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Alan Sears milite depuis de nombreuses années au sein des mouvements queer, anticapitalistes et en solidarité avec la Palestine. Il enseigne la sociologie à l’université Ryerson à Toronto (Canada). Il milite actuellement au sein du New Socialist Group (Nouveau Groupe Socialiste, lié à la Gauche Socialiste québécoise). Dans cet entretien, Alan Sears revient sur son parcours militant et trace les points de rencontre possibles entre politique queer et politique marxiste. Cet entretien a été réalisé en novembre 2013, à Londres, à l’occasion de la conférence annuelle Historical Materialism (Londres).

 

Peux-tu nous parler de ton histoire militante personnelle et de la façon dont tu as évolué du mouvement de libération gay au mouvement de libération queer, en lien avec ton engagement marxiste ?

J’ai rejoins une organisation marxiste et le premier vrai mouvement de libération gay dans lequel j’ai été impliqué en même temps, en 1982. J’ai commencé à être beaucoup plus actif aux deux niveaux, et j’ai toujours essayé de tisser des liens entre les deux, mais en un sens ils avaient différentes dynamiques, ils occupaient presque deux parties distinctes de mon cerveau. Quand j’ai fait mon coming out dans les années 1970, on utilisait le terme « gay », et la première organisation que j’ai rejoint s’appelait les Gays de Carleton, à l’université de  Carleton, au Canada. C’était un mouvement de libération gay, et assez rapidement, au début des années 1980, à cause des évolutions au sein du mouvement, je me suis rendu compte que la libération gay était la terminologie déterminante, le cadre de la libération sexuelle, et que c’était problématique parce que ça excluait les lesbiennes.

Pour beaucoup d’entre nous, ça voulait dire non seulement que les organisations devaient devenir « gay et lesbienne », et dire « gays et lesbiennes » dans nos discours marxistes et dans nos organisations et pas seulement « gays », mais aussi repenser un certain nombre de choses. La division tenait non seulement à l’exclusion sociale des femmes, qui est problématique en soi, mais aussi à l’exclusion de cadres d’analyse souvent associés au féminisme lesbien par exemple, associé à des enjeux dans la vie des femmes, comme la réorganisation du travail de care1, les inégalités de genre, et le pouvoir dans la sexualité. Les mouvements gays ont pu en effet avoir tendance à dépeindre la sexualité comme une territoire de liberté sans prêter attention aux rapports de pouvoir au sein des relations sexuelles.

Donc ça, ça m’a appris beaucoup, puis plus tard, avec le militantisme autour du SIDA, il y a eu l’émergence dans mon expérience militante de ce nouveau cadre conceptuel du queer, qui était une critique de la manière dont le mouvement gay et lesbien dominant était de moins en moins militant face à l’épidémie, mais qui a aussi soulevé un certain nombre de questions sur les exclusions au sein de cette idée de « gays et lesbiennes » : l’exclusion des trans, l’exclusion de nombreuses personnes de couleur et de formes racialisées de sexualité, des questions sur la diversité des formes de désir pour une personne de même sexe et sur la non-conformité de genre qui était souvent réduite à un modèle unique. Ça aussi ça m’a appris beaucoup. J’avais besoin de ré-appendre ce que voulais dire ce je considérais auparavant comme la politique gay, et que je considère maintenant comme la politique queer. Et en même temps que je faisais ça, j’essayais d’adapter le cadre d’analyse marxiste pour comprendre ce qu’il se passait au sein du mouvement gay et lesbien, donc c’était une sorte de mouvement d’aller-retour entre les deux.

 

Tu essayais de comprendre le mouvement gay et lesbien en termes de conflit de classe ?

Absolument. Il y a plusieurs choses. Une des choses qui est très claires, c’est le conflit de classe, particulièrement si on prend l’émeute de Stonewall à New York en 1969 comme le point de départ du mouvement de libération gay. C’était largement un bar ouvrier, et c’était surtout des trans qui le fréquentaient ; la police a fait une descente comme elle avait l’habitude de la faire dans les bars de New York à cette époque. Et la clientèle ouvrière a riposté, il y a eu une émeute menée par des ouvriers et notamment par des trans. Ensuite, au début des années 1990, le mouvement pour les droits des gays est devenu un mouvement de classe moyenne qui par exemple utilisait de plus en plus comme porte-parole des hommes qui exerçaient des professions libérales ou des hommes d’affaires. L’espace communautaire gay était de plus en plus excluant, les gens marquaient leur identité queer en achetant des marchandises toujours plus coûteuses, et l’oblitération de cette histoire du mouvement mais aussi des réalités des gays et lesbiennes de la classe ouvrière est devenu de plus en plus problématique.

