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Ce titre peut sembler provocateur, mais d’un certain point de vue, il a valeur de simple description, dépourvue de connotations péjoratives. Un rapide recensement indique que la totalité des quatorze contributions réunies dans Subaltern Studies I et II[1] s’intéressaient à des groupes défavorisés de la société indienne, qu’il s’agisse de paysans, de tribus, ou, dans un cas, d’ouvriers. Le même recensement pour les volumes VII et VIII montre que ce rapport est passé à quatre sur douze[2].

Dans le premier volume, la préface et le chapitre inaugural de Ranajit Guha faisaient de nombreuses références aux « classes subalternes », à Gramsci, et à la terminologie marxiste. Aujourd’hui, l’orientation principale (ou du moins, la mieux connue) du projet privilégie l’alternative entre la critique du savoir-pouvoir occidental-colonial et l’éloge de la « conscience communautaire » non-occidentale. Commence également à émerger une tendance à définir prioritairement ces communautés en termes d’identités religieuses. Il est tout à fait compréhensible et souhaitable que des changements s’opèrent dans un projet engagé voilà plus de vingt ans, mais on aurait pu espérer qu’ils intègrent une analyse des glissements sémantiques de son terme central, « subalterne », et des raisons de son maintien en dépit des variations considérables du contexte discursif.

Ces déplacements au sein des Subaltern Studies méritent notre attention en ce qu’ils accompagnent des transformations dans les orientations universitaires (et politiques) d’ampleur quasiment planétaire. Les choses ont beaucoup changé depuis l’émergence des Subaltern Studies au début des années 1980 dans les milieux de gauche hétérodoxes où la critique vigoureuse de la théorie comme de la pratique du marxisme orthodoxe restait néanmoins formulée sur fond de références au socialisme et au marxisme. Aujourd’hui, les Subaltern Studies, qui se sont transformés, doivent beaucoup de leur prestige à l’accueil que leur réserve cette partie de la mouvance postmoderne qui, dans le milieu universitaire occidental, s’intéresse au fait colonial et post-colonial.

Ce succès tient, à l’évidence, à une capacité certaine à s’adapter à l’air du temps. Les espoirs de transformation radicale venue de l’initiative populaire s’étant épuisés, l’idée d’un savoir-pouvoir omniprésent, sans faille, à l’emprise quasiment irrésistible, a commencé à prendre le pas sur les moments de résistance dont l’évocation était au cœur de l’« histoire par en bas » des années 1960 et 1970. Très largement conceptualisée en termes culturels et discursifs, la domination renvoie au savoir-pouvoir occidental constitué depuis la fin du XVIIIe siècle. Et les rares fois où elle est abordée dans sa dimension institutionnelle effective, c’est pour se voir réduite au seul fait de l’Etat-nation bureaucratique moderne.

Toute réflexion quant aux interconnexions socio-économiques spécifiques se voit taxée d’un économisme jugé dispensable du fait de sa référence résiduelle à un marxisme enfin défait, et donc peu fréquentable. Le « rationalisme des Lumières » devient alors la cible principale de la polémique, et le marxisme est rejeté comme simple variante de l’eurocentrisme. En d’autres termes, l’histoire sociale de gauche d’inspiration radicale s’est alignée sur les cultural studies et la critique du discours colonial a suivi le glissement conduisant de E. P. Thompson à Foucault, et, davantage encore, à Edward Said.

Dipesh Chakrabarty a récemment proposé de résumer cette évolution comme un passage de la tentative « d’écrire de “meilleures” histoires marxistes » à la prise de conscience du fait qu’une « critique d’une telle nature ne pouvait se permettre d’ignorer la question de l’universalisme/eurocentrisme indissociable de la pensée marxiste elle-même (comme d’ailleurs de la pensée libérale) ». Son article entreprend alors d’expliquer les changements qui ont marqué les Subaltern Studies principalement à partir de « l’intérêt que Gayatri Chakravorty Spivak et, à sa suite, Edward Said et d’autres ont manifesté pour le projet »[3]. À l’encontre de l’analyse proposée par mes anciens collègues du comité de rédaction des recueils Subaltern Studies, je voudrais montrer que cette trajectoire, telle que Chakrabarty l’a retracée avec beaucoup de précision et de franchise, a conduit à une double impasse politique et intellectuelle. En outre, les explications conduites à partir des seuls changements de contexte ou influences intellectuelles extérieures ne sont jamais tout à fait satisfaisantes. Je voudrais tenter une lecture moins « externe » en proposant d’attirer l’attention sur certaines ambiguïtés conceptuelles et sur certaines tensions implicites inscrites d’emblée au sein même du projet.

 

Une nouveauté radicale ?

