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Depuis sa naissance dans la Mitteleuropa sous l’égide de Freud, la psychanalyse est un objet communément perçu comme occidental tant d’un point de vue géographique que politique et culturel. Loin de l’orthodoxie de cette discipline, l’ouvrage Psychanalyse du reste du monde. Géo-histoire d’une subversion (La Découverte, 2023) explore à rebours et hors de l’occident les nombreuses facettes que la psychanalyse a prises, la concevant à la fois comme une pensée critique et un outil d’émancipation.

Se déployant sous de multiples formes subversives, la psychanalyse est ainsi replacée au cœur de la politique mais aussi des sciences humaines et sociales et de la littérature. Aux antipodes de l’idée de la disparition de cette discipline, on découvre alors un panorama historique très vivace de la psychanalyse, faisant largement écho aux recherches postcoloniales et aux questions raciales, enrichissant ainsi les débats politiques actuels.

Dans cet entretien, Sophie Mendelshon et Livio Boni, coordinateur-trices de l’ouvrage, reviennent en détail sur les raisons qui ont motivé cette publication. Ils rendent compte de la diversité des approches à travers la trentaine de contributions qui forment le livre et invitent ainsi tout un chacun-e à se saisir de celui-ci comme autant de pistes à poursuivre intellectuellement et politiquement.

Contretemps – Pouvez-vous tout d’abord nous parler de la genèse de votre ouvrage ? Quels en sont les fils conducteurs et quels sont les liens avec le collectif de Pantin auquel vous participez ?

Sophie Mendelshon – Je voudrais situer le livre dans sa propre histoire, une histoire marginale puisque nous ne sommes pas ici au centre du champ psychanalytique mais plutôt dans ses marges. Ce livre a une double ascendance, d’abord celle dont je suis la plus proche, celle du collectif de Pantin. C’est une réflexion collective que nous avons commencé à mener il y a 6 ans autour des questions postcoloniales. D’abord à partir de ce que nous disaient les patients et patientes que nous recevons dans nos cabinets, qui sont eux-mêmes les héritiers directs ou indirects de l’histoire coloniale et postcoloniale, et qui sont travaillés par ces questions dans leurs paroles, sur le fauteuil ou sur le divan. Nous avions le souci de faire une place dans le champ psychanalytique, pas seulement à la question post-coloniale, ou à l’héritage colonial mais aussi à la question du racisme, qui dans l’espace francophone a eu très peu de poids dans la psychanalyse contrairement à la question de la classe qui avait été un enjeu de discorde dès les années 1920-1930. Le collectif de Pantin n’a donc pas produit directement ce livre puisque les contributeurs ne font pas partie du collectif, à quelques exceptions près, mais il a assurément bénéficié de l’élan que nous avons cherché à produire pour que ces questions en viennent à exister dans notre horizon clinique et théorique. L’autre ascendance de ce livre est plutôt du côté de Livio. Cela tient à son intérêt ancien pour une histoire décentrée de la psychanalyse en Inde, dans des espaces non occidentaux avec une histoire inattendue et précoce de la psychanalyse dans la zone pacifique, dans l’océan indien et à Madagascar, mais aussi au poids qu’a eu la première psychologie de la colonisation en 1950 produite par Octave Mannoni[1] qui n’était pas encore psychanalyste et sur lequel nous sommes revenus dans notre précédent livre La vie psychique du racisme[2]. Le livre est au croisement de ces deux axes. Nous avons aussi cherché à faire exister des choses que nous connaissions mal nous-mêmes en sollicitant des personnes qui n’étaient pas dans notre champ de vision jusque-là. Par exemple à Taïwan, en Afrique du Sud, dans des espaces qui ne sont pas ceux dans lesquels on attend la psychanalyse a priori et où la psychanalyse se trouve d’ailleurs modifiée et transformée par les questions, les problèmes, les situations qu’elle y rencontre.