Donc oui, il y a des conflits de classe, mais je pense qu’il y a aussi d’autres choses. Pour comprendre la sexualité en termes matérialistes, je pense que le marxisme peut apporter des éléments précieux aux théories queer qui, souvent, voient les sexualités comme des modèles de relations individuelles assez peu problématiques, et qui véhiculent au fond des présupposés capitalistes même si les penseurs·euses ne se disent pas pro-capitalistes et ne le théorisent pas comme ça. Mais si on ne se pose pas des questions matérialistes plus générales sur le pouvoir, et si on ne voit pas la sexualité comme un élément d’une vaste trame de relations sociales, on peut facilement tomber dans un langage contractuel par exemple, parler de consentement, de non-consentement etc. Je pense que les penseurs·euses queer ne soulèvent pas un certain nombre de ces questions, ou ne conçoivent des questions sur la société qu’en termes de queer, ce qui est essentiel, mais on ne peut pas comprendre la société capitaliste contemporaine uniquement en termes de queer et de non-queer et du conflit entre les deux.

 

Pourrais-tu en dire plus à ce sujet ? Certaines critiques que l’on peut faire aux théories queer ou aux mouvements queer est qu’ils mettent en avant une sorte d’individualisation et peut-être une forme de libéralisme au bout du compte, en même temps que quelque chose de très intellectuel. Peux-tu en dire plus sur ce que le marxisme peut apporter à la politique queer ?

A mon avis il y a deux choses. La première, c’est qu’on a de la théorie très abstraite, mais je ne blâme pas les théoricien·ne·s, il faut aussi voir que le mouvement queer a largement disparu, comme de nombreux mouvements. La France fait peut-être figure d’exception à cause du conflit sur le mariage pour tou·te·s récemment. Mais souvent, là où il y avait des mouvements militants gays, lesbiens, queer, quelle que soit la dénomination, ils ont aujourd’hui largement disparu, et donc il n’y a plus de point de référence autre que des idées sur du papier et des débats, ça donne cette théorisation très abstraite qui n’est jamais ramenée à la réalité concrète. Mais d’une certaine manière, c’est le deuxième point, une grande partie de cette théorie se réduit finalement à des codes moraux individuels, autour de choses comme la transgression qui est un concept qui est utilisé dans la théorie queer, c’est l’idée d’agir ostensiblement en opposition à l’ordre social dominant, en transgressant les règles de la sexualité, et donc l’idée que la libération sexuelle advient par la transgression. Et c’est aussi l’idée que l’hétéro ou l’homonormativité, agir selon la norme, signifie une incapacité à transgresser, et je pense que tu as raison, ça devient largement une préoccupation individualisante.

Je pense que ce que le marxisme ajoute à ça, c’est de replacer la sexualité dans un cadre plus large. Un langage du marxisme c’est celui de la reproduction sociale, la manière dont la vie humaine est produite et reproduite à travers divers rapports sur les lieux de travail, au sein de la communauté, dans le foyer etc. Je pense que ça nous aide à comprendre la sexualité en termes de relations quotidiennes, de toutes les relations qui entourent la sexualité. Si on pense uniquement en termes de transgression, de sa capacité à transgresser, de l’identité transgenre, la façon d’exprimer la transgression dépend pour beaucoup de l’endroit où on travaille. Il y a beaucoup de gens qui ne peuvent tout simplement pas se pointer à leur boulot avec des vêtements que leur employeur interpréterait comme les vêtements du genre opposé. Il y a aussi la question du temps, du manque accru de temps parce qu’on travaille beaucoup à la fois dans le foyer et dans les entreprises, qu’on a des horaires irréguliers, la sexualité devient problématique en termes de temps. Un autre exemple : le fait d’être sans domicile fixe a des conséquences énormes, je sais que c’est évident, mais arrêtons nous un instant sur les conséquences énormes que ça a sur la sexualité : un des effets de la division capitaliste entre public et privé c’est que la sexualité est confinée au domaine privé, si on n’a pas de domaine privé, s’il n’y a pas de domaine privé dans ta vie, alors la question de savoir où et quand tu peux exercer une sexualité, mais aussi la question de la menace de la violence sexuelle, deviennent très importante. Je pense qu’il y aurait beaucoup de choses à dire sur les racines historiques-matérialistes de la sexualité, des choses que le marxisme peut apporter.

