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Ugo Palheta, La domination scolaire, Paris, PUF, « Le lien social », 2012. 

Nous publions ci-dessous la première partie de l’introduction de l’ouvrage.

La dignité reconnue et l’intérêt accordé aux objets sociologiques dérivant souvent de la hauteur sociale des sujets étudiés (ou quelquefois de leur exotisme postulé), il est patent que nous disposons de trop peu de recherches traitant des régions dominées de l’espace scolaire, et notamment de l’enseignement professionnel1. Ces filières accueillaient pourtant presque 40% d’une cohorte au début des années 2000 (contre respectivement 35% et 17% pour les filières générales et technologiques). Certes, les taux d’abandon en cours de formation demeurent beaucoup plus importants dans l’enseignement professionnel que dans les filières générales et technologiques, et ces « 40% » ne sont donc pas tous parvenus à un diplôme professionnel. De même, une petite partie d’entre eux – un sur huit – a par la suite fréquenté les filières technologiques (via une 1ère dite « d’adaptation »), et une infime partie – moins d’un sur cent – les filières générales. Reste que ces chiffres signalent l’importance persistante de cet ordre d’enseignement, du moins pour les milieux populaires, car il s’avère très peu prisé et fréquenté à l’opposé de la hiérarchie sociale. Or, cet objet d’études demeure peu investi par les sociologues : Gilles Moreau, comptabilisant les thèses soutenues en France depuis 1960, a pu constater que, « parmi celles consacrées à la formation et l’éducation, moins de 5% concernent le lycée professionnel quand 27% sont dévolues à l’enseignement supérieur »2. Au-delà de cette mesure quantitative de la marginalisation scientifique de l’enseignement professionnel, il semble que cet ordre d’enseignement ne soit justiciable du regard sociologique que dans la stricte mesure où les jeunes qui le fréquentent font « problème », au sens des « problèmes sociaux » constitués comme tels par l’action conjointe des pouvoirs publics et des grands médias (« échec scolaire », « chômage des jeunes », « violences scolaires », etc.)3.

Ce désintérêt n’est pas sans lien avec la dévalorisation – matérielle et symbolique – des classes populaires, elle-même liée à l’affaiblissement du mouvement ouvrier et des organisations qui s’en réclament ou s’en réclamaient4. Mais il s’inscrit plus précisément dans l’effacement, à partir des années 1980, du paradigme de classe qui orientait et informait nombre de travaux dans l’ensemble des sous-champs de la sociologie française. Cette disparition des classes, telle qu’elle est analysée et contestée par différents sociologues depuis une dizaine d’années5, a notamment pris la forme d’une moindre attention portée à ce qui se joue dans le monde du travail, aux inégalités qui s’y créent, aux types de domination et aux rapports de force qui s’y nouent, mais aussi aux résistances individuelles ou collectives qui s’y déploient. L’invisibilité sociologique de l’enseignement professionnel, qui ne date pas d’hier (peut-être du fait de sa position ambiguë entre champ scolaire et champ économique, sociologie de l’éducation et sociologie du travail), a sans doute été renforcée par ce processus d’éviction de la question des classes, et notamment des groupes ouvrier et employé, dans la mesure où cet ordre d’enseignement a historiquement partie liée avec la qualification des salariés d’exécution. Par ailleurs, cette invisibilisation est pour beaucoup dans le faible intérêt accordé à la variété et à l’ambivalence des effets symboliques de l’orientation vers les filières professionnelles, et plus largement de la domination scolaire. Un des objectifs de ce travail consistera donc à proposer, au moyen des techniques d’enquête et des cadres d’interprétation forgées par les sciences sociales, une élucidation de la multiplicité des modes d’appréhension, par les jeunes eux-mêmes, de leur orientation vers l’enseignement professionnel.