Livio Boni – Sophie a bien retracé la double généalogie de ce livre qui a un titre ironique, qui renverse la formule nord-américaine « the west and the rest », comme si l’espace civilisationnel était l’espace de l’occident, le reste du monde étant renvoyé à une entité floue, imprécise et marginale. Le pari du livre consiste à prendre à l’envers cette perspective et à valoriser les séquences sporadiques et discontinues où la psychanalyse a été présente sur l’espace d’un siècle. Le livre commence au Mexique à la fin des années 1910 et en Inde au tout début des années 1920 et se poursuit jusqu’à l’époque contemporaine. Il couvre un siècle avec l’idée de ne pas produire une lecture déficitaire, comme c’est généralement le cas. On insiste toujours sur ce qui manquerait au monde non occidental pour pouvoir recevoir la psychanalyse, pour que la psychanalyse puisse trouver une acclimatation, alors que nous avons choisi plutôt de valoriser les séquences où elle s’est en particulier mêlée des questions de décolonisation ou de ses héritages, et dans notre livre cela concerne essentiellement les anciens espaces coloniaux.

Contretemps – Justement, au fil de la lecture, on découvre les nombreux chemins de traverse que la psychanalyse a pu prendre hors de l’Occident. Souvent perçue comme hermétique, elle est ici pleinement associée et engagée dans le contexte politique et historique propre à chaque coin du globe où elle voyage et cela dès sa création. Le psychanalyste qui devait rester hors du champ politique selon Freud se replace en son centre. Pouvez-vous développer autour de cette idée d’engagement de la psychanalyse ?

Sophie Mendelshon – Je ne sais pas si nous pouvons dire que Freud était opposé à toute forme d’engagement politique. Il avait une distance et il cherchait à maintenir une forme d’autonomie de la psychanalyse par rapport à d’autres formes d’action clinique ou liées à des questions d’hygiène ou des questions sociales, mais lui-même a été rattrapé par la politique. Il a dû s’exiler d’Autriche très peu de temps avant sa mort. Il a aussi politisé le judaïsme dans son dernier ouvrage sur Moïse[3]. Ces questions de politique et de religion vis-à-vis desquelles il s’était placé à distance, le rattrapent, ou bien il se laisse rattraper par elles. C’est donc plus complexe que de considérer qu’il y a un refus a priori face aux formes d’engagement des psychanalystes, même s’il y a bien des querelles internes qui ont éclaté assez tôt sur ces questions-là. Mais je trouve très judicieux d’ouvrir la discussion sur la question politique, du rapport qu’entretient la psychanalyse avec la politique. C’est une énorme question et ma contribution directe à ce livre mis à part la coordination et la traduction, a été de faire valoir la figure d’une psychanalyste qui n’est pas très connue mais qui est un exemple frappant de ce que veut dire la politisation de la psychanalyse ou l’engagement des questions psychanalytiques dans des enjeux politiques. Cette figure, c’est celle de Marie Langer qui est exemplaire à cet égard de cette ambivalence des psychanalystes par rapport à l’engagement politique. C’est une femme juive qui naît à Vienne au début du siècle, qui se trouve engagée dans des études de médecine, ce qui est relativement rare à l’époque. Elle est très sensible aux questions d’égalité sociale et aux questions d’émancipation. Elle s’engage rapidement dans le socialisme viennois de l’époque et décide après la rencontre avec quelqu’un dont elle tombe amoureuse de partir soutenir ceux qui se battaient contre le franquisme dans la guerre civile espagnole. À cause de l’Anschluss, de l’invasion de l’Autriche par l’Allemagne, elle ne peut pas rentrer dans son pays natal et une fois qu’elle sort de cette expérience très marquante de la guerre d’Espagne, elle s’exile en Amérique latine, en Uruguay d’abord, puis en Argentine. Sa trajectoire de médecin et de psychanalyste venue d’Europe lui donne un crédit tel qu’elle intègre les institutions naissantes de la psychanalyse en Argentine. Elle y tient un rôle prépondérant dans les années 1950. Elle délaisse alors toute forme d’engagement politique, et se réoriente vers l’institution psychanalytique. Elle écrit sur des questions de maternité, et assez curieusement, on a vu en elle une féministe alors qu’elle même avouait ne pas vraiment l’être. Son livre assez célèbre du début des années 1950 sur la maternité[4] n’est pas un livre féministe et est assez conservateur dans l’horizon psychanalytique de l’époque, chose qu’elle reconnaîtra elle-même. À partir de 1967 en Argentine, il y a une grande agitation sociale et politique. Elle se trouve reprise par ce qu’elle nomme elle-même ses anciennes amours, le marxisme en l’occurrence. Elle se sent interpellée par cette agitation sociale et politique, tout à fait hors du champ psychanalytique, au point de changer de vie littéralement. Elle s’engage politiquement dans les luttes marxistes de cette région qui participent à l’effervescence révolutionnaire de la fin des années 1960. Elle s’oppose à l’institution psychanalytique mondialisée qu’est l’International Psychoanalytical Association. Elle commence à avoir essentiellement des militants politiques comme patients, au point d’être menacée elle-même par la dictature et de devoir quitter l’Argentine. Elle part d’abord au Mexique, puis elle organise depuis ce pays un partenariat avec la révolution sandiniste au Nicaragua et crée un réseau de santé mentale où elle amène des cliniciens avec elle. Dans la jungle, ils parcourent des zones tenues par les sandinistes et ils vont avec les révolutionnaires locaux travailler sur les effets traumatiques des situations politiques rencontrées par les militants. Cela m’a semblé particulièrement intéressant de voir quelle ambivalence était en jeu. L’institution psychanalytique a plutôt tendance à dépolitiser et dans le cas de Marie Langer, sa repolitisation se traduit aussi par une interpellation de l’institution, vis-à-vis de laquelle il y a un conflit ouvert. Cela me semble être une des manières de répondre à cette question du rapport entre psychanalyse et politique mais il y aurait aussi bien sûr d’autres réponses possibles. Autres exemples tirés de notre ouvrage, qui est jalonné par des portraits de psychanalystes : Jeanne Wiltord et Solange Faladé qui nous ont amené à nous demander s’il est possible d’être antillaise ou béninoise comme elles sans entrer dans la psychanalyse de manière politique. Solange Faladé fait ses études de médecine en France, elle est immédiatement militante dans des groupes d’étudiants africains et des groupes anticoloniaux à la fin des années 1950, à un moment où les décolonisations effectives sont en route. La psychanalyse peut être dépolitisée tant qu’elle reste pratiquée et pensée par des personnes dont les positions sociales ne sont mises en question d’aucune manière. Il n’y a pas nécessité d’avoir des psychanalystes politisés tant qu’ils appartiennent à la classe sociale la plus privilégiée. Si on vient d’ailleurs, si on a une autre trajectoire, on ne peut pas rencontrer la psychanalyse autrement que de manière politique. Les parcours de Jeanne Wiltord ou de Solange Faladé en témoignent, celui de Marie Langer aussi. De fait, la question juive a été aussi très importante dans les premiers temps de la psychanalyse, cela situe aussi les choses politiquement. C’est aussi cela que nous avons voulu faire valoir dans le livre. On ne s’y intéresse pas à la diffusion de la psychanalyse dans le monde selon un modèle classique d’expansion du centre vers des périphéries qu’il faudrait éclairer ou civiliser. Ce n’est pas l’orientation du livre. Nous avons plutôt été attentifs aux modèles d’appropriation de la psychanalyse dans des contextes et des conjonctures spécifiques qui sont elles-mêmes immédiatement politiques.

