une certaine mesure solidaire de la psychologie classique et de son rapport à la politique (à la citoyenneté, à la conscience civique, à l’opinion de l’électeur, etc.). En fait, les grands sujets du changement révolutionnaire – les trois P majuscules notamment : Peuple, Prolétariat, ou Parti – ont été fantasmés comme des grands sujets collectifs, avec en conséquence une discutable dialectique de l’en-soi et du pour-soi, du conscient et de l’inconscient. Le problème devrait aujourd’hui se poser autrement : comment d’une multiplicité d’acteurs qui peuvent être rassemblés par un intérêt négatif commun (de résistance à la marchandisation et à la privatisation du monde), faire une force stratégique de transformation sans recourir à cette douteuse métaphysique du sujet. Je précise pour autant que, pour moi, la lutte des classes n’est pas une forme de conflit parmi d’autres, mais le vecteur qui peut traverser les autres antagonismes et surmonter les fermetures de clan, de chapelle, de race, etc. (j’ai abordé ces questions dans Cambiar el Mundo, édité en espagnol).

Tout cela pour dire que le nouveau cycle, encore balbutiant, initié depuis une quinzaine d’années ne réclame pas un retour aux philosophies politiques pré (ou contre) révolutionnaires (même le retour aux Lumières, quand on oppose leur humanisme abstrait à la Révolution française et à la Terreur, peut devenir réactionnaire), mais un approfondissement et un élargissement de l’héritage de Marx (dont l’actualité est celle du Capital lui-même) à l’épreuve de la mondialisation capitaliste. Comme le disait Derrida : pas d’avenir sans Marx. Avec, contre, ou au-delà, mais pas sans lui. Ce qui ne signifie pas un pèlerinage religieux aux sources d’un marxisme originel, mais qu’on ne pensera pas le présent sans passer par là, tant il est vrai, comme le répétait Deleuze, qu’on « recommence toujours par le milieu ».

 

Praxis : Comment devrions-nous penser une « échelle mobile d’espaces stratégiques » et comment peut-on l’associer avec le concept de reformulation spatio-temporelle étudiée par David Harvey ?

Daniel Bensaïd : J’ai déjà fait référence à l’utilité que peuvent avoir à ce propos les problématiques de Harvey. Mais je pense qu’il s’agit d’en tirer les conséquences politiques. Je prendrai un exemple de cette échelle mobile un peu mystérieuse si on en reste aux généralités, dans le cas de la France et de l’Europe. Je crois, à la différence de Negri, comme je l’ai dit dans la question précédente, que le maillon national reste important car l’État-nation est affaibli, mais il n’a pas disparu. Il continue à structurer les rapports de forces sociaux (le marché du travail reste segmenté nationalement et n’a pas la fluidité de la circulation des marchandises et des capitaux). Ces rapports de force sont en partie inscrits dans des rapports juridiques (droits sociaux, systèmes de protection sociale, code du travail) déterminés par les histoires nationales et les luttes sociales correspondantes.

D’ailleurs, même si une part croissante du droit est produite au niveau européen, ce sont toujours les États qui doivent décider (à l’unanimité sur la plupart des questions ou à la majorité qualifiée). De même, plus de 90 % du droit international reste un droit de traités, autrement dit un droit interétatique, en l’absence de pouvoir constituant ou législatif supranational.

Ainsi, si le référendum sur le traité constitutionnel européen (il s’agit bien en effet d’un traité ratifiable par les États) avait eu lieu à la majorité dans un espace européen commun, il est probable que le « oui » au traité libéral l’aurait emporté et aurait fait loi pour tous les pays membres y compris ceux (comme la France ou la Hollande) où il aurait été minoritaire. En revanche, la victoire du non en France et en Hollande révèle (plus qu’elle ne produit) une crise du logiciel libéral de la construction européenne, modifie le rapport de forces, délégitime les politiques libérales, et peut servir de levier ou d’encouragement à la lutte dans des pays voisins dont la population percevait sans enthousiasme le traité comme une fatalité à laquelle se résigner. Le niveau national reste donc important, notamment comme point d’appui pour la défense d’acquis sociaux, et n’est pas forcément « nationaliste » ou « chauvin » comme semblait le croire Negri.