À l’opposé de l’immense condescendance manifestée par des nouveaux venus comme Gyan Prakash, qui n’y voit guère plus qu’une « banale approche de l’“histoire par en bas” »[4], il faut peut-être commencer par reconnaître pleinement les mérites des Subaltern Studies, qui ont su, au cours de leur première période, élargir les horizons de réflexion et de recherches historiques concrètes. On résiste d’ailleurs difficilement à la tentation d’ajouter que les orientations postmodernes actuellement dominantes ne sont pas seulement « banales » : elles confèrent une respectabilité et des avantages qui auraient été inconcevables pour les praticiens de l’histoire sociale radicale des années 1970.

Pour Ranajit Guha, dans ses premiers articles de Subaltern Studies, la nouvelle initiative émanait d’une volonté de « rectification du parti pris élitiste », souvent accompagné de présupposés économicistes communs à bien des lectures colonialistes, « nationalistes bourgeoises », et conventionnellement marxistes de l’histoire moderne de l’Inde[5]. C’est donc avec beaucoup d’à-propos que Guha et d’autres défendirent l’idée que les mouvements anti-coloniaux avaient bien trop souvent été ramenés à de simples effets d’interactions entre pressions économiques et mobilisations menées par les élites dirigeantes (manipulatrices dans l’historiographie coloniale, idéalistes et charismatiques dans l’historiographie nationaliste). De la même manière, les études des mouvements paysans et ouvriers privilégiaient la question des conditions économiques au détriment des filiations idéologiques et organisationnelles. La tendance nouvelle se devait donc d’explorer les dimensions négligées de l’autonomie populaire ou subalterne à travers son action, sa conscience et sa culture.

Dès le départ, on jugea souvent, et souvent de façon justifiée, que les Subaltern Studies montraient trop peu d’intérêt pour des prédécesseurs et des contemporains dont les travaux n’étaient pas si différents[6], et qu’il y avait sans doute quelque exagération à brandir un nouveau « paradigme ». Il demeure néanmoins qu’une nouvelle clarté, sinon théorique, au moins polémique, vint s’ajouter aux efforts en cours pour explorer les histoires par le bas, en plus de tout un travail empirique aussi rigoureux que passionnant. Ceci explique, entre autres, que l’analyse que fit Guha de thèmes et de mouvements spécifiques (le rôle de la rumeur, les liens et les distinctions entre criminalité et mouvements de révolte, certains aspects de la rébellion de Santal et du soulèvement de 1857, pour ne prendre que ces quelques exemples) fut très largement appréciée même par ceux qui continuaient de juger irrecevable le cadre général proposé par le même Guha dans son Elementary Aspects of Peasant Insurgency in Colonial India (1983).

Cependant, une fois les premiers moments d’enthousiasme retombés, les travaux de ce type purent sembler répétitifs, donnant l’impression d’une simple accumulation empirique de détails confirmant l’hypothèse initiale de l’autonomie du subalterne sous diverses formes et dans divers domaines. On comprend alors mieux l’attrait présenté par d’autres problématiques, apparemment plus théoriques, elles aussi présentes d’emblée au sein des Subaltern Studies. À l’origine, il y a la tentative de Guha d’intégrer une partie du langage et des méthodes du structuralisme de Levi-Strauss afin d’éclaircir ce que Elementary Aspects présentait comme la structure sous-jacente de la conscience paysanne contestataire, soubassement coextensif à plus d’un siècle de domination coloniale et commun à toute une diversité d’espaces physiques et sociaux. Guha limita ses généralisations à la paysannerie en Inde pendant le colonialisme et s’attacha à maintenir des liens avec les structures d’exploitation associant État, seigneur et usurier.

Les deux premières contributions de Partha Chatterjee dans les recueils Subaltern Studies introduisirent la catégorie bien plus générale de « conscience paysanne communautaire », inaugurant ainsi ce qui allait devenir le déplacement fondamental du « subalterne » vers la « communauté », par le biais du « paysan ». Ces articles devaient en même temps étendre la notion d’« autonomie » jusqu’à la disjonction catégorielle entre deux domaines relevant du politique et du « pouvoir » : l’élite et le subalterne. De la même manière, en affirmant que « lorsqu’une communauté agit collectivement, les caractéristiques politiques fondamentales sont partout les mêmes », Chatterjee décida de plaquer sur la vie agraire du Bengale des années 1920 certains commentaires très généraux que consacre Marx dans les Grundrisse à la communauté dans les formations sociales pré-capitalistes[7].

