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C’est la rentrée politique et le gouvernement macroniste est déjà lancé dans une nouvelle étape de l’offensive islamophobe qui se déploie depuis au moins une vingtaine d’années en France. Dans cet article, Laurent Lévy analyse la tactique du nouveau ministre de l’Education nationale, Gabriel Attal, autour du mot même d’ « abaya », démontre l’inanité des raisonnements qui prétendent justifier l’interdiction, et expose la signification politique, raciste, de la mesure annoncée.

En outre, pour comprendre ce qui se joue et y répondre, on ne peut faire l’économie d’un retour sur la loi du 15 mars 2004 (et d’une revendication d’abrogation). En interdisant les signes religieux dits « ostentatoires » à l’école et en étendant ainsi l’obligation de neutralité religieuse aux usagers des services publics (ici les élèves), alors qu’elle ne concernait auparavant que l’État et ses agents, cette loi a permis d’engager une dynamique sans fin qui ne cesse de renforcer la stigmatisation des musulman-es au fil des « affaires » successives (voile intégral, mamans accompagnant les sorties scolaires, burkinis, hijab de running, etc.).

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Parlons chiffons. La rentrée scolaire est marquée par une polémique autour d’un mot que la plupart des gens n’avaient jamais entendu il y a quelques mois encore : abaya. Le ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal, a décidé de prohiber le port de ce vêtement dans les lycées et collèges, en procédant comme le fait toujours l’idéologie dominante, sur le ton de l’évidence. Un nouveau « signe religieux » aurait fait irruption dans les établissements scolaires, portant atteinte à la « laïcité » dans le sens nouveau donné à ce mot depuis une vingtaine d’années, et il faudrait sévir contre ce phénomène, déclaré en lui-même inquiétant et, tranchons le mot, faisant peser sur le République un danger mortel : une simple robe longue aux formes un peu larges.

Il convient de tenter de décrypter cette opération idéologique.

Parler de l’abaya est déjà, en soi, un problème. Il n’y a en effet pas de vêtement spécifique qui s’appellerait ainsi. « Abaya » est juste l’un des mots arabes les plus usités, en particulier au Maghreb, signifiant « robe »[1]. On peut dire, même si l’expression est rare, une « abaya courte » pour parler d’une robe courte (même si généralement, on lui donne un autre nom, que l’on utilise un des autres mots arabes disponibles comme fostan, ou un mot d’origine étrangère comme « rouba »…) À l’occasion, le mot pouvait aussi désigner un genre de manteau, ouvert sur le devant, et porté au-dessus d’autres vêtements.

Bien sûr, dans les pays où l’on parle l’arabe, l’usage traditionnel, qui a connu des hauts et des bas mais est redevenu dominant au fil de diverses évolutions culturelles, politiques et religieuses, est de porter des vêtements longs. Porter une abaya en France, c’est ainsi aujourd’hui porter une robe longue et couvrante, dans l’idée que c’est « à l’arabe ». Rien de plus. Mais la robe traditionnelle que l’on porte au Maroc n’est pas la même que celle que l’on porte en Irak, qui n’est pas la même qu’en Égypte, qui n’est pas la même qu’en Arabie Saoudite. Et il existe en toute hypothèse dans tous les pays arabes comme dans le reste du monde toute une gamme de créations de mode, avec des robes dessinées dans des styles relativement divers pour répondre aux goûts du public et décrocher des parts de marché.

Les couturiers, marques et firmes, boutiques, sites de vente en ligne, etc., rivalisent d’imagination pour conquérir leur public, dans une pure logique marchande, afin de créer des effets de mode. Bien des « abayas » sont conçues sur des dessins qui n’existaient pas il y a quelques années. Les catalogues de robes, sous le nom d’abayas, donnent à voir des vêtements assez variés, présentés soit dit en passant par leurs fabricants de façon indifférente par des mannequins portant ou ne portant pas par ailleurs de « foulard islamique », de la même façon qu’ils présentent les autres tenues qu’ils proposent, comme les ensembles tunique et pantalon ou autres effets vestimentaires).

