
Dark agency : la promotion féminine au service de la domination. Un extrait des « Vigilantes », de Léane Alestra
L’extrême droite connait non seulement un spectaculaire développement électoral mais aussi une diversification de ses champs d’intervention et de ses publics. Alors que la place des femmes a traditionnellement été extrêmement minoritaire en son sein, désormais, non seulement de nombreuses femmes votent à l’extrême droite, mais des groupes de femmes d’extrême droite s’organisent, dont en France le groupe Nemesis prend place dans la nébuleuse identitaire, tandis que des personnalités féminines d’extrême droite occupent désormais une place importante dans certains médias.
Comment expliquer ces dynamiques ? Dans son ouvrage Les Vigilantes (JC Lattès), Léane Alestra revient sur les raisons de l’intégration de femmes au sein des groupes identitaires, à partir de la notion de « dark agency ».

L’agentivité, ou agency, formalisée par le sociologue Anthony Giddens en 1980, dans le sillage de nombreux travaux antérieurs, désigne la capacité des individus à agir et à influencer les structures sociales qui les entourent. Anthony Giddens, dans sa théorie de la structuration[1], met en avant la dialectique entre agency et structure : l’agency ne peut exister en dehors des structures sociales, et peut soit les reproduire, soit les transformer. Ce concept va au-delà de la notion de libre arbitre ou d’autonomie individuelle. L’agency souligne que le pouvoir d’action des acteurs sociaux s’exerce toujours dans un cadre façonné par des contraintes historiques, sociales et culturelles, tout en laissant place à des marges de manœuvre et de changement.
Elle se déploie selon deux dynamiques distinctes.
Dans la première, l’agency permet d’agir au sein du système, en tentant d’y négocier une marge de manœuvre hors du système sans pouvoir complètement s’en extraire. C’est le cas, par exemple, des travailleuses du sexe qui, pour échapper à la répression et protéger leur sécurité, déploient des stratégies d’adaptation aux cadres juridiques et sociaux. Dans les pays où leur activité est pénalisée ou strictement encadrée, elles sont parfois contraintes de se présenter comme victimes de la traite ou de prétendre vouloir s’engager dans un parcours de « réinsertion » pour accéder à des droits et obtenir une protection. Ici, l’agentivité ne consiste pas à remettre en cause directement les lois qui encadrent leur activité, mais à naviguer dans ces contraintes pour préserver leurs conditions de vie.
Dans la seconde dynamique, l’agency ne remet pas fondamentalement en question le système, mais s’y inscrit en adoptant ses logiques. C’est notamment ce que décrit l’anthropologue Saba Mahmood dans Politics of Piet par la notion de docile agency. En analysant les usages de femmes musulmanes pratiquantes dans une mosquée du Caire, Mahmood montre que leur engagement dans des normes religieuses conservatrices n’est pas une totale soumission à cet ordre, mais une stratégie pour redéfinir ces règles de l’intérieur[2]. En incarnant les vertus prescrites par leur foi et en maîtrisant les discours religieux, ces femmes acquièrent une autorité morale et une influence sociale, leur permettant de reconfigurer leur position dans des structures androcentrées tout en restant ancrées dans leurs traditions. Ce processus ne renverse pas l’ordre établi, mais permet d’y naviguer stratégiquement : en se conformant aux attentes religieuses, elles parviennent à se frayer un chemin dans un cadre qui, lui, reste inchangé.
Le concept de docile agency s’inscrit plus largement dans la réflexion sur l’agentivité des groupes doublement dominés, marquée par des injonctions contradictoires, où l’action individuelle est contrainte par des rapports de pouvoir oppressifs. Dans Can the Subaltern Speak ?, la théoricienne Gayatri Spivak souligne ces limites en analysant I’ impossibilité, pour les femmes colonisées, d’exercer une agentivité qui ne soit pas immédiatement récupérée ou neutralisée par les structures de domination[3]. Elle prend l’exemple des veuves hindoues pratiquant le sati –– l’immolation sur le bûcher funéraire de leur époux –– dans l’Inde coloniale. Ce rituel les plaçait sous une double contrainte : d’un côté, les Britanniques, au nom de leur mission civilisatrice, dénonçaient cette pratique comme une barbarie à éradiquer, les réduisant à des victimes passives de leur culture ; de l’autre, les élites indigènes glorifiaient cet acte comme un ultime sacrifice de résistance à l’ordre colonial. Dans les deux cas, la voix des femmes concernées était effacée : ce qu’elles pensaient réellement de cette pratique importait peu, car leur discours était systématiquement réinterprété par les pouvoirs en place.