C’est donc au nom de la théorie que vit le jour une tendance à l’essentialisation des catégories de « subalterne » et de l’« autonomie », tendance qui leur assigne des significations et des qualités plus ou moins absolues, fixes, et décontextualisées. Le fait que ces éléments d’« essentialisme », de « téléologie » et de naïveté idéologique ont participé de cette quête du sujet subalterne n’aura évidemment pas échappé aux récents admirateurs épris de postmodernisme. Mais ces derniers préfèrent généralement mettre de telles aberrations sur le compte d’un résidu marxiste qui aujourd’hui, par bonheur, serait largement dépassé[8]. On oublie un peu vite, cela dit, qu’il ne suffit pas de substituer « subalterne » et « communauté » à « classe » pour que le problème disparaisse. Les tendances à la réification peuvent être renforcées par l’évacuation des déterminations et des contextes socio-économiques qu’entraîne la peur mortelle de tout réductionnisme économique. L’utilisation de nouveaux concepts peut, en outre, rester plutôt naïve. De ce point de vue, l’intervention de Gayatri Chakravorty Spivak[9] n’a pas, comme nous le verrons, beaucoup changé les choses pour ce qui est des Subaltern Studies en général dans la période récente, si ce n’est de manière purement verbale.

Les aspects plus essentialistes des Subaltern Studies de la première période indiquaient déjà une prise de distance vis-à-vis des univers marxiens de E. P. Thompson et de Gramsci. La réification d’une identité subalterne ou communautaire nous renvoie précisément au type d’objections qu’E. P. Thompson, dans les célèbres premières pages de La formation de la classe ouvrière anglaise[10], avait formulé à l’encontre du genre d’utilisation que le marxisme pouvait conventionnellement faire du concept de classe ; objections qui, paradoxalement, contribuèrent au rejet initial des rigidités de l’analyse économiciste de classe dans les Subaltern Studies.

 

Le tournant postmoderne

Avec la parution de Nationalist Thought, suivie en 1987 par la publication aux Etat-Unis de Selected Subaltern Studies, avec un avant-propos d’Edward Said et un complément éditorial de G. C. Spivak, l’historiographie subalterne commença une grande carrière internationale (surtout métropolitaine et dans l’université américaine). Selon Aijaz Ahmad, le milieu intellectuel, dont ses praticiens les plus reconnus font aujourd’hui partie, est passé par deux phases distinctes : le nationalisme culturel du tiers-monde puis la valorisation postmoderne du « fragment »[11]. Pour les Subaltern Studies, toutefois, situés du fait même de leur sujet, dans un pays qui était un État-nation postcolonial depuis plus de quarante ans, une posture oppositionnelle à l’égard des formes existantes du nationalisme fut d’emblée jugée nécessaire. La situation était assez différente de celle d’un membre de la diaspora palestinienne toujours en quête d’une nation indépendante.

Cette opposition fut surmontée dans la perspective saïdienne selon laquelle l’Etat-nation postcolonial ne faisait que poursuivre le projet occidental initial des Lumières imposé par le biais du discours colonial. Dès lors, les Subaltern Studies, dans leur période récente, se caractérisent par une approche-type consistant, non pas en une succession de phases, mais en une juxtaposition de conceptions réifiées de la « communauté » et du « fragment », conceptions utilisées ensemble ou séparément à l’encontre de la catégorie très largement utilisée d’État-nation « moderne » en tant qu’incarnation de la domination culturelle occidentale. La séparation originelle des domaines du pouvoir et de l’autonomie aboutit ici à une oscillation entre « l’absolutisme rhétorique » de la structure et le « fétichisme fragmentaire » du sujet (pour prolonger une observation de Perry Anderson quant aux conséquences d’une transposition acritique du modèle linguistique à l’historiographie)[12].

L’ouvrage de Partha Chatterjee The Nation and its Fragments est bien représentatif des Subaltern Studies du début des années 1990 dans leur version la plus lucide et inclusive[13]. Une nouvelle découpe binaire est apparue, « maté- riel/spirituel » (ou « monde/foyer »), en guise probablement de réponse à la critique selon laquelle la thèse antérieure du « discours dérivatif » avait privé le sujet colonisé de toute autonomie et de toute capacité d’agir. Sur la base de cette disjonction, nous explique-t-on, les nationalistes purent maintenir ou créer et s’approprier un univers autonome de littérature, d’art, de domesticité et, plus encore, semble-t-il, de religion.