Livio Boni – La triangulation avec les Antilles, l’Afrique du nord et la France hexagonale fait bien sûr penser à l’exemple fanonien. C’est quelque chose de très important. Ces mouvements nous ont intéressés, y compris les trajectoires personnelles, les circulations qui cassent les vis-à-vis, comme entre une ancienne métropole et une ancienne colonie et les mouvements qui essaient d’introduire un espace tiers. On sait l’importance pour Fanon de son déplacement en Algérie, son engagement total, y compris pour défaire quelque chose de ces corps-à-corps entre la condition antillaise et noire et l’histoire française. Ces modes de circulation irréductibles à des formes de vis-à-vis, à des oppositions duelles sont présents dans le livre à plusieurs endroits.

Contretemps – Un des autres aspects des usages de la psychanalyse dans le reste du monde est l’établissement de liens transdisciplinaires qui ouvrent aux sciences humaines et aux champs artistiques comme la littérature. On observe alors le passage d’un objet thérapeutique rigoureux à un outil aux multiples facettes, qui rompt avec l’idée de « conquête » de la psychanalyse et de ses velléités universalistes. Outil pour une pensée critique, outil pour « théoriser le social », outil pour aller dans les angles morts de la société, autant de possibilités qui enrichissent ainsi les autres champs de recherche et in fine qui déploient la psychanalyse de manière hors norme. Comment s’opèrent ces différents passages selon vous ?