 

À l’inverse, qu’est-ce que la politique queer a apporté à ta conception du marxisme et de la politique marxiste ?

Au final, la politique queer, mais aussi le féminisme marxiste, le féminisme lutte de classe, m’a amené à comprendre que souvent nous lisons les écrits marxistes, « nous » étant les marxistes, d’une manière réductrice, en termes d’économie politique, de rapports de classes, et de changements dans l’économie politique du capitalisme à travers différentes périodes, par exemple la période actuelle est très marquée par le néolibéralisme et l’austérité. On parle aussi de la manière dont tout ceci influence la vie, et je pense que ces perspectives ont une force énorme, qu’elles nous aident vraiment à comprendre toutes sortes de choses, mais souvent on se concentre seulement sur le domaine matériel défini de manière assez étroite en termes économiques. Et on finit par se focaliser sur les luttes de classe économique, sur la pauvreté, sur les profits des entreprises, tout ça est absolument crucial, mais je pense qu’il y a de nombreux aspects du marxisme, des aspects potentiels du marxisme, qui sont laissés de côté. Par exemple, si on retourne  à l’idée d’aliénation qui a été centrale dans la pensée marxiste, qu’est-ce que ça donnerait de réfléchir sérieusement à la « dés-aliénation », à la liberté effective, la liberté incarnée, la liberté d’exprimer ? J’ai l’impression que ce niveau d’analyse est souvent trop limité. Mais même celui de la réflexion sur les lieux de travail et sur l’organisation du travail, sur les manières dont l’organisation du travail est genrée et sexualisée. Je pense qu’on n’a pas assez mobilisé nos propres outils pour comprendre pourquoi certaines personnes font certains types de travaux.

 

Qu’est-ce que l’interaction entre le queer et le marxisme apporte en termes de modalités d’action, d’après toi ?

Pendant longtemps, il y avait presque une division du travail, quand il y avait un mouvement, j’étais actif dans un mouvement, et j’étais actif dans certains types d’organisations. Récemment, en partie à cause de l’absence ou de la faiblesse des organisations anticapitalistes en tout cas au Canada, et de la faiblesse des organisations queer, j’ai commencé à me demander à partir de quoi ces deux types de mouvements pouvaient converger. J’ai commencé à me dire que le queer peut nous apprendre des choses sur l’organisation anticapitaliste, ça nous fournit des idées très intéressantes en regardant le monde comme quelque chose qui n’est pas normal. Une des choses pour lesquelles le capitalisme est terriblement efficace c’est pour normaliser la réalité, c’est ce dont Gramsci parlait en parlant de l’hégémonie. Et ça affecte même la gauche de multiples manières, en tout cas la gauche classique, les partis socialistes et ce genre de partis, qui sont complètement englués dans cette idée de la normalité.

Il me semble que le queer, en termes sexuels et en termes de genre, ce qui est important en soi, est aussi utile pour nous rappeler de « queeriser » [remettre en cause la normalité, ndlt] plus généralement, de questionner l’hégémonie. Si on n’apprend pas à faire ça efficacement, si on n’apprend pas à questionner notre conception de la libération, pas seulement au sens restreint de la lutte des classes mais aussi en termes d’anti-racisme, de féminisme, de queer, d’anti-colonialisme, de peuples indigènes, et à relier toutes ces choses, on finit par être pris·e dans l’hégémonie. Là on n’a qu’à regarder les crises que subissent certaines organisations anti-capitalistes, qui sont liées à la reproduction de relations dominantes par exemples des rapports de violence sexuelle et d’agression qui sont non seulement reproduits mais quelquefois générés au sein de nos organisations. C’est inévitable à moins que l’on ne trouve des moyens de remettre en cause ces rapports de domination, parce que nous faisons partie intégrante de la société, nous ne pouvons pas produire de l’anti-capitalisme scellé hermétiquement, coupé du reste du monde, ça ça ne va pas marcher. Mais alors si ce n’est pas hermétiquement scellé ça signifie que les rapports de dominations vont se reproduire, sauf si on trouve comment les remettre en cause. Je ne pense pas que c’est facile, mais je crois que ça fait partie de la vague que j’appellerais la nouvelle gauche : redécouvrir le radicalisme, réfléchir à de nouvelles façons de s’organiser de manière radicale, et remettre en question consciemment les rapports de dominations au sein de nos organisation, tout cela va être essentiel. 