Sur le plan « matériel », par ailleurs, les nationalistes se conformaient au cadre occidental dès lors que les luttes pour l’éradication de la « différence coloniale » (inégalité de traitement dans les cours de justice, en termes de droits civiques, et inégalité politique en général) passaient par une intégration progressive dans le projet colonial occidental de construction de l’Etat-nation moderne, projet inévitablement laissé inachevé par le colonialisme mais mené à son terme par les nationalistes indiens. D’où le paradoxe majeur selon lequel toutes les méthodes les plus évidentes et les plus prometteuses de lutte contre la domination coloniale (qu’il s’agisse des mouvements de masse, par exemple, ou même de la « débrouille » économique individuelle) deviennent des signes de soumission. Cette suspicion devant toute initiative dans le domaine « externe » ou « maté- riel » a d’autres implications encore. Elles apparaissent de manière évidente dans le principe de sélection suivi dans les chapitres consacrés la nation, « ses » femmes et ses castes inférieures.

Pour Chatterjee, l’initiative ou l’autonomie des femmes à l’époque nationaliste ne se manifesta guère en dehors du cadre du foyer, ou au mieux dans l’écriture autobiographique. Les cas de mouvements de protestation de castes inférieures contre l’hégémonie des Brahmanes se trouvent, quant à eux, renvoyés au seul monde, fort intéressant par ailleurs, des sectes religieuses hétérodoxes. L’auteur ne dit rien du rôle actif des femmes dans toutes sortes de registres politiques, ou dans les associations spécifiques de femmes, au moins à partir des années 1920. Dans le cadre du foyer, Chatterjee s’intéresse beaucoup plus étroitement à la façon dont les femmes préservèrent les pratiques et les formes de résistance pré-coloniales, réitérant ainsi des préoccupations nationalistes assez conventionnelles. Il ne nous dit rien de la manière dont les femmes se sont débattues avec une domination patriarcale dont les structures, après tout, étaient intégralement indigènes.

Plus surprenant encore, le livre ne nous dit rien des puissants mouvements anti-castes associés aux noms de Phule, Periyar ou Ambedkar. On ne peut attendre d’un livre qu’il couvre la totalité des sujets, mais de telles impasses sont dangereuses dans une œuvre qui, au moins superficiellement, semble suffisamment inclusive pour servir d’introduction générale sur l’Inde coloniale pour les non-spécialistes et les nouveaux venus sur la question, particulièrement à l’étranger.

La nouvelle disjonction élaborée dans The Nation and its Fragments n’est pas une simple description de l’idéologie nationaliste, auquel cas, elle aurait pu avoir une certaine pertinence (au prix d’une certaine exagération, cela dit). La succession de mises en lumière et de points aveugles révèle un degré avancé d’adhésion de la part de l’auteur. Et cependant, les dichotomies matériel / spirituel, Occident / Orient sont bien entendu orientalistes au sens classique du terme et sont très appréciées des éléments les plus conservateurs de la société indienne de l’ère postcoloniale comme de l’ère coloniale.

Le livre de Chatterjee conclut sur une note métahistorique en évoquant « la lutte entre communauté et capital ». En l’occurrence, la communauté reste l’affaire de la conscience paysanne qui est, nous dit-on, « aux antipodes de la conscience bourgeoise » (il est intéressant de noter au passage que cette œuvre consacrée à ce qui est, somme toute, un pays capitaliste assez développé, comparativement aux autres pays du tiers-monde, reste totalement silencieuse sur les antagonismes entre les capitalistes et les travailleurs de cette nation.) Ce que l’on a observé à propos du traitement du genre s’observe également dans celui de la communauté agraire. Chatterjee reconnaît que la communauté paysanne indienne n’a jamais été égalitaire dès lors qu’« un cinquième, voire plus, de la population, qui appartient aux castes inférieures, n’a jamais eu le moindre droit reconnu à la terre ». Mais qu’à cela ne tienne : cette communauté profondément inégalitaire peut toujours être valorisée pour son « unité… par ailleurs établie par la reconnaissance des droits à la subsistance de toutes les sections de la population, sur la base, il est vrai, d’un droit différencié impliquant des devoirs et des privilèges différenciés ».

On ne peut s’empêcher de penser aux idéalisations convenues de la caste harmonieuse en dépit de son ordre hiérarchique. Les narodniks russes avaient tenté de retrouver dans le mir [la communauté rurale] l’origine de leurs idéaux incontestablement égalitaires et socialistes. Chatterjee, quant à lui, en rejetant de telles « idéalisations populistes de la paysannerie », est revenu à la position slavophile.

 

Contre les Lumières ?

Les Subaltern Studies de la période récente se rapprochent nettement des positions de l’anti-modernisme néo-traditionaliste telles que Ashis Nandy[14] les a représentées avec beaucoup de force et de clarté des années durant. Un secteur significatif de l’intelligentsia a éprouvé de l’attrait pour ces réactivations d’une religiosité précoloniale et pré-moderne, faite de traditions pluralistes et éparses. Cela particulièrement au moment où émergent en Inde de puissantes forces d’inspiration chauvine et religieuse qui prétendent représenter des communautés bien définies tant par l’organisation que par le territoire, tendances qui aboutirent à la destruction du site de Babri Masjid et aux massacres intercommunautaires de 1992-93.