Livio Boni Je vais essayer de répondre en prenant un peu la question en amont. La psychanalyse naît dans la continuité d’une tradition philosophique. En histoire des idées, on met la psychanalyse ou le freudisme (le « freudisme » est un mot un peu péjoratif donné par les marxistes pour désigner une vision du monde dont la psychanalyse a été porteuse) en relation avec le romantisme comme si elle était d’une certaine manière issue de cette critique des Lumières qu’offre la grande pensée romantique. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si Freud considérait parmi ces références philosophiques (même s’il refusait d’adosser la psychanalyse à la philosophie) Schopenhauer et Nietzsche. La psychanalyse a donc toute une assise. Elle vient à un endroit historique, même si elle est un événement de rupture à beaucoup d’égards. Il y a donc cette histoire philosophique très dense ainsi que la psychologie et la psychiatrie, tout ce qui fait l’assise à partir de laquelle il y a la possibilité de l’évènement freudien. Quand on s’intéresse à la psychanalyse dans des espaces non occidentaux, il n’y a pas tout cela. C’est-à-dire que la psychanalyse ne peut pas s’insérer à l’intérieur d’un tissu si dense qui lui permet de faire son lit. Il n’y a pas cette base philosophique, il n’y a pas de psychiatrie bien installée ou il y a une psychiatrie coloniale très pauvre, très rigide. Alors que se passe-t-il ? Qu’est-ce que l’on constate ? C’est peut-être une manière de répondre à votre question. La psychanalyse dans ces espaces-là se greffe sur d’autres savoirs, sur d’autres pratiques. Par exemple pour la Martinique ou dans le monde arabe, la greffe se fait avec la poésie. Si on s’intéresse à l’histoire de la psychanalyse dans le monde arabe, on constate un très fort lien avec les recherches sur la langue, sur le langage, sur la langue littéraire, sur la langue poétique, sur les différences entre l’arabe classique et l’arabe parlé, sur toutes ces questions littéraires, linguistiques qui viennent créer une interlocution avec la psychanalyse. Dans d’autres espaces, c’est encore différent. Par exemple en Inde, dans les années 1920, il n’y avait pas de tradition psychiatrique importante. Il y avait une psychiatrie de matrice coloniale assez pauvre. Le premier psychanalyste indien sur lequel j’ai travaillé et sur lequel s’ouvre notre livre, Girindrasekhar Bose, a établi une correspondance avec Freud. C’est une figure importante et injustement oubliée, probablement le premier psychanalyste non occidental, le premier psychanalyste post-colonial comme je l’ai défini, qui prend en charge cette question dès les années 1920. Il va chercher des appuis dans une tradition sotériologique[5] et mythologique indienne. Il va chercher des références dans la littérature sanskrite de quoi pouvoir traduire la psychanalyse dans le contexte indien de la fin de l’époque coloniale. Tout en assurant des connexions avec des éléments internes de la culture indienne et sans procéder pour autant à des formes de syncrétisme, il articule et il cherche ce qui peut faire paysage à l’introduction de la psychanalyse dans un espace et dans un lieu si différent. Peut-être que le livre donne cette impression de connexions inattendues avec la littérature, avec la politique, avec des formes et des pratiques originales, parce que dans le monde non occidental, il faut constituer, esquisser un paysage minimal et procéder à de telles greffes.