Autrement dit l’abaya n’est pas une tenue spécifiquement musulmane, quand bien même les évolutions religieuses et l’influence croissante des pays du Golfe sur le secteur de la mode en favorisent certaines formes. C’est surtout un style vestimentaire, qui s’il comporte sans doute un aspect identitaire plus ou moins fantasmé de la part de celles qui le portent en France, et même s’il est dans le monde arabe lié à certaines dynamiques politico-religieuses, n’est pas pour autant spécifiquement destiné aux femmes pieuses.

C’est donc avant tout un vêtement qui est porté par goût : le goût de tenues « orientales », etc., dans un faisceau inextricable de motivations les plus diverses. Les robes longues vendues comme abayas, et que l’on trouve jusque dans les enseignes de vêtements pour jeunes comme H&M, sont par ailleurs généralement bon marché, ce qui explique également leur multiplication. Une jeune femme interviewée sur ce point répliquait : « Je me fringue pour 20€ ; qu’ils ne viennent pas me casser les c… »

Il est clair que ce vêtement est particulièrement populaire chez les jeunes filles musulmanes portant par ailleurs le foulard, et cela était vrai bien avant qu’on ne l’affuble de ce nom. A vrai dire, Attal n’innove qu’assez peu en l’occurrence. Le fait de traquer les robes trop longues, ou trop amples, est devenu depuis de nombreuses années dans certains lycées quelque chose de routinier : lorsque des élèves portent le foulard à l’extérieur du lycée (mais l’enlèvent en y entrant pour se conformer à la loi) on leur chicane la longueur ou la largeur de leurs robes, au motif que si elles s’habillent ainsi, c’est parce qu’elles portent par ailleurs le foulard (ce qui est souvent vrai) et qu’ainsi leur tenue reste marquée de façon religieuse (ce qui est faux, puisque des femmes par ailleurs religieuses portent souvent des tenues différentes, par exemple des pantalons – généralement eux-mêmes assez larges – ou les tenues les plus diverses qui leur paraissent s’adapter à leur allure générale, à leur goût ou leur tempérament, et être d’un point de vue esthétique compatible avec leur foulard).

Il est par ailleurs clair que s’entremêle à ces considérations une réticence à faire voir leurs « formes », réticence sans doute potentialisée par les conceptions religieuses auxquelles elles adhèrent, mais que l’on ne peut dans bien des cas séparer des difficultés classiques de l’adolescence liées au rapport que chacune et chacun entretient avec son propre corps.

Le ministre de l’Éducation nationale, donc, s’il n’innove guère quant au fond, permet le développement d’un discours public qui passe à côté de la complexité du phénomène, en lui donnant une portée politique dans la droite ligne des obsessions des franges les plus réactionnaires du spectre politique, qui se sont au cours des vingt dernières années cristallisées autour de l’islamophobie.

Cette traque aux robes longues, hélas devenue banale bien avant que ne soit mis sur le marché des thèmes idéologiques réactionnaires ce petit mot, abaya, est liée aux difficultés objectives d’application de la loi anti-foulard de 2004, que les établissements scolaires sont en principe tenus de faire appliquer. La notion de « signes religieux » qui structure cette loi est en effet particulièrement lâche et imprécise ; et même si la jupe plissée et le serre-tête ne sont jamais (on se demande pourquoi) considérés et réprimés comme « signes » catholiques, les chefs d’établissements soucieux d’un respect rigoureux de la loi de 2004 ont parfois sollicité du ministère des interprétations leur permettant d’agir.

La jurisprudence établie dans ce cadre, et reprise dans des circulaires ministérielles, est de dire que dès lors qu’un effet vestimentaire quelconque est porté de manière continue et non occasionnelle par une lycéenne que l’on sait par ailleurs musulmane, alors on peut interpréter ce comportement comme dicté par ses convictions religieuses et le considérer en tant que tel comme prohibé. En réalité, ce à quoi l’on a affaire ce sont précisément les conséquences presque normales de cette loi absurde. Si Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, a cru bon d’approuver la mesure du ministre, c’est sans doute lié à son expérience professionnelle de CPE : les personnels chargés de faire respecter la loi de 2004 sont naturellement rassurés de disposer de règles apparemment claires pour déterminer ce que cette loi autorise et ce qu’elle interdit ; mais on reste là en deçà de ses raisons d’être, de sa fonction, et de sa légitimité.