Ce cas illustre le point central de Gayatri Spivak : l’agentivité des subalternes, même lorsqu’elle s’exprime, est conditionnée par les logiques d’oppression qui en façonnent les contours.
Enfin, l’émancipation se distingue de l’agency en ce qu’elle implique une rupture nette avec le cadre de domination, et non une stratégie de composition avec celui-ci. Le marronage en est un exemple emblématique : en s’évadant des plantations pour fonder des communautés autonomes, les esclavagisé·e·s créaient un espace pour redéfinir totalement leurs modes d’existence, hors du système esclavagiste.
Contrairement aux formes d’agency qui fonctionnent dans les interstices du pouvoir, l’émancipation repose sur une transformation radicale par une sortie hors du cadre imposé.
Ce qui distingue la dark agency de la docile agency, et a fortiori de l’émancipation, c’est qu’elle ne s’arrête pas au fait de reproduire l’ordre établi : elle le renforce en s’exerçant au détriment des groupes les plus marginalisés. Comme nous allons le voir, en consolidant les mécanismes oppressifs, les individus qui mobilisent cette forme d’agentivité négocient leur inclusion dans le système tout en contribuant à exclure davantage celles et ceux qui en sont déjà les plus éloignés.
Avec le concept de dark agency, je propose une relecture des approches classiques de l’agentivité en mettant en évidence une dynamique où le pouvoir d’agir renforce les structures d’oppression de manière volontaire et stratégique. Contrairement à la docile agency, qui caractérise l’agentivité des sujets subalternes cherchant à se faire une place au sein des systèmes d’oppression sans les remettre fondamentalement en question, la dark agency désigne une stratégie assimilationniste dans laquelle les individus situés à l’intersection de ce qui compte et de ce qui ne compte pas –– à la fois oppresseurs et oppressés –– investissent ces structures pour renforcer le système, tout en négociant une place avantageuse en son sein.
Ces groupes occupent une position ambivalente, ils sont à la fois suffisamment proches des centres de pouvoir pour en tirer parti et suffisamment éloignés pour y rester subordonnés. Ainsi, les femmes blanches nationalistes en sont un parfait exemple : marginalisées par l’hétéropatriarcat, mais avantagées par leur position raciale, elles mobilisent cette dark agency en adoptant et diffusant des discours sexistes et racistes. Cette stratégie leur permet de s’insérer dans des sphères traditionnellement virilistes et suprémacistes, tout en consolidant l’ordre qu’elles cherchent à intégrer.
De même, certains hommes noirs masculinistes, marginalisés par leur racialisation mais considérant qu’ils bénéficient d’un pouvoir dû à leur statut social masculin et/ou de classe, peuvent s’allier à des suprémacistes blancs, sacrifiant les intérêts de leur propre communauté pour se positionner dans des dynamiques de pouvoir, à l’instar de Kanye West. Cela concerne aussi certaines gays et lesbiennes réactionnaires qui exercent une dark agency en soutenant des politiques hétérosexistes et transphobes, en s’inscrivant volontairement dans des stratégies de tokénisation.
Ainsi, en s’opposant aux personnes trans, ces individus cherchent à compenser la marginalisation liée à leur homosexualité en consolidant leur position au sein de l’ordre cishétéronormé, gagnant en légitimité personnelle au prix de la solidarité intracommunautaire. Mais ce choix repose sur un équilibre précaire : en s’alignant sur une idéologie qui repose sur l’exclusion, ils risquent à terme d’en devenir eux-mêmes les cibles, une fois la menace désignée déplacée. Dans ce contexte, la tokénisation consiste à mettre en avant une personne ou un groupe comme représentatif d’une communauté marginalisée, tout en les encourageant –– voire en les incitant –– à adopter des positions qui servent les intérêts du groupe dominant, au détriment de la communauté qu’ils disent représenter.
