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Les universités états-uniennes sont le théâtre d’un mouvement exceptionnel de solidarité avec les Palestinien·nes de Gaza, soumis à une guerre de nature génocidaire menée par l’État d’Israël. Ce mouvement a inspiré des mobilisations du même type dans de très nombreux pays, notamment occidentaux. Comment expliquer la répression violente qui s’est abattue sur le mouvement états-unien au cours des dernières semaines (et qui a des répliques ailleurs, de la France à la Grèce en passant par l’Italie ou les Pays-Bas) ?

Historien latino-américaniste, Forrest Hylton lie cette offensive autoritaire à la transformation néolibérale des universités et à l’instauration d’un régime de « sécurité nationale » post-11 septembre, tout en soulignant rôle de l’élite du Parti démocrate, en premier lieu Joe Biden. Il signale en outre la signification historique de la répression, à travers une mise en perspective qui la relie à l’expérience des mobilisations anti-guerre et des luttes anti-impérialistes dans les années 1968, marquées par la solidarité avec le Vietnam. 

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« Ils diront que nous troublons la paix. Il n’y a pas de paix. Ce qui les dérange, c’est que nous perturbons la guerre ».

Howard Zinn, Boston Common, 1971.

L’escalade répressive

Le 17 avril, à l’aube, des étudiants de l’université de Columbia ont monté un campement sur la pelouse devant la bibliothèque Butler, exigeant que leur institution se désengage des entreprises complices de la guerre génocidaire d’Israël. L’après-midi suivant, l’administration a commencé à suspendre des étudiant.es et fait appel à la police de New York, qui a détruit le  campement. Un autre a rapidement été mis en place. Le corps enseignant a été informé qu’en raison de l’état d’urgence dans lequel se trouvait l’université, les règles habituelles avaient été remplacées par des actions ad hoc, notamment la diffusion de tracts menaçant les manifestants d’arrestation ou d’expulsion. Face à la répression, le 30 avril,  un petit groupe de manifestants – peut-être quelques dizaines – a occupé Hamilton Hall, comme les étudiants l’avaient fait le même jour en 1968. Ils l’ont rebaptisé Hind’s Hall, du nom de Hind Rajab, une fille palestinienne de six ans tuée par que des militaires israéliens à la fin du mois de janvier, et déployé depuis la fenêtre du deuxième étage une banderole portant l’inscription « Éducation pour la libération » 

Lorsque l’autocensure dans les universités américaines ne suffit plus – ce qui est rare, comme Edward Said l’a noté il y a trois décennies – la censure ouverte prend le relais. Pourtant, peu de gens étaient préparés à la rapidité et à la brutalité de la réponse policière, administrative et politique. Avec l’apparition de campements dans tout le pays, une série d’opérations de police  s’est déroulée du 30 avril au 3 mai, sur des campus tels que ceux d’UT-Austin, UT-Dallas, université Emory à Atlanta, université de Caroline du Sud, université de Californie à Los Angeles (UCLA) et à San Diego (UCSD), Emerson College, université Northeastern, Dartmouth College, université de Washington, université de l’Arizona, université de l’Illinois, université de Wisconsin-Madison, université de Virginia, Virginia Tech, université d’Etat de Portland, université de l’Etat de New York (SUNY) à Stony Brook, Cal Poly Humboldt, université d’Ohio, université d’Indiana – dans les deux derniers cas, des tireurs d’élite ont été déployés sur les toits.

Plus de 2 400 arrestations ont eu lieu. Steve Tamari, professeur d’histoire à l’université de Washington, a été  battu jusqu’à ce qu’il perde connaissance et a été hospitalisé pour avoir filmé la police pendant  son intervention brutale. Lors de la même manifestation, Jill Stein, la candidate du Parti vert à l’élection présidentielle, âgée de soixante-quatorze ans, a été malmenée, arrêtée et accusée d’avoir agressé un policier. À Dartmouth, Annelise Orleck, historienne du travail âgée de 65 ans et titulaire de la chaire d’études juives, a été jetée à terre par la police anti-émeute, qui l’a étouffée avant de la menotter et de l’emmener en prison. L’université lui a ensuite interdit l’accès au campus où elle travaille depuis trente ans.

