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Les textes rassemblés dans ce « Découvrir la Révolution chilienne » (Éditions sociales), choisis et commentés par Franck Gaudichaud, explorent les événements, espoirs et questions politiques qui ont traversé le processus révolutionnaire chilien, de l’élection d’Allende en novembre 1970 au coup d’État du général Pinochet en septembre 1973 : la voie chilienne vers le socialisme, l’interventionnisme des États-Unis, la bataille culturelle, l’anti-impérialisme, les mobilisations des conservateurs, les revendications mapuches, les débats à gauche, le rôle des cordons industriels et des formes de pouvoir populaire, la préparation militaire du coup d’État, etc.

L’extrait ci-dessous porte plus particulièrement sur le rôle de la Nouvelle Chanson chilienne dans la mobilisation qui a porté au pouvoir l’Unité Populaire et dans l’expérience de transformation révolutionnaire qu’elle a initiée.

Venceremos

Nous vaincrons
Depuis le creuset profond de la patrie
Se lève la clameur populaire,
Déjà s’annonce l’aube nouvelle,
Tout le Chili commence à chanter.

Se souvenant du vaillant soldat
Que l’exemple rend immortel,
Affrontons d’abord la mort,
Trahir la patrie jamais.

Nous vaincrons, nous vaincrons,
Mille chaînes il faudra briser,
Nous vaincrons, nous vaincrons,
La misère nous saurons vaincre.

Paysans, soldats, mineurs,
Femme de la patrie aussi,
Étudiants, employés et travailleurs,
Nous accomplirons notre devoir.

Nous sèmerons les terres de gloire,
Socialiste sera l’avenir,
Tous ensemble nous ferons l’histoire,
En avant, en avant, en avant.

Nous vaincrons, nous vaincrons,
Mille chaînes il faudra briser,
Nous vaincrons, nous vaincrons,
La misère nous saurons vaincre.

Source : Chanson Venceremos, album « Venceremos », paroles : Claudio Iturra, musique : Sergio Ortega, 1970 (En ligne).

Les années 1960 et le début des années 1970 sont profondément marquées par l’engagement politique de nombreuses et nombreux artistes qui cherchent à accompagner le processus révolutionnaire chilien. Les partis de gauche, de leur côté, comprennent l’importance de donner une dimension épique et symbolique à leur lutte et aux campagnes électorales. En retour, l’Unité populaire met la question culturelle au cœur de son programme de gouvernement. Entre 1970 et 1973, tous les aspects du champ culturel sont en ébullition, la créativité est partout, et c’est particulièrement le cas dans le domaine musical avec la Nouvelle Chanson chilienne, dont le titre Venceremos, écrit par le grand compositeur Sergio Ortega, est l’un des étendards les plus flamboyants, et ce jusqu’à nos jours. Avec cette chanson, le groupe Quilapayún cherche à mobiliser le peuple autour du programme de l’UP.

Comment s’articulent culture, arts et politique dans cette période prérévolutionnaire ? De quelle manière la Nouvelle Chanson chilienne est venue rythmer la montée en puissance des gauches sur le plan national ? Mais aussi, comment ce courant musical met en exergue les résistances populaires, glorifie l’élan patriotique, les classes subalternes ou encore l’unité latino-américaine ?

« Il n’y pas de révolution sans chanson », tel est le slogan, écrit en lettres imposantes, qui encadre la tribune, ce 28 avril 1970, au théâtre Caupolicán (Santiago), en pleine campagne électorale présidentielle. Entouré de musiciennes et musiciens, Allende réaffirme le rôle central de l’engagement des artistes pour gagner dans les urnes comme pour démultiplier le processus révolutionnaire. La musique est alors pensée comme un pilier indispensable de la victoire de la coalition et elle sera au cœur de l’action culturelle et de la propagande du gouvernement.