Même l’Hindutva [le fondamentalisme hindou] réactionnaire peut alors être dénoncé précisément comme « moderne », comme héritage de la dernière période coloniale, puis postcoloniale, produit du savoir-pouvoir colonial occidental et de ses stratégies de classification comme, par exemple, le recensement[15]. On peut même le dénoncer, paradoxalement, comme « séculaire » et l’argument vient alors se confondre avec les condamnations du rationalisme séculaire, ce mal ultime. Ashis Nandy expliquait en 1990 que le sécularisme, inexorablement associé à l’État moderne interventionniste, a vocation à être intolérant. Pour cet auteur, il est tout aussi inacceptable que l’Hindutva, mouvement de la « religionidéologie » mêlé à « des intérêts non-religieux, généralement politiques et socio-économiques ». À l’inverse, c’est la tolérance qui doit être « anti-séculariste », et pour ce faire, elle doit chercher à s’enraciner dans la « religion-foi » pré-moderne qui, pour Nandy, est « par définition non-monolithique et, dans la manière dont elle opère, plurielle »[16].

Comme c’est souvent le cas dans ce genre d’argument, la notion de sécularisme est délibérément traitée en signifiant indéterminé, et se trouve ainsi comprise de manière à la fois trop restrictive et trop englobante. Elle devient une cible polémique dont l’unicité se combine à une polyvalence bien pratique. En premier lieu, on fait du sécularisme un scepticisme anti-religieux et agressif, sinon un athéisme, par le biais d’une identification directe avec les Lumières (dans une version elle-même considérablement simplifiée et homogénéisée). Dans l’Inde du vingtième siècle, cependant, les polémiques anti-religieuses systématiques ont été extrêmement rares (pour ne rien dire de l’activité antireligieuse), y compris de la part de la gauche radicale et des non-croyants en général. « Séculaire » dans le contexte indien a principalement, et le plus souvent, été synonyme d’anti-communautaire, raison pour laquelle Mahatma Gandhi n’y voyait pas de problème particulier.

La position anti-séculariste ne parvient à rester crédible qu’au prix d’un étirement sémantique considérable, qui permet d’imputer au sécularisme les nombreux et indéniables méfaits de « l’État nation moderne » : « Les nouvelles formes de violence déchaînées par l’homme au nom de la Raison en Europe au XVIIIe siècle… le troisième Reich, le goulag, les deux guerres mondiales, et la menace d’anéantissement nucléaire »[17]. Le raccourci logique laisse ici plutôt songeur : certes, Hitler et Staline étaient sécularistes, mais le sécularisme en tant que tel est-il à l’origine de la terreur nazie ou stalinienne, terreurs dont tant de victimes (notamment, dans les deux cas, des communistes) étaient, par ailleurs, également des athées ? Faut-il mettre sur le compte du sécularisme chaque crime commis par un non-croyant ?

Un article de Partha Chatterjee reprend la position de Nandy, en introduisant toutefois une différence importante[18]. Ce texte illustre une nouvelle fois les écueils que présente la catégorie de communauté. Mises en œuvre dans un contexte contemporain immédiat, ces idéalisations hasardeuses d’identités pré-modernes risquent d’être mises à mal par une encore plus étrange réconciliation « réaliste » avec le présent. Dans cet article, la communauté devient une entité non-problématique clairement circonscrite et dont on pré- suppose des structures représentatives. Plus étonnant encore : seules les communautés définies par l’appartenance religieuse méritent l’attention.

 

Un différend théorique et politique

Pour résumer, mes désaccords avec l’orientation générale des Subaltern Studies depuis le début des années 1990 reposent sur un ensemble de réserves d’ordre à la fois intellectuel et politique.

Deux types de malentendus ont obscurci la présence dans les Subaltern Studies d’une forte tendance à la redite. L’un et l’autre sont dus à la nouveauté de la situation. Les Subaltern Studies représentent bel et bien la première école historiographique indienne dont la réputation repose avant tout sur sa réception occidentale. Pour nombre de lecteurs indiens, et particulièrement pour ceux qui découvrent les thématiques postmodernes, le sentiment d’être « dans le coup » avec les Subaltern Studies s’avère bien plus important que d’éventuelles faiblesses en termes de contenu empirique des volumes de la série.