Dès lors, loin de viser une quelconque émancipation collective ou remise en cause des rapports de domination, la dark agency s’inscrit dans une logique d’opportunisme et d’ascension personnelle. Elle repose sur une adhésion instrumentale calculée aux codes, normes et hiérarchies du système oppressif, en tirant parti de cette position. En adoptant une adhésion stratégique aux mécanismes de domination, elle permet d’obtenir des avantages à court terme –– qu’il s’agisse de reconnaissance, de pouvoir ou de privilèges symboliques et matériels.
Or, cette dynamique a un coût élevé : dans un premier temps, elle contribue à écraser les groupes les plus marginalisés, tels que les personnes racisées, les minorités sexuelles ou les dissident-e-s politiques, en aggravant leur exclusion. Mais la particularité de la dark agency réside dans son effet boomerang : à long terme, elle finit par se retourner contre celles et ceux qui s’en sont servis. En consolidant les structures oppressives qu’elle exploite, elle enferme ses usager·ères dans des systèmes qu’ils et elles ont renforcés, les privant de toute possibilité d’émancipation durable. Ce double effet –– opportunité immédiate mais coût différé –– fait de la dark agency une stratégie à la fois séduisante et profondément piégeuse.
La dark agency s’inscrit donc pleinement dans les logiques de pouvoir existantes, en les adoptant pour consolider une position de respectabilité. Cette respectabilité, fondée sur la conformité aux normes dominantes, consiste à se présenter comme un sujet exemplaire, moralement et socialement acceptable aux yeux du système. Elle repose sur un jeu contrastif : pour devenir « respectable », le sujet de la dark agency se distingue explicitement d’une figure repoussoir, perçue comme déviante ou menaçante. Ainsi, elle s’inscrit directement au cœur des systèmes de pouvoir, en adoptant leurs logiques pour en tirer des bénéfices immédiats. La dark agency ne subvertit pas, elle amplifie. Elle ne défie pas, elle capitalise.
Féminisme eugéniste : trier les corps, hiérarchiser les droits
Dans Les Mères de la nation. Féminisme et eugénisme en Grande-Bretagne, la chercheuse Florence Binard dévoile la manière dont des femmes britanniques, telles que la féministe Frances Swiney ou la médecin Elizabeth Sloan Chesser, ont utilisé leur propre quête d’émancipation pour renforcer les rapports de pouvoir inégalitaires[4].
Frances Swiney incarne cette posture de dark agency. Adhérente à la Eugenics Education Society, elle milite pour le droit de vote et l’accès à l’éducation supérieure des femmes blanches et bourgeoises, mais prône la stérilisation forcée de celles qu’elle juge « inaptes », ciblant en particulier les femmes des classes populaires et, encore davantage les femmes colonisées et racisées. Pour elle, il n’y a pas de contradiction : son féminisme ouvertement eugéniste fonctionne comme un filtre, où seules celles jugées « méritantes » sont admises[5].
L’accès au droit devient un privilège réservé à quelques-unes, au prix de l’exclusion des autres. C’est ainsi qu’en 1918, l’Angleterre adopte le Representation of the People Act, accordant le droit de vote uniquement aux femmes de plus de trente ans répondant à des critères de propriété. Une mesure soutenue par des organisations, dont la Eugenic Education Society, qui considéraient le suffrage féminin comme un levier de contrôle démographique, pour trier celles qui « méritaient » de faire partie du corps national.
Elizabeth Sloan Chesser défendait quant à elle l’instauration d’une éducation sexuelle généralisée, non pas dans une optique de promotion de la santé sexuelle, mais comme un outil de contrôle social.