L’avènement de la nouvelle chanson chilienne

Le concept de Nueva Canción Chilena s’installe dans le paysage culturel à partir de juillet 1969, lors du premier festival de la Nouvelle Chanson chilienne organisé à l’Université catholique de Santiago. Mais pour comprendre ce syncrétisme entre action politique, paroles et musique, il faudrait remonter au début du siècle ou, au moins, mentionner le travail majeur de l’artiste plurielle Violeta Parra. Malgré son suicide en 1967, ce qu’elle nommait ses « chansons révolutionnaires » résonnent encore pleinement durant l’UP.

Son chapiteau (nommé La Peña de los Parra) dans les faubourgs de Santiago a vu défiler le grand chanteur-compositeur Víctor Jara, le musicien et écrivain Patricio Manns ou encore le folkloriste Rolando Alarcón. Toutes et tous (mais ce milieu reste largement dominé par les hommes) désirent ardemment mettre leur art au service de la transformation sociale et politique. Ils s’inspirent du folklore chilien et latino-américain et, en même temps, ils appartiennent à la génération de la musique électrique et du rock (sans s’identifier, d’ailleurs, à ce genre musical)[1]. On décèle aussi dans ce courant artistique l’influence de poètes nationaux comme Nicanor Parra ou Pablo Neruda (dont de nombreux poèmes sont mis en musique) ou encore de compositeurs latino-américains tels Atahualpa Yupanqui.

Un des artistes les plus populaires est Víctor Jara. Membre du Parti communiste, acteur de théâtre, compositeur, ses chansons étrillent la bourgeoisie chilienne (Las casitas del barrio alto), réclament la paix au Vietnam (El derecho de vivir en paz), racontent la répression (Preguntas por Puerto Montt) et annoncent la révolution (Vamos por ancho camino). Mais cette Nouvelle Chanson est aussi celle d’Isabel et Ángel Parra (enfants de Violetta) et elle est incarnée par les groupes Quilapayún et Inti-Illimani. Tous sont accompagnés par des compositeurs de formation classique, capables de métisser musique savante et musique populaire, de l’envergure de Sergio Ortega ou de Luis Advis (auteur de la Cantate de Santa María de Iquique).

Il ne s’agit pas seulement de chanter, mais plutôt de mettre en musique et d’héroïser l’histoire des luttes populaires : le travailleur, le paysan, les camarades, la patrie sont ainsi valorisés. Des accents prophétiques parcourent ces créations, tout comme l’idée d’un « homme nouveau », construisant une société débarrassée de l’oppression de classe. Avec la campagne d’Allende, le caractère propagandiste des compositions devient encore plus direct. Ainsi, en 1970, Ángel Parra compose la chanson Unité
populaire
. La même année, Inti-Illimani met en musique le programme d’Allende (Canto al programa) grâce à la complicité de Luis Advis et Sergio Ortega. Ces chansons, qui ne trouvent pas d’espace de distribution au sein des grands groupes, sont distribuées par le label DICAP (Discoteca del cantar popular), fondé en 1967 et appartenant aux Jeunesses communistes du Chili.

Venceremos : révolution et bataille culturelle

Dans cet écosystème musical en révolution, la chanson Venceremos du groupe
Quilapayún[2] devient rapidement un véritable hymne de la campagne d’Allende. Composée par Sergio Ortega, et écrite par Claudio Iturra, elle réunit toutes les qualités requises : les paroles sont à la fois claires, tournées vers une épique de la victoire. Elle égrène les acteurs populaires en même temps qu’un ton glorieux et patriotique, éléments ancrés dans l’identité des gauches chiliennes. L’avenir radieux sera socialiste. Le rythme du tambour célèbre le collectif, les marches du peuple, tandis que le refrain est chanté en cœur, et repris facilement. En fait, Venceremos a été composée en 1964 et est déjà présente durant la troisième campagne d’Allende. Cinq ans plus tard, il est proposé au groupe d’enregistrer une nouvelle version et, en 1971, Quilapayún proposera une interprétation réalisée avec l’Orchestre symphonique populaire, dirigé par Eduardo Moubarak. Si c’est la chanson écrite par Iturra qui reste la plus connue, c’est celle en partie réécrite par Víctor Jara qui est diffusée durant la campagne de 1969. Jara y a introduit de nouvelles strophes encore plus explicites : « L’Unité populaire victorieuse sera la tombe du Yankee oppresseur ! » Dans la même veine, Quilapayún est également mondialement connu pour son titre Le peuple uni ne sera jamais vaincu (El pueblo unido jamás será vencido) . Là aussi composition d’Ortega, il date de la mi-1973. À quelques semaines du coup d’État, l’espoir est encore là : « La vie qui viendra sera meilleure » grâce « aux drapeaux de l’unité ».