Toutefois, et en dépit des emprunts éclectiques et de certaines similarités de vocabulaire, l’attribution ou l’auto-attribution de l’appellation postmoderne tient de l’imposture, et ce, quelle que soit la signification attribuée à ce terme devenu délibérément polysémique. Les textes y sont lus de manière tout à fait conventionnelle comme reflets des intentions de leur auteur. On y trouve peu de tentatives de jeu sur les représentations, de juxtapositions inattendues, ou de tentatives de penser ou d’expérimenter des formes nouvelles de mises en récit. Nationalist Thought de Chatterjee, pour ne prendre que cet exemple notoire, ne propose guère autre chose qu’une histoire conventionnelle des idées scandée par une succession de grands penseurs.

Les redites ne s’arrêtent pas là. Il faut insister sur le fait que, dans sa totalité, l’histoire écrite par les historiens indiens modernes est nationaliste et anticoloniale, parfois même de manière obsessive. De la même manière, la critique de la domination culturelle occidentale n’a rien d’inédit. La critique culturelle pratiquée dans les Subaltern studies s’appuie sur un ensemble de données empiriques héritées de recherches faites à Calcutta au début des années 1970, recherches qui, en faisant apparaître les limites imposées par le contexte colonial, mirent durablement un terme à l’adulation excessive dont jouissaient les réformateurs et intellectuels formés à l’anglaise au XIXe siècle.

D’où ma deuxième réserve : dans le contexte occidental, la mise en lumière par Edward Said des complicités coloniales des milieux savants et littéraires européens présente une certaine nouveauté et une certaine radicalité (dont le caractère très exagéré ne doit toutefois pas nous échapper). Cette cécité a été particulièrement manifeste dans le champ des études littéraires, tant en Occident que dans l’ex-monde colonial, et il n’est pas surprenant que les intellectuels aux penchants radicaux travaillant dans ce domaine aient accueilli les Subaltern Studies avec enthousiasme.

De la même manière, on remarque de réelles lacunes jusque dans la meilleure historiographie marxiste ou radicale, lacunes d’autant plus fortement ressenties à l’heure de la mondialisation accélérée, de l’effondrement du projet socialiste, de la réapparition du colonialisme et du racisme et de l’émergence inédite sur le devant de la scène intellectuelle mondiale d’universitaires expatriés venus du tiers-monde et établis, ou cherchant à s’établir, dans des universités occidentales. À l’exception d’E. J. Hobsbawn, il faut bien reconnaître que les grands maîtres de l’historiographie marxiste britannique se sont peu intéressés à l’Empire colonial et l’accusation d’eurocentrisme peut paraître particulièrement dévastatrice pour une histoire sociale dont le texte fondateur[19] s’est délibérément limité à la formation de la classe ouvrière anglaise.

Dans l’historiographie sud-asiatique, la réputation disproportionnée des Subaltern Studies dans leur version récente a encouragé le repli de toute histoire sur la seule problématique de la domination culturelle coloniale occidentale. Un tel repli entraîne une série de silences et de refoulements, et menace d’alimenter les diverses formes de régression indigéniste. Le sentiment s’est répandu chez un certain nombre de non-spécialistes qu’en ce qui concerne l’histoire de l’Inde moderne, rien de ce qui a été écrit auparavant, et rien de ce qui se produit en dehors des Subaltern Studies ne vaut sérieusement la peine d’être lu.

Il ne faut certes pas exagérer ni la quantité ni l’importance de ce qui paraît aujourd’hui. Il n’en demeure pas moins que ces travaux ne reçoivent pas l’attention qu’ils méritent. On pourrait citer certains développements de premier plan en matière d’histoire économique ou, par exemple, des travaux très novateurs dans le domaine des études environnementales, ou encore des recherches sur le droit et l’administration pénale qui, tout en pratiquant une lecture originale de Foucault, passent outre, ou parviennent à s’affranchir du cadre subalterniste tiré de Saïd. Ces travaux ne partent pas du présupposé de la disjonction totale ou uniforme précolonial / colonial.

L’inflexion de l’orientation dominante de l’histoire féministe nous en donne un autre exemple. De nouveaux débats sont apparus dans le domaine des études sur le genre dans les années 1970 et au début des années 1980, notamment sur la question du rapport entre femmes et nationalisme, ou entre genre et conditions matérielles. Le privilège accordé au problème du discours colonial risque de marginaliser toute une partie de ce travail antérieur. La simple opposition binaire entre soumission à l’occident et résistance indigène éprouve inévitablement les plus grandes difficultés à faire de la place à l’étude détaillée des mouvements pour le droit des femmes ou de la contestation portée par les castes inférieures, dès lors que de telles initiatives tentèrent bel et bien de jouer sur certains aspects de l’administration et des idées coloniales.