Sophie Mendelshon – C’est effectivement le projet du livre de rompre avec une histoire de la psychanalyse qui propose un grand récit homogène de la conquête de l’ouest, de l’avancée de la psychanalyse de l’Europe centrale vers les États-Unis, bien qu’il ne s’agisse pas d’un mythe. C’est un fait historique, ce mouvement a eu lieu. La psychanalyse a trouvé une forme d’existence aux États-Unis qui a beaucoup joué dans sa mondialisation, mais cela a joué aussi pour beaucoup dans son homogénéisation. Dans notre livre, nous avons cherché à défaire les polarisations duelles, les manières d’opposer le nord au sud, l’est à l’ouest, les colons aux colonisés, les oppresseurs aux opprimés. Nous avons cherché des lignes de fuite diverses, ce qui fait que ce livre n’est pas du tout un livre homogène. C’est un livre très hétérogène avec des formes très diverses en son sein, qui se veut savant, c’est-à-dire éclairant des points, des conjonctures précises, mais aussi avant tout vivant, parce qu’il y a un projet qui est lui-même un projet politique. Il faut recommencer la psychanalyse à chaque fois avec le monde dans lequel on est et dans lequel des gens nous parlent. Ils s’adressent à nous en tant que psychanalystes et ils sont pris dans des conjonctures qui nécessitent qu’on se fabrique les outils pour entendre les nœuds de conflictualités qui sont propres à ces conjonctures, qui les caractérisent. C’est comme cela qu’on entend des singularités à l’œuvre. C’est la rencontre entre des déterminations subjectives individuelles et des grandes lignes structurantes qui organisent la réalité à laquelle on se confronte nécessairement, avec laquelle on a négocié et qui est aussi ce qu’on a en commun. Au collectif de Pantin, nous travaillons avec le philosophe Étienne Balibar qui a théorisé le concept du trans-individuel. Il se trouve qu’un des concepts clé de la psychanalyse, c’est l’identification. L’identification, c’est une affaire trans-individuelle. Les points d’appui qu’on trouve pour donner consistance à sa propre position dans le monde, nous devons aller les chercher à l’extérieur dans des contextes qui sont toujours d’une manière ou d’une autre, des contextes collectifs, qui font retour sur nos manières de construire nos individualités. Il y a une circulation constante. Prendre en compte le moment de l’histoire dans lequel nous sommes en France aujourd’hui, où s’éveille l’intérêt et le regard pour des questions qui ont été largement invisibilisées, qui n’ont pas été enseignées à l’école, les questions coloniales et l’histoire post-coloniale qui en a découlé. On est dans un moment de sensibilisation. Cela fait bouger les lignes avec lesquelles on se relie à notre environnement. C’est extrêmement important à mes yeux que les psychanalystes s’y rendent sensibles. C’est aussi à partir de la singularité de notre histoire qu’on peut se relier à la singularité de celle des autres. Il commence à y avoir des circulations possibles entre des questions qui nous viennent de l’ancien monde colonisé mais nous permettent aussi d’avoir une attention différente à ce qui s’y joue aujourd’hui et aux manières dont les crises politiques comme les décolonisations ont conduit à une appropriation à chaque fois singulière de la psychanalyse. Dans notre livre, il y a des petits récits, pas un grand récit homogène et surplombant mais des petits récits, très localisés, très singuliers, qui n’ont pas vocation à être édifiants mais plutôt à se rendre accessibles, avec une attention fine aux coordonnées d’une situation où la psychanalyse a été mobilisée. C’est cela que nous avons cherché à faire dans ce livre : identifier des points d’ancrage dans des configurations géo-historiques et des situations précises.

Contretemps – La psychanalyse, à travers la question du trauma et notamment du trauma colonial comme en Palestine ou en Afrique du Sud, repense le statut de victime de manière politique. Le trauma n’est plus lié à un événement, ni envisagé uniquement individuellement mais fait structure collectivement. En réponse, les sujets se transmettent et partagent une philosophie de la résistance appelé Sumud en Palestine ou autrement dit une « psychologie de la libération ». La psychanalyse, pensée initialement dans un temps long et individuel, semble ici sollicitée en temps de guerre où la violence est omniprésente, et devient un outil vecteur d’émancipation. Comment cette subversion est-elle possible ?