Les forces de l’ordre fédérales s’étaient manifestement coordonnées avec la police de la ville, de l’État, du comté, des autoroutes et du campus ; le gouverneur du New Hampshire l’a d’ailleurs confirmé. À l’UCLA, un groupe de manifestants pro-israéliens a attaqué le camp de solidarité avec Gaza tandis que la police de Los Angeles restait les bras croisés, un schéma qui s’est depuis reproduit dans tout le pays. Le lendemain, des centaines de policiers anti-émeutes ont tiré des balles en caoutchouc, des gaz lacrymogènes et des grenades assourdissantes sur les étudiants, démantelant les tentes et arrêtant plus de 200 personnes, dont une vingtaine d’enseignants, sous des chefs d’accusation inconnus.

Les étudiants de City College de New York (CCNY), l’université publique la plus importante de la ville, ont d’abord réussi à chasser la police de leur campus situé dans les quartiers chics. Mais elle est revenue en force, imposant une occupation de type militaire qui a  entraîné la destruction des campements et l’arrestation des manifestants. À NYU (New York University), la police a pris d’assaut le site de Gould Plaza et a arrêté plus de 130  personnes, dont certains enseignants qui tentaient d’entrer dans leurs bureaux, pour violation de domicile. Le campement s’est reconstitué quelques jours plus tard, mais aux premières heures du 3 mai, la police l’a démonté et a arrêté une douzaine de manifestants. La même séquences’est déroulée à la New School for Social Research.

Avec des dizaines de véhicules quasi-militaires déployés et des pâtés de maisons entiers bouclés, la police anti-émeute a occupé les campus de New York, brutalisant tou.tes celles et ceux qu’elle considérait comme se trouvant sur son chemin. Columbia restera bouclée par la police jusqu’au 17 mai. La cérémonie de remise des diplômes a été annulée et certaines des personnes arrêtées devront répondre de chefs d’accusation lourds. La police de New York affirme qu’environ 30 % des personnes arrêtées à Columbia ne sont pas des étudiants, tandis qu’à CCNY, ce chiffre s’élèverait à 60 % – et inclurait certains « djihadistes » présumés dont l’identité n’a pas encore été dévoilée. L’université de Stanford a envoyé au FBI laphoto d’un suspect « terroriste » . Les étudiant.es  et le personnel ont fait l’objet d’une surveillance constante et d’un harcèlement administratif  incessant, Columbia faisant appel à des agents fédéraux et à des enquêteurs privés. Leschangements de politique et les mesures disciplinaires ont généralement été annoncés a posteriori, par courrier électronique ou par des tracts, sans aucune transparence ou possibilité de recours. À NUY, un universitaire en début de carrière a été suspendu pour avoir décroché une affiche pro-israélienne.

Les dirigeants des deux partis ont contribué à faire monter l’hystérie, les Démocrates jouant un rôle de premier plan. Le président Biden a déclaré que les manifestations étaient antisémites et accusé les étudiants de provoquer le « chaos ». Au Sénat, Chuck Schumer [chef de file des sénateurs Démocrates] a qualifié les étudiants de « terroristes ». La Chambre des représentants a voté un texte stipulant que les mots d’ordre en faveur de la libération de la Palestine constituaient un discours de haine antisémite et étaient donc illégaux.    Des élus de New York à la Chambre ont présenté la loi bipartisane Columbia Act, qui s’engage à créer une commission fédérale au sein du ministère de l’éducation afin de superviser le travail des « observateurs de l’antisémitisme »,  indépendants mais dont la nomination est validée par les autorités.