Restent enfin les implications politiques. La diffusion des présupposés et des valeurs associés aux Subaltern Studies dans leur période récente peut conduire à l’impasse un certain nombre d’intellectuels qui pensent, par ailleurs, représenter une certaine radicalité. Cela tient au fait que l’Inde (à la différence de ce qui se passe dans une bonne partie du monde occidental, semble-t-il) reste un pays où des batailles politiques majeures mobilisent les gens en très grand nombre ; un pays où, pour le dire autrement, la dépolitisation n’a pas encore préparé le terrain des théories de l’action politique sporadique reposant sur des individus ou des petits groupes se complaisant dans la marginalité qui leur est imposée.

En Inde, la gauche marxiste organisée reste l’une des plus importantes au monde, ce à quoi s’ajoute que, récemment, les forces (principalement élitaires) de l’Hindutva ont été contrées dans certains secteurs par l’activité des castes inférieures qui ont su mobiliser leur tradition de contestation anti-hiérarchique. De manière fort révélatrice, les Subaltern Studies se sont toujours désintéressés de l’histoire des courants de gauche et des mouvements organisés anti-castes et, de ce point de vue, la ligne de démarcation entre le passé et le présent est plutôt floue. Divers mouvements d’un genre plus novateur sont également apparus : organisations de défense des droits civiques et démocratiques, nombreux groupes féministes, mobilisations écologistes de masse (avec l’exemple du mouvement pour la sauvegarde du fleuve Narmada), et des formes très neuves et imaginatives de pratiques syndicales.

La compréhension de – et l’indentification avec – ces courants viennent buter sur les deux grandes orientations caractéristiques des Subaltern Studies au début des années 1990. D’une part, le culturalisme ne reconnaît pas l’importance des classes et de la lutte des classes et, d’autre part, les questions de droits civiques, démocratiques, des femmes et de le liberté individuelle, issues pour la plupart de l’héritage des Lumières, sont délégitimées dans le cadre de la répudiation en bloc des Lumières.

Tous ces efforts ont besoin de (et obtiennent parfois) l’apport d’une l’intelligentsia dont bien des représentants restent engagés et ce, sur des bases radicales. Mais cette intelligentsia ne représente qu’un segment des classes moyennes dont les secteurs les plus arrivistes sont happés dans des processus de mondialisation leur promettant des dividendes matériels au prix de leur domestication. L’association binaire entre promotion « matérielle » et autonomie « spirituelle » (dans le cadre d’un nationalisme culturel et religieux de substitution) se rencontre fréquemment dans de tels milieux. L’Hindutva, qui a connu ces dernières années un succès certain parmi les élites métropolitaines et chez les ressortissants indiens à l’étranger, incarne cette association dans sa version la plus agressive.

Les penchants politiques des contributeurs des Subaltern Studies, et de la majorité de leurs lecteurs, sont certainement très différents, mais une partie de leurs travaux semblent involontairement alimenter des orientations, certes plus retenues, mais, sur le fond, comparables. « Séculaire », « rationnel » ou « progressiste » sont devenus des termes infamants, et si « résistance » (affranchi de toute distinction qualitative) peut être encore valorisé, les mouvements de transformation sociale sont soupçonnés de téléologie. Signe d’une réorientation décisive, la cible de la critique se détourne de l’exploitation capitaliste et coloniale pour se centrer sur celle de la rationalité des Lumières, ouvrant la voie à une vague nostalgie qui identifie l’authentique à l’indigène en les situant l’un et l’autre dans le passé d’une communauté introuvable, ou dans un présent où seul le fragment peut avoir cours. Par quelque alchimie, ce sentimentalisme béat fait de tout un souscontinent, de ses contradictions et des ces problèmes concrets et multiples un sorte de rêve d’enfance, un heureux et joli foyer à l’eau de rose, dans un ordre patriarcal intact.

Je conclurai avec un dernier exemple. Dans l’un des chapitres de Nation, Chatterjee aborde, une fois n’est pas coutume, un thème économique. Il s’agit d’une critique du rationalisme de la planification sous Nehru, critique non entièrement injustifiée, même si, par ailleurs, il ne manque pas d’autres critiques du même genre, celles-là incomparablement plus informées et efficaces. Un aspect en est cependant révélateur : Chatterjee ne dit rien du récent et complet abandon de cette stratégie sous la pression occidentale. Pas un seul mot, dan un livre écrit en 1993, sur cette autre rationalité d’une « libre » concurrence au moins autant héritée des Lumières que ses alternatives socialistes, et qui est imposée aujourd’hui à échelle planétaire par la Banque Mondiale, le FMI et les multinationales. Compte tenu d’un tel silence, l’affirmation, ailleurs dans le livre, d’une posture contestataire face aux « structures universitaires et politiques dominantes » laisse pour le moins perplexe.

 

Traduit de l’anglais par Thierry Labica.