 

Au cours de ton intervention au colloque, tu disais que la pensée queer est liée à l’idée de point de vue situé, à l’idée qu’être a-normal·e est une bonne manière de voir le monde. En un sens le marxisme est aussi un point de vue situé, qui nous permet de voir les classes sociales, c’est particulièrement important dans une ère néolibérale où l’existence même des classes sociales est niée, le point de vue marxiste est alors un outil particulièrement intéressant pour analyser la réalité.

Absolument, je pense que c’est une belle manière de le dire. Je pense qu’on voit les classes sociales alors que d’autres gens ne les voient pas, mais je pense aussi qu’on voit du potentiel là où d’autres ne le voient pas. On voit ce pouvoir potentiel de bouleverser les choses, alors que malheureusement beaucoup de gens ne voient qu’un monde qui devient de pire en pire, qu’ils·elles n’aiment pas, ce n’est pas que la plupart des gens pensent « oh c’est magnifique, c’est le meilleur des mondes, demain sera encore meilleur qu’aujourd’hui ». Au contraire, les gens sont inquiets, leurs emplois et leurs vie deviennent de plus en plus précaires, et pourtant ils·elles ne peuvent pas voir le potentiel de transformation. Voir les classes sociales est important notamment parce qu’on voit l’agency [la capacité d’action , ndlt], ou en tout cas l’agency potentielle, le potentiel de se mobiliser  de différentes manières et de changer les choses. Je pense que tu as tout à fait raison, c’est un point de vue que l’on peut acquérir, et c’est un point de vue qui est souvent manquant dans les théories queer par exemple, qui voient le caractère a-normal de la sexualité mais pas son potentiel transformateur, et du coup on est souvent limité·e à la transgression, si on ne voit pas le potentiel transformateur la seule chose qu’il nous reste c’est agir en contradiction avec le cadre normatif à l’intérieur de ce cadre normatif. Le marxisme nous permet de combiner cette impulsion à agir contre les normes avec un projet de transformation des normes.

 

Tu parlais aussi de ce qu’il y a d’amusant dans la politique, l’amusement, la passion, l’excitation… Peut-être que si cet élément d’amusement et d’excitation est manquant c’est aussi parce que nous nous définissons négativement, nous sommes anti-capitalistes, mais il nous manquerait un projet plus positif, savoir quel est notre but, où on veut arriver.

Je suis tout à fait d’accord, je pense qu’une partie de la force du marxisme, on en revient à cette idée du point de vue, c’est de permettre de voir la beauté et la force des gens, qu’ils·elles ne peuvent pas voir parce vivre dans une société capitaliste l’occulte. Notre projet politique doit être en grande partie la célébration de ce qui est beau et puissant dans les personnes, les aspects joyeux de la vie. Et particulièrement dans une période où le vent semble contraire, on nous devons nous préparer à des batailles dont on sait qu’on ne les remportera probablement pas, contre des fermetures d’usines, ou des coupes budgétaires dans les services sociaux, ou des horribles lois anti-immigration. On se bat, et ça fait que les choses sont un petit peu différentes, ce qui est très important, mais on ne gagne pas beaucoup de ces victoires qui nous enthousiasmeraient, donc on finit par être enfermé·e dans une vision de nous-même presque… monastique, ascétique, presque dans un refus du monde, parce qu’on rejette la façon dont fonctionne le monde mais sans une vision joyeuse, une vision enthousiasmante de ce qui est à venir.

Et c’est difficile parce que ce qui est à venir ne semble pas proche ; en 1968, je pense, c’est une des choses frappantes quand on lit des choses sur 1968, on pouvait réellement sentir l’imminence de la révolution, ça faisait que les gens accomplissaient des choses belles et folles. Et aujourd’hui si on pense à cette imminence de ce qui est à venir, ça semble décalé, un peu fou. Il me semble que réfléchir à la libération de sexe et de genre est une des manières d’imaginer, de se souvenir, que les aspects joyeux de la vie font partie de notre projet. Ça ne veut pas dire qu’il faut écarter les aspects mortellement sérieux, l’analyse de sang froid de la réalité, les faits sur les fermetures d’usines, tout cela est crucial, mais c’est compliqué d’accumuler ces faits-là sans sombrer dans une sorte de sens du devoir morne, à moins d’avoir aussi une vision plus large de l’émancipation.