Mais il ne suffit pas de prendre pour objet les élèves de cet ordre d’enseignement pour contester le point de vue ethnocentrique que porte spontanément sur eux l’observateur (sociologue ou expert), en tant qu’ancien ou éternel « bon élève ». Conquérir un tel objet suppose à notre sens de concevoir la sociologie de l’enseignement professionnel comme une sociologie du système d’enseignement du point de vue de ceux qui s’y trouvent dominés, imposant une construction d’autant plus réflexive que le sociologue est lui-même, au regard de critères strictement scolaires, un dominant. Cette étude se propose donc de saisir l’institution scolaire précisément là où les contradictions entre ses principes méritocratiques et les effets de son fonctionnement reproducteur sont les plus frappantes, en considérant l’enseignement professionnel comme un des « moyens » que trouve le système d’enseignement pour accomplir sa fonction implicite de hiérarchisation des individus et de division des groupes sociaux. Plus précisément, il s’agira d’apporter un éclairage au moins autant sur une région du champ scolaire que sur le rapport entretenu par les classes populaires à l’École massifiée, et ce à travers l’exemple d’un ordre d’enseignement dans lequel les jeunes d’origine populaire sont largement majoritaires, parce que majoritairement relégués. Cette perspective a pour corollaire la réinscription des filières professionnelles, non seulement dans le système d’enseignement considéré comme totalité relativement autonome, mais au sein de la formation sociale dans son ensemble, en décrivant leur contribution spécifique à la reproduction de la division sociale du travail, c’est-à-dire à la structuration des rapports de classe, de genre et de race6.

Le travail présenté ici trouve ses racines dans une interrogation apparemment naïve : comment un ordre d’enseignement dominé peut-il « tenir debout » ? En d’autres termes, quelles sont les conditions de possibilité, d’existence et de fonctionnement de filières qui, non seulement occupent une place dominée dans la hiérarchie scolaire (voir chapitre 1), mais mènent le plus souvent à des positions subalternes dans le monde du travail ? Quoique certains travaux existent sur tel aspect ou tel secteur de l’enseignement professionnel, il nous semble que, morcelant la réalité qu’ils prétendent saisir ou ne l’appréhendant qu’à travers le prisme d’un économisme sommaire, ils tendent à manquer la signification sociale de cet ordre d’enseignement et peinent à le saisir dans ses fonctions et fonctionnements propres. Suivant la voie tracée, évidemment dans des directions différentes, par Lucie Tanguy, Catherine Agulhon, Bernard Charlot ou Gilles Moreau, mais également – plus loin de nous – par Claude Grignon7, cette recherche voudrait contribuer à une sociologie de l’enseignement professionnel, et plus largement des classes populaires, qui ne renonce ni à une certaine ambition théorique ni à l’effort empirique de multiplier les chantiers de recherche afin d’appréhender la richesse et la variété que recèlent ces univers sociaux dominés. S’il nous a fallu abandonner en chemin certaines dimensions de notre objet8, tant il est vrai qu’il faut « renoncer à l’ambition impossible de tout dire sur tout et dans le bon ordre »9, ce travail articule des questions de recherche qui, traitées séparément, amènent généralement à des simplifications concernant le rôle de l’École, que ce soit en faisant du système d’enseignement l’agent principal sinon unique de la reproduction de la structure sociale, ou en réduisant l’impact propre des logiques scolaires à un simple reflet de mécanismes qui leur seraient extérieurs.