Au contraire, en France, le « non de gauche » l’a emporté sur « le non de droite » en s’opposant à lui notamment sur la question de l’immigration, de la solidarité avec les sans-papiers, de l’opposition à la guerre en Irak et en opposant un projet d’Europe sociale et démocratique à l’Europe libérale. Mais, en même temps, quand il s’agit de formuler, au-delà de la « défense des acquis sociaux » des propositions transitoires de contre-offensive – sur les services publics, sur la monnaie commune, sur les politiques budgétaires, sur l’harmonisation des droits sociaux, sur les politiques écologiques, etc. –, il faut prendre l’initiative au niveau au moins européen, car c’est à ce niveau que l’on peut aujourd’hui mettre efficacement en œuvre une relance économique et sociale, un aménagement écologique du territoire, un réseau de transports publics, une politique d’énergie, etc.

En même temps, il faut opposer à la décentralisation libérale concurrentielle au niveau des régions (transférant les charges budgétaires en matière d’éducation ou d’équipements sociaux aux régions) une décentralisation autogestionnaire et démocratique. Par ailleurs, sur des questions comme les politiques de santé, les accords sur l’environnement, et a fortiori les questions militaires.

En effet, la discordance des espaces ne concerne pas seulement une échelle politique, mais la dissociation de différentes fonctions spatiales. Reprenons l’espace de l’Union européenne. Il existe un espace institutionnel (commission de Bruxelles et parlement de Strasbourg), un espace judiciaire et policier (dit de Schengen), un et même des espaces militaires (l’Otan, mais aussi les pactes intra-européens), un espace juridique (la Cour de Luxembourg), sans parler des « coopérations renforcées » qui associent un nombre variable de pays partenaires en fonction des thèmes concernés. Ces différents espaces ne sont pas superposables. Ils couvrent dans chaque cas des ensembles territoriaux différents et associent des partenaires étatiques différents.

C’est pourquoi il me semble, même si le niveau des États nationaux reste déterminant dans la chaîne des pouvoirs, que nous devons nous habituer à une sorte de gymnastique stratégique pour intervenir simultanément à ces différents niveaux et nouer du point de vue des opprimés les alliances stratégiques correspondantes.

 

Praxis : Dans les dernières années, deux espaces théoriques très différents ont eu une répercussion importante. L’un se réfère à ce que l’on nomme généralement l’autonomisme, qui a mis l’accent sur l’idée de « dispersion du pouvoir », l’anti-pouvoir et la célébration idéalisée de la spontanéité désorganisée et horizontale. L’autre revalorise l’action politique comme moment de l’événement contingent. Le post-marxisme en particulier structure sa théorie à travers des espaces articulatoires discursifs, constitutifs des hégémonies, mais refuse un quelconque ancrage social pour ses pratiques articulatoires. Que reste-t-il comme espaces entre le territoire spontané et antiétatique de l’autonomisme et la politique sans ancrage social ou déterminants structurels, exprimée aussi bien dans l’événement inattendu et a-conditionnel de Badiou, que dans le « pluralisme contingent » de Laclau mentionné auparavant ?

Daniel Bensaïd : J’ai souvent écrit, notamment dans des polémiques sur les livres de Negri et Holloway qu’il y a, dans ces rhétoriques de l’anti-pouvoir (ou de changer le monde sans prendre le pouvoir) plutôt le signe d’une difficulté (ou d’une impuissance) que d’un début de solution. La « dispersion des pouvoirs » a une part, mais une part seulement, de vérité, dans la mesure où la formule enregistre une multiplication des formes, des lieux, et des rapports de pouvoir. Mais, dans cette dispersion, tous les pouvoirs ne sont pas équivalents : le pouvoir d’État et le pouvoir de la propriété ne sont pas solubles dans les réseaux (ou les rhizomes) de pouvoirs, et ils demeurent des enjeux stratégiques centraux. De plus, alors que ces discours sur la spontanéité, l’action décentralisée, une « logique des affinités » opposée à la « logique de l’hégémonie » (c’est le thème d’un livre récent de Richard Day paru au Canada), la société liquide contre la société solide, etc., alors donc que tous ces discours prétendent déjouer les pièges de l’hégémonie du capital sur les formes d’opposition des dominés, en réalité les mouvements flexibles en réseau ne font que refléter à nouveau l’organisation flexible et réticulaire du capital mondialisé.