 

Est-ce que tu peux parler un peu plus des relations de camaraderie, hier tu en pointais quelques aspects, la passion, la question de la confiance ?

Ça ne fait pas longtemps que je réfléchis à la question de la camaraderie. Depuis 1982, je suis dans une organisation  de la gauche révolutionnaire, avant ça j’étais dans une organisation sociale-démocrate, The New Democratic Party (le Nouveau parti démocratique) au Canada, qui est comparable au parti socialiste français. J’ai commencé à y réfléchir en lisant des historiennes féministes du travail appelées  Brown et Faue2, qui ont écrit cet article très intéressant dans lequel elles expliquent que si on veut vraiment comprendre le travail des femmes dans la gauche, beaucoup d’historiens se sont penchés sur les syndicats et les organisations communistes formelles, les partis communistes, les partis socialistes, mais ils n’ont pas regardé la construction informelle de la communauté qu’on appelle camaraderie, ce qui était souvent le fait des femmes.

Brown et Faue se sont intéressées à la manière dont cela se passait, et ça m’a amené à penser à la camaraderie comme un ensemble de relations qui peuvent apporter beaucoup mais aussi être violentes, sauf si on remet en question les rapports de domination. La camaraderie comporte un authentique aspect de confiance, il faut vraiment faire confiance les un·e·s aux autres, on tisse des liens au fur et à mesure, il y a une passion partagée, et les passions déteignent souvent sur les désirs de toutes sortes de manières assez compliquées. Une passion pour un monde meilleur est une belle chose à partager, mais il y a souvent des rapports de pouvoir à la fois explicites et implicites dans les organisations, ça peut avoir à faire avec l’expérience au sein de l’organisation, l’expérience intellectuelle, mais aussi avec des formes très traditionnelles de domination, en termes de genre etc.

Et donc on a ce mélange complexe, l’intimité, la confiance, de nombreuses heures passées ensemble, ce qui rompt la division traditionnelle entre public et privé. Ces relations ne sont pas forcément basées sur l’amitié ou la volonté de tisser des liens intimes, mais plutôt sur un projet politique partagé. Il me semble qu’il faut comprendre à la fois le côté productif de cela, et la manière dont ça repose sur un travail affectif dont la gauche masculine traditionnelle a très peu parlé, le travail émotionnel de maintenir nos relations de camaraderie. Mais il faut aussi comprendre le potentiel de violence notamment envers les femmes parce qu’un certain nombre de barrières qui protégeraient de la violence dans d’autres circonstances, la formalité, le maintien en public, sont outrepassées. A moins que l’on n’ait mis en place des protections pour s’assurer que la camaraderie ne devient pas un incubateur de violence. Une des choses qui est la plus belle dans cette position à l’extrême-gauche, ce sentiment que d’autres partagent le même projet, d’autres dont on peut apprendre des choses, en lesquel·le·s on peut avoir confiance, avec lesquel·le·s on peut confronter notre point de vue, ça peut se transformer facilement en rapports violents.

Si on lit des mémoires d’Africains-américains importants qui ont tourné autour du parti communiste à un moment, c’est souvent les relations informelles de camaraderie, pas la politique officielle du parti, qui les ont découragés, le sentiment que la politique de l’organisation sur la libération des Noir·e·s n’était pas mauvaise, mais que les relations informelles les mettaient à l’écart. Si on ne réfléchit pas à ça plus sérieusement, on va finir par se réduire à un petit cercle de ceux·celles qui sont déjà d’accord entre eux·elles, ce qui rejoint la préoccupation de ne pas être une clique excluante qui parle un langage incompréhensible par les autres gens, et au sein de laquelle on pense que l’on n’a rien à apporter tant que l’on ne maîtrise pas les règles. Au lieu de ça, la camaraderie devrait toujours chercher à se tourner vers l’extérieur, à étendre ses frontières, et à être nourrie et transformée par chaque nouvelle personne qui l’intègre, qui apporte une expérience différente et un point de vue différent, sans cela la camaraderie peut devenir une force conservatrice.

 

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Tiziana Loup.

 

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1 Le care est une notion qui renvoie à la fois à une attitude, la sollicitude, l’attention portée aux autres, et à des activités, les soins aux autres, par exemple les soins aux enfants ou aux personnes âgées.
2 « Social Bonds, Sexual Politics, and Political Community on the U.S. Left, 1920s-1940s » , Kathleen A. Brown and Elizabeth Faue , Left History, 7/1, 2000. Disponible en ligne.