Sophie Mendelshon – Vous faites ici référence à un chapitre du livre, écrit par Lara Sheehi et Stephen Sheehi. Je les ai contactés après avoir lu leur ouvrage, que je cherche d’ailleurs à faire traduire en français, Psychoanalysis under occupation, « Psychanalyse sous occupation », qui concerne leur terrain clinique et anthropologique en Palestine. Ces chercheurs libanais ont passé beaucoup de temps avec des cliniciens en Palestine pour comprendre ce qui se jouait, comment était prise en compte et travaillée la souffrance psychique dans un contexte qui est celui des territoires occupés de la Palestine. Une des raisons pour lesquelles ce texte me semblait important dans le livre, c’est qu’il prolonge les questions que nous avions posées dans notre livre précédent La vie psychique du racisme. Avec Livio, nous avions fait une grande place à la question du démenti, du déni, ce processus de défense élaboré par Freud, Verleugnung en allemand, souvent traduit par déni et que nous avons choisi de traduire par démenti. Cette question a une grande place dans le repositionnement des psychanalystes, des cliniciens, et aux yeux de Lara Sheehi et Stephen Sheehi dans le contexte palestinien. Ils nous invitent à considérer que nous ne pouvons pas écouter des gens qui parlent de leur trauma individuel sans construire un espace historique, une contextualisation de la situation palestinienne. Tout est fait localement et plus globalement pour que ce soit extrêmement difficile de dire les réalités politiques et militaires auxquelles les gens qui vivent dans ces territoires ont à faire. Leur thèse qui semble assez évidente est une des caractéristiques du démenti freudien : ce dont on parle est tout à fait évident et en même temps, cela n’a pas de place pour exister. On est donc exactement dans une situation de ce genre : on peut savoir ce que c’est qu’être palestinien aujourd’hui, que de vivre dans les territoires occupés mais on ne le sait pas car il y a un refus de tenir compte de la réalité de la situation. C’est en construisant le trauma historique d’où est issue la construction de cette situation politique spécifique, c’est en construisant dans l’histoire le trauma qui a donné lieu à ce qu’on appelle aujourd’hui les territoires palestiniens qu’une clinique est possible. Sans cela, nous contribuons à produire du silence dans la parole. C’est-à-dire à rendre indicibles les choses qui sont effectivement vécues par les gens qui cherchent à les dire. Cela implique pour Lara Sheehi et Stephen Sheehi un positionnement spécifique des cliniciens qui doivent pouvoir dire où ils se situent. Dans des situations aussi radicales que celles-là, c’est la condition pour qu’une clinique soit possible. Sans politisation du clinicien, parce que l’espace entier est sursaturé par des questions politiques, rien n’est possible.

Livio Boni – Pour prendre autrement la question que vous venez de poser sur la dimension communautaire de la psychanalyse et sur le traumatisme historique, nous pouvons aussi retracer son histoire. L’histoire de Saint-Alban[6], ce qu’on appelle la psychothérapie institutionnelle, naît aussi du traitement du traumatisme de la guerre civile espagnole. La psychanalyse a un rapport très fort entre l’expérimentation de formes communautaires de pratiques analytiques et les guerres. On le retrouve par exemple à Londres sous les bombardements avec la psychanalyse d’enfants. Nous avons donc cette généalogie : la guerre d’Espagne, Saint-Alban, François Tosquelles et Fanon qui vient se former là-bas. Ce dernier va lui-même expérimenter à Blida des formes de psychothérapies communautaires, que l’on peut lire de plusieurs manières. Il y a à la fois de la psychanalyse mais il y a aussi cette idée de créer un corps collectif y compris dans la situation clinique lorsqu’on est immergé dans ce que Fanon appelait la violence atmosphérique. La violence atmosphérique, ce n’est pas un évènement ponctuel. L’article des Sheehi conteste d’ailleurs toutes les pratiques mises en place par l’organisation mondiale de la santé qui traitent le traumatisme dans les territoires occupés à partir du syndrome post-traumatique et des protocoles qui sont en vigueur dans la psychiatrie mondiale et dominante. Ils sont tout à fait inefficaces et presque contre-productifs dans une situation de violence atmosphérique. Il faut mettre en place d’autres dispositifs qui comportent nécessairement une dimension collective. Voilà comment la psychanalyse peut se politiser.

Sophie Mendelshon – Un des arguments des Sheehi est qu’en individualisant le trauma, on invisibilise la situation politique. Effectivement, le problème c’est de tenir compte de la situation. Cela devient suspect de renvoyer des symptômes individuels comme des échos à une situation collective située qui met en jeu un rapport de force, un rapport de domination, un rapport de colonisation en l’occurrence. En ne nommant pas la situation, on pathologise en creux le support possible d’une parole individuelle. Cela la rend impensable et même sans valeur propre.