Son objectif principal était de prévenir les naissances considérées comme « illégitimes », qu’elle voyait comme des menaces pouvant conduire à la « dégénérescence » de l’espèce. Dans cette perspective, l’émancipation des femmes était conditionnée au maintien d’une prétendue pureté, excluant de fait celles perçues comme une menace pour cet idéal : en particulier les femmes pauvres et/ou racisées, stigmatisées comme vectrices de dégradation morale ou biologique. En défendant un droit sélectif à la maternité comme un levier d’« amélioration » de la race humaine, Elizabeth Sloan Chesser exerçait une agentivité perverse : sous un vernis féministe, elle mobilisait des arguments essentialistes vantant la maternité tout en estimant qu’elle ne devait pas être accessible à celles jugées inaptes. Il ne s’agissait donc pas de remettre en cause les hiérarchies raciales et sociales, mais d’en optimiser le fonctionnement.
Au cœur de cette dark agency se déploie donc l’affirmation d’une hiérarchie rigide de la respectabilité féminine. Les féministes eugénistes, qui étaient aussi colonialistes, n’avaient en vue que la promotion d’un groupe bien précis : celui des femmes blanches et bourgeoises, qui correspondaient à leur idéal social et racial. Les autres, celles des classes populaires, celles racisées, furent laissées à l’écart de cette prétendue ascension vers le progrès. Or, cette exclusion ne relevait pas de la théorie seule : elle se déployait dans les gestes, dans les pratiques, dans les rouages d’une exploitation qui affermissait les hiérarchies.
Ainsi, en Grande-Bretagne, à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, des organisations telles que la Girls’ Friendly Society, fondée en 1875, étaient au cœur d’un système d’exploitation déguisé en mission éducative. Sous prétexte de préparer les jeunes filles des classes populaires à leur vie adulte, ces programmes les envoyaient travailler gratuitement comme domestiques dans des foyers bourgeois. La Girls’ Friendly Society prétendait leur offrir une forme de « civilisation » et de respectabilité, mais en réalité, ces femmes étaient enfermées dans des rôles subalternes, cantonnées à des tâches de service qui les maintenaient à distance de toute véritable ascension sociale.
Ce mécanisme, bien ancré dans une société victorienne et édouardienne obsédée par les normes de classe et de moralité, contribuait à renforcer la hiérarchie sociale sous couvert de philanthropie. Ces pratiques exploitaient donc les jeunes filles des classes inférieures tout en consolidant le statut de respectabilité des femmes bourgeoises, créant ainsi une fracture marquée entre les femmes.
En conjuguant les concepts de dark care et de dark agency, on peut donc préciser les contours de ce que j’appelle le « contrat de vigilance ». Ce contrat implicite contraint les femmes blanches à se conformer aux normes de respectabilité. En échange, elles obtiennent une forme de pouvoir limité, toujours conditionné par leur soumission aux structures oppressives qui régissent l’ordre social. Elles se retrouvent ainsi à la fois gardiennes et exécutantes d’un ordre hétéropatriarcal et raciste. Que ce soit l’infirmière qui sélectionne les patient·e·s à euthanasier, l’enseignante qui véhicule les idéaux eugénistes ou l’assistante sociale qui stigmatise les familles marginalisées, toutes renforcent ces systèmes d’exclusion, sous couvert de respectabilité, tout en consolidant leur propre position en leur sein. Ce pouvoir se construit donc sur une alliance stratégique avec l’ordre dominant, enfermant ces femmes dans une position ambiguë où leur autonomie s’achète au prix de l’exploitation des autres.
Notes
[1] Med Kechidi, « La théorie de la structuration : une analyse des formes et des dynamiques organisationnelles », Relations industrielles/Industrial, Relations, vol. 60, n° 2, printemps 2005, p. 348-369.
[2] Saba Mahmood, Politics of Piety: The Islamic Revival and the Feminist Subject, Princeton University Press, 2005.
[3] Gayatri Chakravorty Spivak, « Can the Subaltern Speak?», dans Cary Nelson et Lawrence Grossberg, (dir.), Marxism and the Interpretation of Culture, University of Illinois Press, 1988.
[4] Marie-Annick Mattioli, « Compte-rendu de Les Mères de la nation : Féminisme et eugénisme en Grande-Bretagne de Florence Binard », Revue française de civilisation britannique, vol. 11, n° 2, 2016.
[5] Florence Binard, Les Mères de la nation. Féminisme et eugénisme en Grande-Bretagne, L’Harmattan, 2016.