Le maire de New York, Eric Adams, a tenu une conférence de presse au cours de laquelle il s’est insurgé contre les « agitateurs extérieurs ». Il a souligné l’importance de les identifier par l’intermédiaire du service de renseignement et de lutte contre le terrorisme, en coordination avec l’administration de Columbia. Rebecca Weiner, professeur adjoint à la Faculté des Politiques Internationales et de Columbia, est actuellement commissaire adjointe de ce service. Ce service dispose d’un bureau à Tel-Aviv, où sont étudiées les techniques de contrôle des foules et les technologies de surveillance mises au point par les services israéliens de sécurité. Eric Adams a déclaré que Weiner avait « surveillé la situation » sur le campus de Columbia et qu’elle méritait d’être félicité pour l’opération que la police y a menée.

Les effets du remodelage néolibéral des universités

Qu’est-ce qui explique l’ampleur de cette réponse répressive ? Le semestre universitaire se termine entre fin avril et mi-mai. Pourquoi ne pas attendre la fin des campements, en négociant et en offrant des concessions symboliques pour gagner du temps ? Cela reflète en partie les changements que les universités, comme beaucoup d’autres institutions, ont subi au cours des décennies de remodelage néolibéral. Au milieu des années 1970, les Républicains ont ciblé les universitéspubliques comme un foyer crucial d’idées anti-autoritaires et ont exigé une refonte complète de l’institution. Le processus de privatisation qui s’en est suivi, et qui a rendu les frais de scolarité prohibitifs pour la plupart des futurs étudiant.es, a été catastrophique  pour les principes et les pratiques démocratiques. Avec des dotations massives et non taxées s’élevant à des dizaines de milliards, les universités se sont lentement transformées en lieux clos de partenariats publics-privés, s’adressant à des « clients » et devant rendre des comptes à des donateurs et à des politiciens, et non à des étudiant.es ou à des enseignant.es.

À Columbia, dont la dotation s’élève à 13,6 milliards de dollars, les étudiant.es doivent payer 90 000 dollars par an, ce qui représente une augmentation spectaculaire depuis les années 1980. Les postes et les salaires des administratifs ont augmenté par rapport à ceux des enseignant.es, et le nombre d’employés non titulaires n’a cessé de croître.  Au niveau national, les trois quarts des enseignant.es ne sont pas titularisé.es et ne bénéficient donc pas de  la protection de l’emploi (tenure). La minorité privilégiée d’enseignant.es titulaires n’a rien fait pour lutter contre cette tendance, pas plus qu’elle n’a participé aux efforts de syndicalisation des précaires, puisque le système actuel leur permet de prendre des congés de recherche et des congés sabbatiques. Aujourd’hui, la tenure (protection de l’emploi pour les titulaires) – attaquée par les Républicains, les conseils  d’administration et les présidents des universités – semble avoir peu de chances de survivre. Ces dernières années, on a assisté à une recrudescence du militantisme syndical parmi les étudiant.es en troisième cycle [qui doivent également s’acquitter de tâches d’enseignement] et les enseignant.es auxiliaires (adjunct faculty). Dans certains cas, leurs mobilisations sont parvenues à obtenir des droits à la négociation collective, mais elles sont encore loin d’avoir réussi à démocratiser à nouveau l’université.

Un autre facteur crucial est l’influence de ce que l’on appelle les « shot callers » : une classe de milliardaires donateurs, opérant souvent par l’intermédiaire de politiciens ou de membres des conseils d’administration des universités, qui ont le pouvoir d’imposer des changements institutionnels ou de faire licencier des personnes en menaçant de ne pas accorder de financement. À mesure que les universités se sont rapprochées des entreprises, dont les devoirs premiers sont envers leurs actionnaires, les administrateurs sont devenus de plus en plus dociles envers les donateurs et leurs représentants. Les président.es peuvent être contraints de démissionner même si elles ou ils sont fortement soutenu.es par les étudiant.es et lecorps enseignant, comme c’était le cas à Harvard. Inversement, elles ou ils peuvent se permettre d’ignorer une opposition interne importante lorsqu’elles ou ils bénéficient de soutiens extérieurs, comme à Columbia. L’un des principaux soutiens de cette université est le donateur démocrate Robert Kraft, propriétaire des New England Patriots [équipe de « football américain »], qui a réagi aux manifestations en annulant un don et en publiant des annonces en pleine page dans lesprincipaux journaux pour dénoncer la « haine antisémite » et demander une plus grande « protection » sur les campus.