Notre hypothèse générale est ainsi adossée à deux phénomènes que nous analyserons dans cette introduction, à savoir la « démocratisation ségrégative » du système d’enseignement10 et la fragilisation des catégories populaires, imputable pour l’essentiel aux transformations du système productif, à la montée du chômage de masse et au reflux du mouvement ouvrier organisé. Dans un contexte historique défini par ces deux coordonnées, comment s’opèrent la relégation de jeunes – pour leur grande majorité issus des classes populaires – vers les régions dominées du champ scolaire, et leur socialisation aux rôles subalternes qu’ils seront amenés à jouer dans la division sociale du travail ? Cette question, qui était en somme celle du sociologue anglais Paul Willis11, peut être renversée et saisie du point de vue des principaux intéressés : comment les jeunes appartenant aux classes populaires – enfants d’ouvriers ou non, garçons ou filles, « autochtones » ou enfants d’immigrés – s’y prennent-ils, lorsqu’ils s’orientent ou sont orientés vers ces filières, pour aménager leur condition présente en lui donnant sens et pour tenter d’échapper aux risques croissants de précarisation et de disqualification sociale12 ? Au-delà, le problème qui est posé consiste à l’évidence dans la contribution spécifique du système d’enseignement, ici dans sa composante professionnelle, au partage inégal des richesses, des privilèges et du prestige, mais plus encore à la légitimation de ce partage. L’hypothèse qui traverse notre travail peut donc être énoncée de la manière suivante : dans une École massifiée induisant une nouvelle forme de division scolaire (et sociale) ainsi que des relations renouvelées avec un système productif lui-même transformé (voir infra), l’enseignement professionnel ne peut accomplir sa fonction officielle de gestion, de remédiation et de qualification de publics ayant éprouvé des difficultés d’apprentissage plus ou moins précoces, sans contribuer dans le même temps à la reproduction des rapports sociaux – de classe, de genre, de race –, et sans être constamment menacé dans son identité même d’institution vouée à « produire » des travailleurs d’exécution. Corollaire de cette proposition : les enseignants, non moins que les jeunes orientés vers ces filières, se trouvent contraints et condamnés à chercher – sans aucune garantie de succès – les moyens de s’accommoder du statut dominé de l’enseignement professionnel et de sa « crise », qui n’est pas un état pathologique simplement lié à un préjugé négatif et séculaire contre ces formations, mais bien un effet du phénomène conjoint de massification ségrégative du système d’enseignement et de reprolétarisation de la force de travail (ou du moins d’une fraction de celle-ci).

Avant de décrire le dispositif d’enquête sur lequel se fonde ce travail, nous chercherons dans les pages qui suivent à caractériser plus précisément le contexte – social, économique et scolaire – dans lequel s’inscrit aujourd’hui l’enseignement professionnel, permettant de préciser la problématique de notre étude. Comme l’indique le titre et le sous-titre de notre ouvrage, il s’agit pour nous de poser la question et de proposer une description des formes prises par la domination scolaire, en dirigeant le regard sociologique vers le public des filières professionnelles. Cela implique de prendre au sérieux non seulement les mécanismes d’imposition de la légitimité scolaire et de relégation de certains publics, qui font de l’enseignement professionnel un ordre d’enseignement dominé, mais également ce que Claude Grignon nomme la « capacité de non-reconnaissance des classes dominées »13, qui suppose de décrire les diverses modalités d’accommodement, voire de résistance, à cette imposition, ainsi que les significations prises, pour ceux qui en sont l’objet, par l’orientation vers l’enseignement professionnel. Il importe en effet de ne pas voir dans la domination scolaire un phénomène qui demeurerait identique – dans ses formes et ses effets – en tout lieu et en tout temps, et ainsi de préciser la situation actuelle de l’enseignement professionnel, structurée par les deux coordonnées historiques mentionnées plus haut : le processus de massification qu’a connu l’enseignement secondaire et supérieur entre 1985 et 1995, et les transformations qui ont affecté le monde du travail, et plus particulièrement l’univers des emplois d’exécution, ces trente dernières années.

 