Contretemps – À propos de la rencontre entre la pensée freudienne et la théorie marxiste ou des tentatives du freudo-marxisme, peut-on dire que les difficultés rencontrées sont en partie liées au fait que Marx et Freud, ces deux monstres sacrés et de surcroît occidentaux, ont longtemps été intouchables ? Pourtant ne se sont-ils pas heurtés chacun de leurs côtés aux mêmes conflits internes entre les tenants d’une orthodoxie et les frondeurs pointant les impensés « du reste du monde » ?  Leur rencontre à défaut d’être réussie n’est-elle pas nécessaire encore aujourd’hui ?

Livio Boni – Je commencerai par une remarque très générale. Il y a une différence majeure entre l’histoire de la psychanalyse et l’histoire du marxisme. Le marxisme s’est transformé en se répandant dans le monde. Le marxisme a fait preuve d’une très grande plasticité. Il s’est transformé dès la révolution russe qui était impossible selon les canons marxistes orthodoxes. Toute la planète a connu des déclinaisons du marxisme. Il est sorti de son foyer européen, a pu s’adapter, s’est transformé et s’est réinventé de manière tellement puissante qu’il est allé contester sa forme historique, européenne, euro-centrée. Ce n’est pas le cas pour la psychanalyse. Même si nous nous sommes intéressés vivement à ce panorama de la présence de la psychanalyse dans le monde non occidental, nous ne pouvons pas dire pour autant que cela ait réengendré une invention générale de la psychanalyse. Il n’y a pas eu de Mao de la psychanalyse, une figure non européenne de la psychanalyse, ou de Castro, ou de Che Guevara. Il n’y a pas eu d’expérience qui ait d’une certaine manière révolutionné la psychanalyse elle-même. Il y a quelque chose dans la psychanalyse qui reste fortement arrimé à son appartenance européenne au sens élargi. C’est un point de différence avec le marxisme. Dans les espaces non occidentaux, il n’existe pas un paysage déjà dessiné à l’intérieur duquel la psychanalyse puisse s’acclimater. Alors que le marxisme a joué parfois ce rôle. La connexion avec le marxisme a été importante historiquement avec l’Amérique latine et l’Amérique du sud, une connexion sur la longue durée, du Mexique jusqu’à l’Argentine et au Brésil. On assiste aussi à cette tentative de reconnexion entre freudisme et marxisme en Asie du sud, en Inde alors qu’en Europe, cet agencement est devenu beaucoup plus rare même si l’école de Ljubljana, avec l’école qui s’est formée autour de Slavoj Zizek, a joué un rôle important dans le fait de relancer une articulation entre marxisme et lacanisme. C’est pour cela qu’on assiste aujourd’hui plutôt, qu’à un freudo-marxisme, à un althuserro-lacanisme développé dans le chapitre très intéressant de Bruno Bosteels. C’est à travers cette connexion inattendue entre Althusser et Lacan que se propose une nouvelle forme de freudo-marxisme en Amérique latine, en Asie et qui s’inspire en partie de l’école de Ljubljana en la resituant dans l’histoire des pays post-coloniaux. Ces deux pensées parallèles, marxisme et freudisme, retrouvent une vivacité à partir des Suds.

Sophie Mendelshon – Par ailleurs, le texte de Marie Langer que j’ai traduit pour l’ouvrage qui s’intitule « Psychanalyse et/ou révolution sociale » montre les résistances de la psychanalyse à se politiser. Marie Langer n’envisage absolument pas que ce soit possible de réengager la psychanalyse dans les questions sociales, auprès des militants et dans les configurations révolutionnaires et dictatoriales de l’Amérique du sud de l’époque, sans que cela passe par le marxisme. C’est comme s’il fallait mobiliser le marxisme pour que la psychanalyse puisse trouver des fondements politiques propres. Il y a un voyage, il y a une délocalisation nécessaire de la psychanalyse vers le marxisme puis un retour. Qu’est-ce que cela change ensuite à la manière de construire des concepts psychanalytiques si on fait ce voyage ? Globalement, c’est la proposition la plus forte de politisation de la psychanalyse, parce que ce logiciel marxiste reste le seul mobilisable par une psychanalyse qui serait soucieuse de se servir de ses propres outils pour avoir accès à la conflictualité sociale à travers les paroles individuelles. Le marxisme apparaît comme un point d’extériorité indispensable pour la psychanalyse un peu partout dans le monde. 