Au-delà de ta question sur Badiou (j’ai publié dans un récent numéro de Contretemps un entretien critique avec lui sur ce thème), il m’apparaît que deux types de problématiques philosophiques ont vaillamment exprimé, depuis les années quatre-vingt, un refus de capituler et de se soumettre à l’air (libéral) du temps. D’une part, un impératif catégorique de résistance (en France chez des auteurs inspirés par Foucault comme Françoise Proust – et moi-même si on regarde les titres de certains de mes livres : Éloge de la résistance à l’air du temps, Théorèmes de la Résistance, Résistances. Essai de taupologie générale…). D’autre part, un pari sur l’événement inconditionné, surgi du néant, aux allures de miracles, qui me semble présent chez Badiou même s’il lui arrive de nuancer ce propos. D’ailleurs bien des textes de Negri ou de Badiou ont un ton nettement théologique. L’important, c’est que si l’événement sort du néant, si rien ne l’annonce ni ne le prépare, s’il n’existe que des subjectivités post-événementielles et non pré-événementielles, alors toute pensée et organisation stratégique deviennent impossibles. Il ne reste que « la fidélité à l’événement », une fois qu’il s’est produit.

 

Praxis : Dans ton libre Marx l’Intempestif tu reviens sur des thèmes fondamentaux abordés par Lénine sur les crises nationales, les opportunités décisives et enfin tu sauves la politique comme art contre le déterminisme social ou la philosophie de l’histoire. Mais cette insistance nécessaire pour revaloriser la validité de l’action politique révolutionnaire n’affaiblit-elle pas dans une certaine mesure la politique en tant qu’espaces de pouvoir quotidiens ? Je m’explique : la mode des politiques contingentes, atemporelles, imprévues, négligent jusqu’à faire disparaître les disputes de pouvoir dans lesquelles se situe chaque moment de la lutte de classes quotidienne. Rancière, par exemple, rejetant l’idée que « tout est politique », considère que la domination du capital dans la vie quotidienne entre dans la sphère des normes de gouvernement, mais pas dans la politique à proprement parler. Dans le camp du marxisme, ne courons-nous pas le risque de dépolitiser les forces et dispositifs de pouvoir permanents, en donnant surtout de l’importance aux moments décisifs et aux conjonctures révolutionnaires ? Après tout, seule une accumulation des forces sociales et politiques à long terme, l’éducation politique et la constitution d’une hégémonie selon Gramsci peuvent résoudre favorablement une crise révolutionnaire intempestive. Comment conjuguer l’accumulation patiente de champs de force politiques et l’irruption violente de la crise révolutionnaire ?

Daniel Bensaïd : Ta question est énorme et soulève beaucoup (trop) de problèmes en même temps.

1. La formule de Benjamin selon laquelle « la politique prime désormais l’histoire » est, dans sa brièveté, chargée de conséquences majeures. Elle élimine en effet une conception déterministe de l’histoire, ou une forme sécularisée de prédestination vers un paradis retrouvé. Si la politique prime l’histoire, l’issue de la lutte n’est jamais jouée d’avance. Le présent n’est pas un simple maillon de la chaîne temporelle qui découlerait nécessairement du passé et préparerait un futur tout aussi nécessaire. Il est un moment, pleinement politique, de décision entre plusieurs possibles. D’où l’importance de l’événement. Mais l’événement n’est pas un miracle venu de nulle part (du « Vide », selon Zizek ou Badiou). Il s’inscrit dans un champ de possibilités historiquement déterminées. C’est pourquoi le concept de crise (à la différence du « Vide ») est une notion stratégique essentielle qui articule le nécessaire et le contingent, les conditions historiques et l’événement imprédictible, etc. Comme le soulignait pertinemment Gramsci : on ne peut prévoir que la lutte, et non son dénouement.

2. De là découle la réponse sur le rapport (le lien) entre le mouvement et le but, la lutte quotidienne et la cible stratégique de la lutte pour le pouvoir. Quand Rancière et Badiou parlent de rareté de la politique par opposition à « la police » de la gestion ordinaire (Rancière), ou par opposition à l’institution quelle qu’elle soit (Badiou – de même qu’il oppose la vérité, qui est précisément de l’ordre de la révélation événementielle, au savoir), ils réduisent la politique à des moments exceptionnels, à des illuminations intermittentes, qui rendent difficilement concevable l’action permanente au quotidien, l’accumulation de forces, l’action sur les rapports de forces, en bref l’articulation entre stratégie et tactique. En témoigne par exemple, chez Badiou, l’opposition de principe à toute participation électorale, alors que, s’il est vrai que le terrain électoral est piégé, il n’en demeure pas moins constitutif des rapports de forces d’ensemble. Marx flirte parfois, à sa manière et dans un contexte très différent, avec cette conception intermittente de la politique réservée à des moments de montée du mouvement social ou à des moments de crise ouverte (1848-1852, 1864-1872). C’est pourquoi, dans les périodes de reflux, il dissout les organisations devenues des nids d’intrigues mesquines (la Ligue des communistes, puis la Ire Internationale). On peut dire que sa pensée, extraordinaire dans sa puissance critique de l’ordre existant, reste à l’état embryonnaire – en rapport avec l’état naissant du mouvement ouvrier à son époque – sur le plan stratégique (Le18 Brumaire, les textes sur la Commune…). La « révolution dans la révolution », c’est Lénine, penseur de la continuité – politique et organisationnelle – entre le mouvement et le but final (je te renvoie sur ce point à mon article sur la politique comme art stratégique dans Cambiar el Mundo). C’est chez lui que se systématisent les concepts de crise révolutionnaire, de double pouvoir, du parti comme opérateur stratégique. Les débats de la IIIe internationale sur le front unique et les revendications transitoires (et l’apport décisif de Trotski sur ces questions), la problématique de l’hégémonie chez Gramsci s’inscrivent directement dans cet héritage.