Les universités sous le régime de la « sécurité nationale » et de l’austérité

C’est l’après-11 septembre qui a plongé l’université néolibérale dans l’étreinte de l’ « État de sécurité nationale ». Dans la période précédant la seconde invasion de l’Irak, les campus ont été le théâtre d’une nouvelle vague de mobilisation étudiante et enseignante, avec notamment la formation de groupes tels que les Historiens contre la guerre (qui restent actifs aujourd’hui). La campagne BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) a été fondée en 2005 et a pris son essor àla fin du second mandat de Bush, s’attirant l’ire des administrations universitaires.

Dans le même temps, les universitaires radicaux ont fait l’objet d’un examen approfondi et, souvent, d’une surveillance directe. Alan Dershowitz, après avoir étédénoncé comme plagiaire par Norman Finkelstein, a utilisé ses relations pour obtenir le rejet de la titularisation deFinkelstein à l’université DePaul (basée à Chicago). Finkelstein n’a jamais retrouvé de poste universitaire. Aijaz Ahmad,éminent critique de l’empire américain, a été renvoyé de l’université York de Toronto pour ses  écrits sur la Palestine.

Le cas le plus emblématique est peut-être celui de Sami Al-Arian, professeur d’informatique à l’université de Floride du Sud, qui a travaillé à la Maison Blanche  sous Clinton et a fait l’objet d’une surveillance fédérale en raison de ses activités de défense des droits humains. En 2003, il a été faussement accusé de fournir un « soutien matériel » aux « terroristes » du Djihad islamique, licencié de son poste, maintenu en isolement pendant trois ans et poursuivi devant les tribunaux. Les procureurs fédéraux ont échoué à le faire condamner ne serait-ce que pour un seul chef d’accusation à son encontre. Les seules preuves qu’ils ont présentées sont les déclarations publiques et les écrits d’Al-Arian sur la libération de la Palestine. En 2014, le gouvernement a abandonné toutes les poursuites et Al-Arian a été expulsé vers la Turquie l’année suivante.

Après le krach financier de 2008, l’austérité est devenue l’ordre du jour pour tout le monde, à l’exception des banquiers, des grandes entreprises de la tech’ et des investisseurs. Les universités publiques ont été amputées d’une grande part de leur financement. La recherche et l’activisme anti-impérialiste ont généralement reculé, alors même qu’Obama multipliait les frappes de drones en Afghanistan et au Pakistan, tout en ouvrant de nouveaux fronts en Libye, en Syrie, au Yémen et en Somalie.

Sa présidence a joué un rôle crucial dans la consolidation des relations entre le  secteur de l’enseignementsupérieur et l’establishment démocrate. En 2012, les principaux donateurs de sa campagne étaient les professeurs, le personnel, les étudiants, les anciens élèves et les administrateurs des universités de Californie à Berkeley, Harvard etStanford n’étant pas loin derrière. 

L’’irruption de Black Lives Matter en 2014-2015 n’a guère modifié cette tendance et pourrait même l’avoir  accélérée. Dans la mesure où il s’agissait d’un mouvement, et pas simplement d’un exercice de com’ ou d’une récupération, il n’a jamais représenté une menace pour l’aile clintonienne du parti, et encore moins pour la classe des donateurs. Il a simplement contribué à transformer le credo  de la « diversité », de l’« équité » et de l’« inclusion » enun système plus rigide et plus efficace utilisé par les départements de ressources humaines pour discipliner le personnel.