À l’instar de toute période prérévolutionnaire, ces années sont celles d’une intense bataille culturelle pour l’hégémonie qui est loin de se réduire au domaine musical. Les militantes et militants, les universités et les artistes engagés participent à la naissance d’un théâtre populaire et ouvrier, à un nouveau langage cinématographique et à la télévision naissante ; la littérature regarde du côté du roman social, la peinture déborde dans les rues avec les « brigades muralistes » (dont la célèbre Brigade Ramona Parra, liée au PC). La gauche au pouvoir laisse d’ailleurs une place de choix à la culture dans son programme et annonce la création d’un Institut national de l’art et de la culture, mais aussi d’écoles artistiques dans toutes les communes du pays. Néanmoins, pour l’UP, le travail artistique et le développement de la culture ne sauraient être créés par la loi, mais doivent surgir de « la lutte constante pour la fraternité contre l’individualisme » d’un peuple « conscient, solidaire et éduqué ». La liberté de création est garantie et encouragée.

Une fois au gouvernement, Allende fonde le Département de la culture de la présidence, très actif durant toute la période. En 1971, la maison d’édition Quimantú ouvre ses portes après la nationalisation de l’entreprise ZigZag. C’est le début d’une aventure éditoriale exceptionnelle avec la publication de plus de douze millions de livres en trente-deux mois (pour une population de neuf millions d’habitants). Vendus à très bas prix, les ouvrages sont distribués dans les kiosques, dans les syndicats et dans les usines, où se côtoient les classiques de la littérature mondiale avec des histoires du Chili, mais aussi des livres de vulgarisation marxiste, des collections de littérature jeunesse créées de toutes pièces, des manuels scolaires, etc. Le coup d’État consommé, Pinochet ne cessera d’interdire ces expressions culturelles et de réprimer les artistes : Víctor Jara est lâchement assassiné le 16 septembre 1973, alors qu’il est détenu au stade Chili. Quilapayún est en tournée en France en septembre 1973 et demande l’asile politique à ce pays, devenant par là même l’un des symboles de la lutte culturelle chilienne en exil.

Pour aller plus loin

Mélanie Brun, Il n’y aura pas de révolution sans chanson, France, 2012, film-documentaire, 88
minutes. Un film sur le pouvoir politique de la musique au Chili, hier et aujourd’hui, montrant notamment la vie musicale du pays avant et durant le gouvernement de l’Unité populaire, mais aussi sa portée à long terme.

Compilation de chansons de la Nueva Canción. [En ligne].  Compilation à écouter en ligne sur la chaine YouYube du label indépendant Alerce, fondé en 1976 (et dissous en 2011) par le journaliste Ricardo García, label destiné à rééditer des albums interdits par la dictature.

Aurélie Prom, « La Nouvelle Chanson chilienne : contre l’oubli de l’Histoire et des histoires »,
Les Cahiers de Framespa, n° 26, 2018. Cet article rappelle comment les troubadours de la Nouvelle Chanson retracent en musique des évènements historiques tragiques de l’histoire chilienne.

Laura Jordán González, « Les travailleurs au sein de la Nouvelle Chanson chilienne : la représentation du mineur et l’incarnation du travail musical », MUSICultures, n° 41, 2014. La musicologue examine un aspect peu connu de l’histoire de la Nouvelle Chanson.

Notes


[1] À la différence d’un groupe de rock progressif, et qualifié de « hippie » par une partie de la gauche, comme Los Jaivas.

[2] Quilapayún, qui signifie en langue mapuche les « trois barbus », est formé de Julio Numhauser, Eduardo et Julio Carrasco.

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