« Comment conjuguer l’accumulation patiente de forces politiques avec l’irruption violente de la crise révolutionnaire ? », demandes-tu. C’est notre problème. Il n’y a ni recette ni mode d’emploi. Il faudrait ici faire intervenir la sociologie des organisations. Toute organisation génère ses routines et ses conservatismes, ses formes plus ou moins développées de bureaucratisation. On peut trouver des moyens d’y résister, mais on n’y échappe pas complètement, car ce sont des effets du fétichisme, de l’aliénation, de la division du travail, qui caractérisent les sociétés dans lesquelles on lutte. Et on lutte toujours sur le terrain, et en partie dans les termes des dominants. C’est pourquoi la question « comment, de rien, devenir tout » est aussi périlleuse. Le discours révolutionnaire le plus intransigeant ne garantit rien sur le comportement de ceux qui le tiennent lors de situations critiques. À preuve les divisions du parti bolchevique et de ses cadres les plus aguerris au moment de la décision d’Octobre. En même temps, sans l’expérience collective accumulée, sans l’éducation d’un réseau de cadres, etc., le Lénine des thèses d’avril et de l’insurrection n’aurait pas pu emporter la décision contre l’inertie et la routine des « comitards » formés à l’action clandestine. La crise est un changement de rythme brutal. C’est pourquoi je parle du parti comme d’une « boîte à vitesses ».

 

Praxis : Le néolibéralisme avec sa mondialisation planétaire ressemble beaucoup à ce que Marx a décrit dans Le Manifeste communiste. Dans ces nouvelles circonstances, il est possible que les conditions de la lutte révolutionnaire soient différentes que par le passé. Tu as dit que la pensée stratégique a disparu du programme du mouvement de gauche. Dans quelles conditions devrions-nous penser la révolution aujourd’hui ? Sur quelles bases pouvons-nous penser l’idée de rupture, qui serait capable de prendre en compte les expériences du passé et de conserver l’idée de pluralité comme essence de la capacité révolutionnaire de la classe ouvrière ? Je pense surtout aux « dangers professionnels du pouvoir », à l’hyper-politicisme autoritaire du stalinisme, qui a instrumentalisé depuis les soviets jusqu’à l’idéologie socialiste en fonction de ses intérêts de caste. En résumé, comment combiner la lutte pour le pouvoir et l’aspiration libertaire que Lénine exprime dans des textes comme L’État et la Révolution ? En même temps, comment penser la politique révolutionnaire alors que la mondialisation reconstruit des terrains globalisés d’action politique ?

Daniel Bensaïd : Encore une question énorme et multiple.

1. Je n’ai pas dit que la pensée stratégique a « disparu » de l’ordre du jour. J’ai parlé d’une « éclipse » de la raison stratégique depuis disons les années quatre-vingt. Comment la dépasser ? Il faudra pour cela accumuler de nouvelles expériences fondatrices. Aucune réponse ne surgira du cerveau fertile d’un génie. Il suffit de penser au temps qu’il a fallu et aux expériences accumulées (1848, La Commune, 1905, 1917, la révolution allemande de 1918-1923, la république des conseils de Bavière, etc.), pour que prenne forme la problématique stratégique de la IIIe Internationale. Or, nous n’en sommes qu’au tout début d’un nouveau cycle dans un nouveau contexte. On voit déjà, sous l’effet des situations au Venezuela et en Bolivie, du bilan – négatif – du gouvernement Lula, de l’explosion de 2001 en Argentine, le débat reprend des couleurs. La rhétorique un peu creuse d’Holloway, par exemple, semble déjà en partie très datée et vieillie. En tout cas, elle ne permet guère de rentrer dans la discussion concrète des situations présentes. Le tournant de l’Autre campagne zapatiste, quel qu’en soit le résultat immédiat, est un autre indice, de cette relance des questions politiques d’orientation, tant au niveau national (que faire en Bolivie, au Venezuela, dans le contexte concret des rapports de forces mondiaux ?), et quelle alternative continentale à l’Alca, etc.