Les universités sont devenues des usines où l’idéologie du Parti démocrate est produite en masse et diffusée dans les médias, la culture, le divertissement, la technologie et les sphères scientifiques. En soulignant cet état de fait, et en présentant de manière fallacieuse les établissements d’enseignement supérieur comme ne soutenant pas suffisamment Israël, les Républicains espèrent renforcer leur image de marque « antiélitiste » et cibler un  lieu de pouvoir stratégiquepour les Démocrates.

Lorsque certain.es président.es d’université ont été traîné.es devant les élus républicains du Sénat et de la Chambre des représentants pour  répondre à une série de questions cyniques sur les « discours de haine » sur les campus, ils et elles avaient depuis longtemps scié la branche sur laquelle ils et elles étaient assis.es. Ayant passé des décennies à faire taire les critiques à l’égard d’Israël, ils et elles ne pouvaient pas invoquer les droits du premier amendement [de la Constitution étatsunienne qui garantit notamment le free speech, i.e. la liberté d’expression] ou l’autonomie universitaire.

Au lieu de cela, ils et elles ont simplement essayé de se conformer à l’injonction répressive des Républicains. Bien entendu, comme l’a noté Trotsky, jouer les gentils avec des fascistes en puissance ne fonctionne que rarement. Quelle que soit la mesureque les président.es d’université pouvaient prendre, elle n’aurait pas suffi à satisfaire les élus  d’extrême droite. Ces derniers n’ont rien à perdre à poursuivre leur offensive, qui leur permet de diviser la base démocrate et la classe desdonateurs sionistes à laquelle les dirigeants démocrates rendent des comptes, et d’augmenter ainsi la probabilité d’une victoire républicaine en novembre.

Du Vietnam à la Palestine, le rôle du « facteur humain »

En 1968, un Parti démocrate divisé a permis  à Nixon d’accéder à la présidence, à une époque où la plupart  des citoyen.nes étatsunien.nes s’opposaient à la guerre du Viêt Nam et, paradoxalement, s’opposaient également aux manifestants pacifistes. Aujourd’hui, une majorité d’électeurs et d’électrices de Biden souhaite l’arrêt du génocide à Gaza et la plupart des citoyen.nes des Etats-Unis soutiennent les manifestations étudiantes. C’est une mauvaise nouvelle pour le président sortant. Parmi ses électeurs de 2020, 10 % prévoient désormais de soutenir Trump. Si les « indépendants », qui représentent 43 % de l’électorat, ou les « progressistes », qui en constituent environ 35 % et votent généralement pour les Démocrates, décident de rester chez eux ou de soutenir un autre candidat, le président sera mis en difficulté.

Entre le nombre croissant de délégués anti-Biden non-affiliés, le risque de débordements de grande ampleur au cours de l’été et les manifestant.es qui prévoient de converger vers Chicago à l’occasion de la Convention nationale démocrate,  on risque d’assister à une répétition de certains aspects de celle de 1968[1], même si, cette fois, c’est comme si un Lyndon Johnson très affaibli avait décidé de se présenter à la réélection. Les derniers sondages indiquent que si Biden gagne, ce sera parce que l’avortement mobilise suffisamment les femmes blanches des banlieues de classes moyennes. La stratégiedémocrate qui a échoué en 2016 – « pour chaque démocrate col bleu [de classe ouvrière] que nous perdons dans l’ouest de la Pennsylvanie, nous récupérons deux républicains modérés dans la banlieue de Philadelphie, et nous pouvons répéter cela dans l’Ohio, l’Illinois et le Wisconsin » – semble être  la seule que les dirigeants soient capables de poursuivre.