Contretemps – Votre livre qui est une invitation à se saisir de toutes ces expériences politiques afin de lutter contre l’uniformisation de la psychanalyse, semble dépasser cet objectif. L’avez-vous pensé comme un outil pour le champ politique et militant ? Ou également comme une contribution au renouveau de votre discipline ? Quels sont les liens avec la critique de la psychanalyse issue des études de genre et des études post-coloniales ? Finalement, à qui s’adresse ce livre ?

Sophie Mendelshon – Nous avons plutôt pensé ce livre dans l’idée de proposer une autre approche de l’histoire de la psychanalyse : en se disposant à mesurer à la fois la dispersion dans le temps et dans l’espace des foyers de la créativité psychanalytique et les liens qu’ils entretiennent ensemble (par exemple entre les situations d’apartheid palestinien et israélien, ou dans les rapports à la poésie aux Antilles ou dans le monde arabe), on rend accessible des rapports à la psychanalyse qui peuvent sembler minoritaires, voire négligeables, mais qui contribuent à la mettre en circulation socialement et culturellement dans des environnements où elle peut devenir un recours pour penser les conditions historiques de l’aliénation subjective – ce qui a toujours, d’une manière ou d’une autre, des retentissements politiques. Si bien que, moyennant ce détour, oui, on pourrait dire qu’un livre comme celui-là contribue à forger une diversification des imaginaires politiques, et que dans cette mesure-là il peut être un outil pour le champ politique et militant. Un psychanalyste brésilien, Gabriel Tupinamba, faisait remarquer récemment que la psychanalyse peut contribuer aux luttes politiques en permettant de penser comment les formes d’organisation sont intriquées avec des configurations spécifiques de conflictualité, qu’il appartient à tout groupe de traiter, s’il ne veut pas s’y trouver enlisé. On pourrait dire que « la spécialité freudienne », c’est le conflit : pas de vie psychique sans mise en jeu, et mise en scène de la conflictualité. Pas de vie sociale non plus qui ne soit structurée par des lignes de conflit (de classe, de race, de genre) : on a donc forcément besoin d’outil pour diagnostiquer le conflit et pour le traiter (et pas forcément avec l’idée qu’il faudrait le résoudre, mais qu’il faut au moins pouvoir s’en servir). Et une fois que l’on accepte de complexifier les situations que l’on examine, des paramètres qu’on pouvait ignorer jusque-là s’imposent dans le champ de vision : on ne peut pas dissocier la classe, de la race et du genre pour penser la condition coloniale, pas plus qu’on ne peut les dissocier pour en penser les prolongements postcoloniaux. Ce livre s’adresse donc à toutes celles et tous ceux qui ont envie de faire avec cette complexité !

Livio Boni – Je me limiterais à ajouter à ce qui vient d’être dit que ce volume entend aussi fonctionner comme un atlas dans lequel des jeunes chercheurs, s’intéressant au rapport entre psychanalyse et critique post-coloniale, peuvent trouver des références précises afin de donner une profondeur historique à leurs recherches, sans se contenter d’une hybridation entre langages théoriques, mais en puisant dans des cas de figures et des conjonctures concrètes, qui prouvent que la connexion entre psychanalyse et décolonisation de soi n’est guère nouvelle, ni un simple effet d’une mode académique, comme le prétendent certains, puisqu’elle a toujours travaillé, plus ou moins souterrainement, la réception du freudisme dans le monde extra-européen.

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Propos recueillis par Juliette Le Mouël

Notes

[1] Octave Mannoni, Psychologie de la colonisation, Le Seuil, 1950, rééd. 2022.

[2] L. Boni, S. Mendelsohn, La vie psychique du racisme, La Découverte, 2021.

[3] Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, 1939.

[4] Marie Langer, Procréation et sexualité. Étude psychanalytique et psychosomatique, Éditions des Femmes, 2008.

[5] Désigne ce qui est relatif à l’étude du salut de l’âme et de la rédemption.

[6] L’hôpital psychiatrique de Saint-Alban, en Lozère, recrute en 1940 un psychiatre catalan, réfugié politique, François Tosquelles. Il y développe une approche innovante de la psychiatrie, dite institutionnelle, dans laquelle les patients disposent d’une grande liberté et où ils peuvent mener un certain nombre d’activités. Cette pratique rompt avec l’enferment des patients et sera une des sources des débats ultérieurs de critique de la psychiatrie.

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