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1 Nous nommons ici « enseignement professionnel » les filières de niveau V (CAP, BEP) et IV (baccalauréat professionnel, BP), autrement dit le second cycle professionnel de l’enseignement secondaire. Celui-ci  propose, généralement après la 3ème, des formations courtes (de 2 à 4 ans) préparant une entrée rapide dans le monde du travail. Ces dispositifs ont ainsi pour fonction – plus ou moins explicite – de former des salariés d’exécution, ouvriers et employés au sens des catégories socioprofessionnelles. Deuxième précision nécessaire : parce qu’elles préparent aux mêmes niveaux de diplôme et aboutissent à des positions similaires dans le monde du travail, on inclut dans l’enseignement professionnel les filières par alternance qu’on désigne généralement par le terme d’« apprentissage ».
2 G. Moreau, « Apprentissage : une singulière métamorphose », Formation-Emploi, 2008, n° 101, p. 120-121.
3 Dans une certaine mesure, on pourrait dire de la sociologie du public de l’enseignement professionnel ce qu’Abdelmalek Sayad disait de la sociologie des immigrés : « Il n’est de discours à propos de l’immigré et de l’immigration qu’un discours imposé. Et l’une des formes de cette imposition est de percevoir l’immigré, de le définir, de le penser ou, plus simplement, d’en parler toujours en référence à un problème social », in L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. 1. L’illusion du provisoire, Paris, Raisons d’agir, 2006, p. 53.
4 Voir S. Beaud et M. Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Paris, 10/18, 2004 [1999], p. 15-17.
5 On peut notamment citer : L. Chauvel, « Le retour des classes sociales ? », Revue de l’OFCE, 2001, n° 79, p. 315-359 ; P. Bouffartigue (coord.), Le retour des classes sociales. Inégalités, dominations, conflits, Paris, La Dispute, 2004 ; S. Beaud, J. Confavreux et J. Lindgaard, La France invisible, Paris, La Découverte, 2006 ; R. Pfefferkorn, Inégalités et rapports sociaux. Rapports de classes, rapports de sexes, Paris, La Dispute, 2007.
6 Disons-le une fois pour toute : la race ne renvoie évidemment pas ici à on ne sait quelle (introuvable) réalité biologique, mais aux pratiques et représentations qui racialisent des groupes déterminés, en France essentiellement les groupes issus de la colonisation (mais aussi des groupes ayant émigré très récemment, tels les Roumains), et produisent des divisions non seulement symboliques – ce qu’on accorde souvent – mais matérielles. En ce sens, c’est bien le racisme qui crée la race en tant que principe de vision et de division. Une fois précisé que la race n’est pas moins une construction sociale que la classe sociale ou le genre, instaurant des rapports spécifiques, inégalitaires et hiérarchiques, entre individus et entre groupes, il ne nous semble pas nécessaire d’employer systématiquement les guillemets, comme il est parfois d’usage à des fins d’euphémisation.
7 L. Tanguy, L’enseignement professionnel en France. Des ouvriers aux techniciens, Paris, PUF, 1991 ; C. Agulhon,L’enseignement professionnel. Quel avenir pour les jeunes ?, Paris, Les Editions de l’Atelier/Editions ouvrières, 1994 ; B. Charlot, Le rapport au savoir en milieu populaire. Une recherche dans les lycées professionnels de banlieue, Paris, Anthropos, 1999 ; G. Moreau, Le monde apprenti, Paris, La Dispute, 2003 ; C. Grignon, L’ordre des choses, Paris, Minuit, « Le sens commun », 1971.
8 Pour ne prendre qu’un exemple, on n’évoquera pas ici la question, traitée dans notre travail de thèse, des rapports pédagogiques qui ont cours au sein de l’enseignement professionnel, notamment du rapport spécifique aux savoirs dont témoignent les élèves de cet ordre d’enseignement et de la construction d’une autorité pédagogique. Pour une étude sur le cas particulier de l’apprentissage compagnonnique, mettant au jour les conditions de sa persistance, voir U. Palheta, « L’apprentissage compagnonnique aujourd’hui. Entre résistance à la forme scolaire et transmission du “métier” », Sociétés contemporaines, 2010, n°77, p. 57-86.
9 P. Bourdieu, J.-C. Chamboredon et J.-C. Passeron, Le métier de sociologue, Paris/La Haye, Mouton, 2005 [1968], p. 23.
10 P. Merle, La démocratisation de l’enseignement, Paris, La Découverte, « Repères », 2002.
11 Mais dans une autre situation historique, marquée notamment par la force – numérique et politique – représentée par le groupe des ouvriers d’usine et la prégnance d’une culture ouvrière ancrée dans les ateliers d’une industrie encore florissante. Voir : P. Willis, Learning to Labor. How working-class kids get working-class jobs, Farnborough, Saxon House, 1977 ; trad. fr. B. Hoepffner, L’école des ouvriers, Comment les enfants d’ouvriers obtiennent des boulots d’ouvriers, Marseille, Agone, 2011.
12 Sur ces questions, voir notamment les travaux de S. Paugam : La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, PUF, 1991 ; Le salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle, Paris, PUF, « Le lien social », 2000.
13 C. Grignon et J.-C. Passeron, Le savant et le populaire, Paris, Gallimard/Seuil, « Hautes études », 1989.