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Historienne spécialiste des États-Unis, Sylvie Laurent a publié plusieurs ouvrages sur les questions raciales et leur rapport au capitalisme. Après de nombreuses analyses sur la réélection de Donald Trump (voir notamment cet épisode du podcast « Minuit dans le siècle »), elle vient de publier un court livre d’intervention, La Contre-révolution californienne, qui plonge dans les racines de la révolution technologique qui s’est développée en Californie dans les années 1980 et en interroge les effets de long terme sur le champ politique états-unien. Contretemps en publie ici un extrait tiré de l’introduction.

Sylvie Laurent, La Contre-révolution californienne. Le Seuil, 72 p., 5.50 euros

Une file interminable d’hommes en gris marche au pas. Ouvriers ou prisonniers, ils avancent en cadence tels des zombies dans un monde obscur. Tous sont des hommes blancs, le crâne rasé. Le regard vide et fixe, ils se déplacent mécaniquement, les bras inertes. Quelques-uns portent des masques à gaz. Des écrans de télévision sont fixés sur les parois sombres.

La palette est monochrome. L’air est épais d’une brume gris bleuâtre, rappelant à la fois Metropolis et le Los Angeles de Blade Runner. Au milieu d’un bruit industriel, une voix diffusée par haut- parleur vocifère un discours, une harangue. On est dans le 1984 de George Orwell : une figure de Big Brother martèle sans relâche les slogans de la novlangue, tandis que les masses automatisées vivent sous le joug d’un dispositif de surveillance et de punition totalitaire.

Soudain surgit un éclair rouge vif : une femme blonde, ressemblant à une athlète olympique, au maillot blanc et au short orange, court une masse à la main. Des policiers antiémeutes avec casques et matraques ne l’arrêtent pas. La femme court à nouveau. Dans une grande salle de cinéma où les crânes rasés sont désormais des spectateurs abrutis par l’écran, on met enfin un visage sur la voix : en plan serré, le dictateur promet « un jardin de pure idéologie ». Sa voix monte en intensité : « Nous sommes un seul peuple… avec une seule volonté. »

La femme s’approche et l’on distingue alors le signe inscrit sur sa poitrine : une pomme et un clavier. Elle fait tournoyer son marteau comme une lanceuse de disque, prend son élan, ras- semble ses forces. Elle lâche prise dans un râle. Le marteau vole dans les airs et fait exploser l’écran dans un éclair aveuglant et le bruit d’une détonation alors que la voix entonne : « Nous triompherons ! » La caméra fait un panoramique sur les hommes aliénés, inondés de lumière blanche, la bouche ouverte, les mains agrippées à leurs sièges, les uniformes balayés par le souffle. Le vent du changement hurle, une contre-voix off intervient, celle calme et posée d’un homme qui annonce : « Le 24 janvier, Apple Computer présentera le Macintosh et vous comprendrez pourquoi 1984 ne sera pas comme 1984. »

Ce film d’une minute à peine n’est passé qu’une seule fois à la télévision, le 22 janvier 1984. La compagnie Apple, qui lance sur le marché son modèle d’ordinateur personnel, a confié à Ridley Scott la production de cet objet culturel qui devait frapper les esprits. Relisant le roman d’Orwell à la lueur des dystopies apocalyptiques de Philip K. Dick, Scott inaugure la grande mythologie d’Apple et, avec elle, des nouvelles technologies : face aux tyrans et aux empires du mal, qu’ils soient soviétiques, nazis ou d’extrême droite (Scott a sélectionné ses acteurs parmi des bandes de skinheads londoniens), face aux autoritarismes et aux dogmes, les nouvelles technologies sont une rébellion, une résistance et une contre-insurrection. La même année, l’écrivain de science-fiction William Gibson imagine un « cyberespace » et se voit qualifier de « cyberpunk ». Un ailleurs de subversion s’est ouvert.

Quarante ans plus tard, un roi de la Tech gratifie le monde de deux saluts nazis, l’élite patronale de la Silicon Valley prête allégeance à un président d’extrême droite aux velléités tyranniques, et tous sont membres du directoire d’un système numérique de contrôle populaire généralisé. En pleins phares, ils s’attellent à la capture de l’État. Sous leurs ordres, une armée de cyber-mercenaires dépèce l’État social et la chasse aux sorcières minoritaires se déploie. Les crânes rasés d’aujourd’hui vénèrent le chef et son Raspoutine multimilliardaire. Les mots émancipation, égalité ou justice sont plus qu’hérétiques, ils sont bannis.

Que s’est-il donc passé ? Aux quatre coins du monde, on s’interroge sur ce « virage à droite » soudain. Un éditorialiste se demande même si la vallée n’a pas « perdu son âme ». N’étaient-ils pas tous démocrates ? Décrypter la fascisation d’Elon Musk, la masculinisation de Mark Zuckerberg, les projets antidémocratiques de Peter Thiel ou les compromissions de Jeff Bezos est devenu un exercice médiatique quotidien. Mais une telle clé de lecture, qui personnalise et plaide l’excentricité individuelle, fait fi du temps long et peine à percevoir la Silicon Valley comme système. On tend ainsi à ne faire sens de la techno-réaction qu’avec le paradigme de la rupture, du retournement, voire de la trahison des idéaux fondateurs. Sans le savoir, on entretient la légende de ce monde des nouvelles technologies et de sa Bethléem. Nichée à quelques encablures de la progressiste San Francisco, en Californie, la Silicon Valley serait par nature aux antipodes de l’extrême réaction du jour.

