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Le premier chapitre de ce livre s’ouvre par une citation éloquente du préfet de police Léonard, datant de 1948 : « Il faudrait trouver un moyen de les empêcher de venir en France s’ils ne sont pas assurés d’y pouvoir vivre normalement. Ce mythe de l’égalité des droits conduit à des situations inextricables. »

En donnant ainsi le ton de son ouvrage, Emmanuel Blanchard va pouvoir faire œuvre d’historien à double titre. En premier lieu parce qu’il sait éclairer finement la complexité des rapports entre la police et les populations algériennes exilées en région parisienne. En second lieu parce qu’il le fait sur une durée qui permet de mieux comprendre la part coloniale de ces rapports et ce que cela implique. Il nous rappelle que le 17 octobre 1961 – date à laquelle la policière parisienne noya des centaines de manifestants algériens – ne fut pas un « incident isolé ». Ainsi il rapporte précisément les enjeux de la disparition des mémoires algériennes comme françaises des sept morts algériens du 14 juillet 1953, mais également de bien d’autres affrontements.

Il nous permet également de mieux comprendre à quel point les problématiques et les logiques d’hier recoupent et font exister les logiques actuelles. À l’évidence le premier intérêt du livre est de permettre de mieux comprendre comment l’institution policière met en œuvre des modes d’actions (exemple : la rafle, fichage, etc.) qui sont actualisés et radicalisés selon le contexte politique, mais qui rappellent la longue durée d’une logique centrée autour du refoulement, de l’internement, bref de ce que la police appelle alors le « problème Nord-africain ».

Ainsi se met en place une culture d’institution tissée de représentations, de croyances et de valeurs, avec des pratiques prescrites et proscrites, des usages, rites et routines sur lequel repose au final l’institution en question. Comment alors ne pas s’interroger (et l’auteur le fait habillement) sur les héritages et les continuités pour les « zones de souveraineté policière » contemporaine ?

Pour autant nulle tentation de simplification, ainsi sont distinguées des périodes que l’on peut résumer ainsi :

– de 1944 à 1947, le statut des Algériens évoluent – une citoyenneté pour le moins paradoxale et diminuée leur est accordé – la police est épurée, les services spécifiques d’encadrement des « Nord-africains » sont dissous, et en théorie ceux-ci sont libres de circuler sur le territoire national.

– de 1947 à 1956, le répertoire policier s’adapte progressivement, à partir de 1953, avec des unités ciblant plus spécifiquement les Algériens. Le « problème Nord-africain » est perçu comme étant de plus en plus crucial, à l’aune d’une lutte contre le communisme, mais aussi par la criminalisation de la « clochardisation » des émigrés.

– après 1956, l’extension à la métropole de la guerre d’indépendance est marqué par le tournant de 1958, où les policiers parisiens cibles de l’OAS et des groupes armés du FLN sont engagés dans une politique « d’élimination des indésirables ». C’est dans ce contexte que le préfet Maurice Papon nommé en 1958, regrettant l’impossibilité d’importer les méthodes de l’armée en Algérie, recrée des services « antiterroristes » avec des Sections administratives spécialisées assurant renseignement, assistance sociale, et action au seins des populations algériennes, avec des militaires, et bien sûr des tâches de répression, dont le sale boulot – et notamment la torture – est assuré par majoritairement par des « harkis ». Bref il s’inspire en tous points des méthodes de l’armée en Algérie, avec une militarisation du travail policier, c’est-à-dire usage de la torture et dépassement quotidien des pouvoirs exceptionnels accumulés. Papon, en jouant sur la peur du pouvoir de perdre le contrôle de la police, reçoit un « chèque en blanc » à l’automne 1961 pour démanteler le FLN, avec les conséquences que l’on connaît pour le massacre d’octobre 1961.

Emmanuel Blanchard évoque également des faits peu connus. Il rappelle que l’armée française continue à nier qu’elle a utilisé massivement la torture en Algérie, malgré toutes les preuves et les démonstrations. C’est ainsi le cas d’un livre signé par cinq cent généraux à la fin 2001 dans un Livre blanc de l’armée française en Algérie. Mais il est encore moins connu que la torture se pratiquait à grande échelle dans les commissariats de l’Hexagone pendant la guerre d’Algérie. En raison de la position gouvernementale et des risques de saisies, nombre d’affaires de torture alléguées ne furent guère diffusées au-delà de tracts militants ou d’entrefilets dans la presse régionale.

En réalité ce que décrit Emmanuel Blanchard c’est une logique de police puis de guerre, à défaut d’une politique d’immigration pour des flux considérables. On peut d’ailleurs légitimement penser que c’est dans cette période qu’émerge nombre de pratiques actuelles. Les rafles, les privations de liberté sans véritable fondement juridique, les expulsions forcées, les usages répétés d’une force qui serait considérée comme illégitime à l’encontre de toute population moins stigmatisée… Les pratiques policières de ce type préexistait à la guerre d’Algérie, cette dernière a-t-elle été une parenthèse ? C’est ce qu’Emmanuel Blanchard sous-entend, et il va plus loin. En 2005, aucun jeune émeutier n’a été blessé par balles. Mais la militarisation, l’absence de recrutement policier dans les banlieues, l’absence de consentement à la domination policière, sont trois critères qu’utilisent les historiens anglo-saxons pour définir les pratiques de police (policing) coloniale.

Dans le cas français, la politique de la mémoire relative au passé colonial, la dépendance du pouvoir envers les forces de l’ordre liée à l’instrumentalisation politique des questions de sécurité empêchent d’affronter une question aux enjeux contemporains.

 

Emmanuel Blanchard, La police parisienne et les Algériens (1944-1962), éditions Nouveau Monde, 2011.

 

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