Publié une première fois dans Contretemps (1ère série) en septembre 2007 dans le cadre du dossier : « Marx hors limites : une pensée devenu monde ». 

 

Notes

[1] Les Subaltern Studies sont une série de volumes collectifs publiée par Oxford University Press – Delhi depuis 1982. Le succès international de la série a été exceptionnel pour un ensemble de recueils aussi spécialisés. Chacun des titres a connu plusieurs réimpressions, et l’édition de poche des dix volumes se vend en bloc sous étui cartonné. Les volumes I à VI, publiés entre 1982 et 1989, ont eu pour maître d’œuvre l’historien bengali Ranajit Guha (né en 1923), fondateur, inspirateur et animateur du collectif (NdT).

[2] Cette comptabilité exclut les deux chapitres du volume VIII consacrés à Ranajit Guha et ses écrits.

[3] Dipesh Chakrabarty, « Marx après le marxisme : Subaltern Histories and the Question of Difference », in Polygraph, 6/7, 1993.

[4] Gyan Prakash, « Writing Post-Orientalist Histories of the Third-World : Perspectives from Indian Historiography », in Comparative Studies in Society and History, 32, 1990.

[5] Ranajit Guha, « Preface », et « On Some Aspects of the Historiography of Colonial India », in R. Guha (dir.), Subaltern Studies I, Delhi, 1982. Pour les expressions citées, cf, p. vii & 1. Guha propose une critique plus explicite de l’historiographie marxiste orthodoxe dans le second volume (Dehli, 1983) dans son article : « The Prose of Counterinsurgency ».

[6] Cf. par exemple, Ravinder Kumar, Essays on Gandhian Politics, Oxford, 1971, (inspirés de G. Rudé), ou Majid Siddiqi, Agrarian Unrest in North India : The United Provinces 1918-1922, New Delhi, 1978. Dans Popular Movements and MiddleClass Leadership in Late Colonial India (Calcutta, 1983), rédigé avant la publication du premier volume de Subaltern Studies, j’ai moi-même tenté d’établir un catalogue des ressources utiles aux recherches dans ce domaine (note 3, p. 74). Et la critique des porte-parole nationalistes et organisations qui souvent tentèrent de contenir les initiatives de masse, critique d’une importance centrale pour une bonne partie de Subaltern Studies de la première période, était déjà assez récurrente dans un certain nombre de texte marxistes, et en particulier dans R. P. Dutt, India Today, Bombay, 1947.

[7] Partha Chatterjee, « Agrarian Relations and Communalism in Bengal, 1926-35 » et « More on Modes of Power and the Peasantry », Subaltern Studies I, II, pour la citation, cf. premier article, p. 35.

[8] Cf. en particulier, Gyan Prakash, ainsi que les positions plus nuancées et moins dogmatiquement péremptoires exprimée par Rosalind O’Hanlon dans « Recovering the Subject : Subaltern Studies and Histories of Resistance in Colonial SouthAsia », Modern Asian Studies, 22, i, 1988.

[9] « Subaltern Studies: Deconstructing Historiography », in Subaltern Studies IV, Delhi, 1985.

[10] Edition française : La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Gallimard / Seuil, 1998.

[11] Cf. la critique qu’en fait Aijaz Ahmad dans In Theory : Classes, Nations, Literatures, Londres, 1992 ; Delhi, 1993, chap. 5.

[12] Perry Anderson, In the Tracks of Historical Materialism, Londres, Verso, 1983.

[13] Partha Chatterjee, The Nation and its Fragments: Colonial and Postcolonial Histories, Princeton, 1993 ; Delhi, 1994.

[14] Cf., par exemple, la déclaration d’intention au début de son The Intimate Enemy, Delhi, 1983, « afin de justifier et défendre l’innocence [je souligne] qui se confronta au colonialisme occidental », p. 9.

[15] Gyanendra Pandey essaya d’appliquer ce modèle saidien à l’étude du communalisme au début du XXe siècle dans, The Construction of Communalism in North India, Delhi, 1990.

[16] Ashis Nandy, « The Politics of Secularism and the Recovery of Religious Tolerance », in Veena Das (dir.), Mirrors of Violence : Communities, Riots, and Survivors in South Asia, Delhi, 1990.

[17] Ibid., p. 90.

[18] Partha Chatterjee, « Secularism and Toleration », Economic and Political Weekly, 9, juillet 1994. Pour une discussion plus détaillée à la fois de Nandy et Chatterjee, voir mon « The Anti- Secularist Critique of Hindutva : Problem of a Shared Discursive Space », Germinal. Journal of Germanic and Romance Studies, Delhi University, 1994, vol. I.

[19] Il s’agit de l’ouvrage de E. P. Thompson précédemment cité La formation de classe ouvrière anglaise (NdT).

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