On se méprend alors sur les origines politiques de ce que l’on appelle conventionnellement la Tech. Même les analyses les plus fines et les plus critiques de « l’idéologie californienne » ambiguë qui présida à sa marche vers l’hégémonie, entre posture antisystème et dépendance à l’État américain, ont nourri une vision tronquée de la région. Celle-ci a imposé sa légende même aux plus avertis et, à l’évocation de son nom, on se figure contre-culture, hippies et pacifistes, étudiants échevelés fumant de l’herbe, dissidence farouche et idéal communautaire. Née de ce milieu dit-on, la pépinière à ingénieurs et autres codeurs de la vallée du silicium était le microcosme d’un progressisme anticonformiste, d’un esprit libertaire orthogonal de tout conservatisme. Mais la Californie qui a produit la technopole est tout autre. L’université Stanford, son centre névralgique, fut longtemps une institution versée dans la raciologie, et sa relation symbiotique avec l’armée, jamais démentie, se double d’un lien continu avec le Parti républicain, incarné par la présence sur son campus du puissant think tank conservateur Hoover Institution. On trouve aussi très tôt dans le Golden State le plus grand complexe militaro-industriel du monde, le principal système carcéral du pays, les polices municipales les plus militarisées, les plus avancées dans le profilage algorithmique et les plus bru- tales et racistes. Y prospère également le comté d’Orange, à côté de Los Angeles, qui fut dès les années 1960 le berceau d’une Nouvelle Droite, courant frondeur revanchiste à la droite du Parti républicain, qui bouleversera le paysage politique du pays. La John Birch Society, organisation d’extrême droite conspirationniste, anticommuniste et raciste, y eut longtemps sa section la plus importante. La Californie, c’est aussi Ayn Rand, la romancière fondamentaliste du marché qui posa dès les années 1940 les jalons d’un nouveau libertarianisme américain, mélange de haine de l’État social et d’anticommunisme fanatique. L’institut Ayn Rand, qui promeut activement ses idées à partir de 1985, est bien sûr en Californie, tout comme le Claremont Institute, cercle de pensée réactionnaire fondé en 1979.

Revenons alors à la publicité d’Apple de 1984. La même année, Ronald Reagan est réélu à la présidence en rassemblant près de 60 % des voix du pays. Avec 49 États sur 50, sa victoire ressemble à un raz-de-marée. Comme en 1980, le comté de Santa Clara, où se trouve la technopole, a massivement voté pour lui. Si on y songe, Reagan porte le même message qu’Apple : il est la révolution, il va abattre murs et dictateurs, héritages du passé, faire régner la liberté et renouer avec la toute-puissance du pays. Le film de Ridley Scott peut alors se lire comme un spot de campagne : en pleine guerre froide, la femme aux couleurs de l’Amérique brise le mur de fer et abat l’Empire du mal. Mais parce que Reagan transpose la menace soviétique à son propre pays, c’est l’État-providence hérité du New Deal et de la Grande Société de Lyndon Johnson qui est un insupportable collectivisme. L’ennemi, que le candidat républicain conspue depuis le début de sa carrière politique vingt ans plus tôt, c’est l’État qui domestique le capital avec Roosevelt et qui démocratise le pays dans les années 1960, accordant aux contestataires un peu de reconnaissance et de protection de leurs vies singulières et imposant aux États régionaux souvent récalcitrants de lutter contre les discriminations, la pauvreté et la ségrégation.

Et si donc, non seulement par leur coïncidence temporelle mais aussi parce qu’elles proviennent du même vivier, la « révolution » numérique et la « révolution » reaganienne étaient plus que des compagnons de route ? Ne portent-elles pas le même projet, celui d’une société profondément réformée, d’un monde économique libéré de toute entrave et d’un individu restauré dans sa souveraineté grâce à une ingénierie sociale jamais encore tentée ?

Le néolibéralisme des origines fut pensé dans les années 1930 à la fois comme un remède à la crise patente du capitalisme mais aussi comme une contre-offensive face aux expériences socialistes et sociales-démocrates comprises comme des déviances. Il fallait alors révolutionner l’homme pour mener la réaction et quarante ans plus tard, Ronald Reagan, lui aussi aux prises avec les contra- dictions d’un régime d’accumulation éreinté, se saisit du flambeau et fait sien ce projet de rénovation du libéralisme et de réenchantement de la société de marché. Supprimer les aides publiques et déréguler les marchés importent ainsi moins que d’inventer une utopie aux apparences révolutionnaires qui bouleverse attachements et filiations, lois et coutumes, identification citoyenne ou nationale, et l’État devait participer activement à cette réinvention, en refondant le pacte social et les imaginaires.

Cela tombe bien, la Californie abrite Hollywood, l’usine à simulacres, qui offre à la geste reaganienne les Indiana Jones, Rambo, Terminator et autres illustrations de circonstance. Le Blade Runner crépusculaire de Scott, sorti en 1982, n’était pas dans l’air du temps et, sans surprise, son échec fut patent. Mais ce n’est pas Hollywood qui a donné des airs de révolution émancipatrice au réformisme reaganien. La part d’utopie de la contre-révolution néolibérale et culturelle des États-Unis dans les années 1980, c’est la Silicon Valley qui l’a offerte.

Ainsi, la racine de notre moment techno-réactionnaire, il nous faut la débusquer dans la Californie reaganienne née dans les années 1960 et en suivre, jusqu’à aujourd’hui, l’emprise irrésistible sur le destin du pays.

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