L’occupation du Hamilton Hall en 1968 – pour protester contre la complicité de l’université de Columbia dans la guerre, sa rapacité immobilière dans le quartier adjacent de Harlem et son approche autoritaire à l’égard des étudiant.es mobilisé.es – a été filmée, de même que l’évacuation policière brutale du bâtiment, suivie par plus de 700 arrestations. Au fur et à mesure que les images circulaient, les manifestations se sont étendues aux lycées et à d’autres campus du pays. Au cours des deux années suivantes, le cours de l’histoire s’est inversé. Le général vietnamien Võ Nyugên Giáp, architecte de l’offensive du Têt, a fait remarquer que les États-Unis n’auraient jamais pu gagner au Viêt Nam, malgré leur supérioritémilitaire. Pourquoi ? Parce que le « facteur humain » s’est avéré décisif. Le nombre de Vietnamien.nes tué.es par les États-Unis importait peu. Il y en avait toujours assez pour se battre et mourir pour défendre leur pays. L’objectif du FNL  etde Hanoi était de briser la volonté du gouvernement étatsunien de poursuivre la guerre. Finalement, avec l’aide des étudiant.es étatsuniens et des mouvements anti-guerre mondiaux, ils y sont parvenus.

Depuis lors, ce que l’on appelle le « facteur humain » a joué un rôle crucial dans d’autres luttes anti-impérialistes. L’intuition du général Giáp s’est vérifiée au Brésil, en Bolivie, au Chili, en Angola, au Nicaragua, au Salvador, auGuatemala, au Liban, en Afrique du Sud, en Colombie, en Afghanistan, en Irak, en Somalie, au Rojava, en Cisjordanie et maintenant à Gaza. Nulle part, les bombes, l’artillerie, la torture, la technologie de surveillance ou le contre-espionnage, qu’ils soient utilisés par l’armée   étatsunienne ou par ses mandataires, n’ont permis à  l’hégémon de remporter une victoire définitive. Les mouvements de résistance, parfois populaires et démocratiques, ont perduré.

De la même façon, les raids d’une police militarisée, qui ramènent les techniques des opérations de contre-insurrection sur le territoire national, ne peuvent pas non plus vaincre les fantômes de 68. Grâce à la capacité d’organisation étudiante, avec l’appui d’une minorité critique d’enseignant.es, d’intellectuel.les, de scientifiques, de technicien.nes, d’avocat.es, de militant.es des droits humains et d’acteurs culturels, des personnes se mobilisent par milliers à travers les États-Unis pour défendre le premier amendement [la liberté d’expression] et s’opposer au génocide israélien à l’encontre de la population de Gaza. Elles et ils sont en train de faire l’histoire, et ils et elles le savent. Une variante de plus en plus autoritaire du néolibéralisme ne les arrêtera pas. Après une  éclipse de quarante ans, se pourrait-il que nous assistions à la renaissance de ce qu’Edward Said appelait la critique démocratique, ou de ce que Mike Davis appelait le projet socialiste révolutionnaire, en  tant qu’antidote au nationalisme ethnoreligieux, à l’empire et à la thanatocratie ?

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Forrest Hylton est un historien de l’Amérique latine et des Caraïbes et professeur invité d’histoire à l’école supérieure de l’université fédérale da Bahia (UFBA, Brésil).

Cet article a été publié le 8 mai 2014 dans Sidecar, le blog de la New Left Review.  Traduction Contretemps.

Note

[1] La Convention nationale démocrate qui s’est tenue en août 1968 s’est déroulée dans l’atmosphère insurrectionnelle qui a suivi l’assassinat de Martin Luther King, en avril, et celui de Robert Kennedy, en juin. Elle a été marquée par des manifestations massives d’opposants à la guerre du Vietnam, violemment réprimées par la police. Le président démocrate sortant Lyndon Johnson – architecte principal de l’escalade de l’intervention au Vietnam – ayant (contre toute attente) déclaré forfait, et les candidats opposés à la poursuite de la guerre éliminés (Kennedy assassiné, Eugene McCarthy battu lors du vote), le pro-guerre Hubert Humphrey, vice-président sous Johnson, a été choisi comme candidat démocrate pour l’élection présidentielle de 1968. Une élection que Richard Nixon a remporté avec une ligne politique encore plus agressivement pro-guerre combinée à une image « populiste » (NdT).

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