Autrement dit, s’il n’y a pas grand-chose de neuf dans la décision de Gabriel Attal, sinon les effets renforcés d’une politique répressive préexistante et l’emballement d’un débat à hauts risques, elle souligne à sa façon les dangers dès l’origine inhérents à la loi de 2004, et la seule réaction politique utile serait de remettre sur le tapis la question de son abrogation : une question qui n’a jamais été prise à bras le corps par aucune force politique, même opposée à cette loi, si l’on met à part la demande toute anecdotique de son abrogation qui figurait, en 2007, dans le programme électoral de José Bové. Le NPA l’a aussi inscrite dans son programme depuis 2017. Aucune autre force significative ne semble demander aujourd’hui cette abrogation.

De l’eau a certes coulé sous les ponts depuis vingt ans, et si elle a coulé dans les deux sens, des effets de clarification se sont produits. Sur un plan générationnel, ces débats apparaissent largement lunaires à la majorité de la jeunesse d’aujourd’hui, et c’est là un élément d’optimisme. La gauche a été largement divisée[2].

Certaines fractions de la « gauche républicaine » ont depuis carrément basculé à l’extrême-droite : c’est le cas caractéristique du groupement « Riposte laïque » ; pour d’autres, le processus est encore en cours, que l’on pense à Causeur, au Printemps Républicain, ou à un moindre degré à Marianne ou à des personnalités comme Caroline Fourest, Michel Onfray ou Natacha Polony. Jean-Luc Mélenchon, qui n’était pas le dernier à dénoncer les « provocations salafistes » qu’il croyait déceler derrière le port du foulard, a au contraire renoncé à ce type de discours depuis 2019 et adopte à présent une attitude résolument combative contre l’islamophobie.

Ce mot lui-même, qui soulevait des polémiques insensées, est désormais largement admis, malgré quelques combats d’arrière-garde. Si la LCR de l’époque était très divisée, certains de ses dirigeants jouant même un rôle actif dans la campagne prohibitionniste, les différents courants issus de sa dissolution sont aujourd’hui pour l’essentiel acquis aux combats contre l’islamophobie. Même LO a changé sur ce point son fusil d’épaule. À l’inverse, la plupart des responsables du Parti socialiste, lequel avait à l’époque joué un rôle moteur dans l’adoption de la loi, conservent l’attitude qu’ils avaient à l’époque.

On a pu voir Lionel Jospin sortir de sa retraite pour approuver la décision de Gabriel Attal dans des termes d’une violence inattendue : il n’hésite pas à mettre à la charge d’adolescentes qui trouvent seyant de porter des robes un peu « orientales » rien moins que « le 11-Septembre, l’État islamique, un développement de l’islamisme massif »… Il ajoute à cette infamie une remarque incroyable lorsqu’il précise, toujours à propos de ces jeunes filles : « quand on se distingue de façon prosélyte avec une intention politique, on s’éloigne de la communauté nationale ».

Prosélyte ! A-t-on pourtant déjà entendu parler d’une personne qui se serait convertie pour avoir vu quelqu’un porter une telle robe ? Intention politique ! Lionel Jospin n’a à l’évidence jamais parlé trois minutes avec une de ces lycéennes. Éloignement de la communauté nationale ! La conception de la « communauté nationale » qui peut conduire à dire une telle horreur fait en elle-même frémir. On est au bord de la déchéance vestimentaire de nationalité !

Les Verts, de leur côté, ont toujours appartenu au parti anti-prohibitionniste, et semblent pour la plupart s’en tenir à cette position. Les évolutions du Parti communiste sont plutôt inverses : alors que les deux tiers de ses député-es avaient voté contre la loi de 2004, et que sous l’influence de sa commission antiraciste, il avait adopté lors de deux congrès successifs une orientation de lutte contre l’islamophobie, il est revenu sur ses pas à l’occasion de son dernier congrès, retirant ce mot de son vocabulaire ; cela n’est sans doute pas indépendant de l’entrée à sa direction de l’un de ceux qui, à la LCR, avaient été l’un des piliers du parti prohibitionniste[3]. Le secrétaire national du PCF s’est dit favorable à la prohibition de l’abaya.