2. Tu soulèves plus largement la question de l’idée même de révolution. Le terme a déjà une longue histoire, et complexe. Il s’inscrit en partie dans le paradigme politique de la modernité que j’évoquais (conception dynamique de l’accélération, la nouvelle sémantique des temps analysée par Koselleck, le rapport à l’idée de progrès…). Il devient donc problématique lorsque le paradigme lui-même est ébranlé. C’est pourquoi il me semble utile de distinguer différents contenus évoqués par la notion de révolution. Le plus général, c’est l’aspiration millénaire à un autre monde (meilleur) possible, un soulèvement contre l’injustice et l’inégalité. La visée révolutionnaire est l’expression dans le cadre de la modernité de cette grande espérance de longue durée. Elle s’est chargée d’un contenu plus concret au cours du XIXe siècle avec la naissance des mouvements socialistes, comme en témoigne notamment la distinction établie par Marx, dès Sur la question juive (1844) entre « l’émancipation seulement politique » ou civique (la révolution politique), et « l’émancipation humaine » (ou sociale), auquel répond chez les révolutionnaires français de l’époque le thème de « la République sociale » opposé à la République tout court, qui peut être une République thermidorienne ou colonialiste.

Ce contenu programmatique de la révolution sociale se cristallise, par-delà les différences entre courants libertaires, socialistes ou communistes, autour de la question de la propriété et de l’appropriation sociale (coopérative, autogestionnaire, nationalisée) comme alternative au despotisme du marché et de la propriété privée. Cette question reste plus actuelle que jamais, elle s’élargit même de la problématique des entreprises et services publics aux questions cruciales des biens communs de l’humanité et de la propriété intellectuelle. C’est à mon avis le point fort, le contenu discriminant d’une politique révolutionnaire aujourd’hui, qui donne sens au mot de révolution, alors que nos adversaires veulent en faire un synonyme de violence. La troisième dimension, plus spécifiquement stratégique (des formes de luttes de pouvoir), du mot révolution est aujourd’hui obscurcie tant par les avatars du XXe siècle que par les conséquences de la mondialisation. Sur ce point, il faut observer « le mouvement réel d’abolition de l’ordre existant », les formes nouvelles émergeant de la lutte des opprimés, etc. Personne n’avait imaginé La Commune avant la Commune, les soviets avant les soviets, les conseils ouvriers de Turin ou les milices de Catalogne avant leur apparition. Ça, c’est précisément la force d’innovation de l’événement à laquelle les révolutionnaires doivent rester attentifs et disponibles. Il y aurait par ailleurs, mais ce n’est pas ici le lieu de l’aborder trop superficiellement, un débat spécifique important sur la violence révolutionnaire et la violence sociale à la lumière des épreuves du siècle passé.

3. J’ai déjà évoqué précédemment à propos de la bureaucratisation la question des « dangers professionnels du pouvoir ». Nous avons aujourd’hui l’avantage de savoir qu’ils existent et d’en mieux connaître les mécanismes, pour tenter aussi de mieux les conjurer. Pour nous, les relations entre mouvements sociaux indépendants des partis et des États et organisations politiques sont plus claires. Les questions de démocratie syndicale et de démocratie au sein des partis aussi. Nous considérons désormais le pluralisme politique comme un principe (conclusion à laquelle Trotski lui-même n’est vraiment parvenu que dans La Révolution trahie). Plus généralement, la culture démocratique a progressé et elle s’est emparée des nouveaux moyens de communication qui permettent notamment de briser le monopole des appareils centralisés (politiques ou syndicaux) sur l’information. La diversité des mouvements sociaux, l’impact du féminisme sur l’ensemble de la société et de la culture, tout cela joue en notre faveur. Il n’en demeure pas moins que la tension reste inévitable entre les logiques de pouvoir et les exigences de l’auto-émancipation, entre le collectif et l’individu, entre la règle majoritaire et le droit des minorités, entre le socialisme par en bas et un degré nécessaire de centralisation et de synthèse. Autrement dit, l’hypothèse d’un « léninisme libertaire » reste un défi de notre temps.

 

Interview pour la revue Praxis, Argentine, mai 2006. Disponible sur le site Daniel Bensaïd.

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1 Clacso : Conseil latino-américain des sciences sociales, organisme international non gouvernemental doté d’un statut consultatif auprès de l’Unesco.