Du strict point de vue de la communication politique, c’est à dire de la propagande idéologique, l’idée de stigmatiser « l’abaya » est assurément intelligente. C’est autrement plus facile que de stigmatiser sans autre forme de procès les robes trop longues ou trop amples : en donnant à cette mode un nom bien exotique, bien inquiétant, bien arabe, on fait vagabonder efficacement les imaginaires et permet aux fantasmes orientalistes et racistes de s’épanouir avec allégresse, mais sans en avoir l’air, d’un point de vue presque technique, de même qu’au début des années 2000, on n’hésitait pas à désigner le simple foulard comme « burqa » ou « tchador » pour lui donner un relief angoissant.

Tout cela illustre la perversité de cette campagne : elle ne peut être combattue que par une discussion générale sur le bien-fondé de la loi de 2004 elle-même et sur l’opportunité de son abrogation, et non par une simple critique d’une mesure technique relative à son interprétation et à son application. Si la solution de facilité serait, comme le font assez naturellement les organisations syndicales, de dénoncer l’opération abaya comme diversion devant les problèmes réels de l’enseignement public, la portée politique de cette opération va bien au-delà de la diversion, et touche à des questions d’une importance cruciale auxquelles ne seront apportées que de mauvaises réponses si elles ne sont pas abordées de face. Il appartient à la gauche de prendre le taureau par les cornes.

La question est d’autant plus pertinente que cette loi – et les débats qui en ont provoqué l’adoption – a joué un rôle catalyseur essentiel dans le développement impétueux de l’islamophobie dans notre pays. Il n’est pas excessif de dire que la puissance de l’extrême droite a été renforcée et ses progrès accélérés par l’ensemble des arguments prohibitionnistes lancés à l’époque, et que nous n’avons pas fini, après vingt ans, d’en payer le prix. Même si seule une minorité de femmes de tradition musulmane porte en France le foulard, c’est la quasi-totalité des personnes d’origine arabo-musulmane (qui constituent une proportion non négligeable des classes populaires de ce pays et des habitant-e-s des quartiers les plus délaissés) qui se trouve impactée par sa stigmatisation.

Chacun, chacune a dans son entourage des femmes voilées, sœurs, tantes, mères, voisines, cousines, amies, si bien que, quelle que soit leur relation personnelle à la pratique ou aux croyances religieuses, ils et elles savent que toutes ces campagnes sont en fin de compte dirigées contre elles et contre eux, sont des expressions du racisme le plus banal. L’islamophobie, dont l’hystérie anti-foulard est une composante majeure, ne frappe pas que les « piliers de mosquée » ou les personnes se reconnaissant dans telle ou telle composante du monde musulman ou pour qui les questions religieuses revêtent une importance existentielle, mais des millions de personnes parmi celles qui ont un intérêt direct à une alternative politique de gauche, et dont les organisations de gauche, précisément, se sont largement coupées depuis des décennies.

Qu’à l’occasion de ce débat et pour les besoins de cette mauvaise cause, la nature même de ce qu’a été un siècle durant la tradition laïque de la France – une tradition fondamentalement progressiste et émancipatrice – ait été déformée, pervertie et à bien des égards inversée donne la mesure du terrain perdu et qu’il faudra bien reconquérir. Le piège tendu par cette nouvelle polémique et par la mesure décidée par le gouvernement est ainsi hautement politique. La droite macronienne n’a certes pas oublié comment « le voile » a pu déchirer la gauche et la société, offrant un dérivatif pernicieux aux débats politiques de fond. Elle entend capitaliser sur cet acquis, à l’heure où l’extrême-droite est aux portes du pouvoir.

Parler chiffons, cela peut à l’occasion être parler politique. Et puisqu’il n’est pas possible d’éviter le débat, le mieux est sans doute de l’aborder de front, avec la sérénité mais aussi la fermeté nécessaires.

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Illustration : Photothèque rouge / Martin Noda / Hans Lucas.

Notes

[1]Je remercie ici les arabisants et arabisantes que j’ai pu consulter et qui ont dû se plonger dans leurs dictionnaires ainsi que dans les catalogues de vente en ligne de vêtements sur divers sites maghrébins pour les besoins de cette réflexion.

[2]Voir, sur les débats suscités à l’époque, La « gauche », les Noirs et les Arabes, Laurent Lévy, La Fabrique, 2010.

[3]En l’occurrence Christian Picquet, devenu depuis l’un des principaux dirigeants du PCF.

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