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La situation des personnels non-enseignants est souvent occultée dans les débats sur l’École. Pourtant, leur rôle est crucial et créer l’unité entre l’ensemble des travailleurs-ses de l’école, qu’ils ou elles soient enseignant-es ou non, est incontournable pour parvenir à une mobilisation victorieuse contre les politiques néolibérales qui rendent le système scolaire toujours plus inégalitaire.

Dans cet article, Thomas Vaïsse revient sur la situation spécifique et les grèves des ATSEM, grèves de femmes qui ne se revendiquent généralement pas du féminisme mais qui posent la question du travail immatériel indispensable au fonctionnement de l’institution scolaire et, plus largement, de la société capitaliste.

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La rentrée scolaire 2023 a été un moment de surexposition médiatique et politique de l’école. Mais alors que les articles et les polémiques se multipliaient à son sujet, des métiers, pourtant indispensables à son fonctionnement quotidien, ont encore brillé par leur invisibilité dans l’espace public : celles et ceux qui composent le personnel non-enseignant, majoritairement féminin.

Cette « autre femme derrière la porte », pour reprendre les termes de Naïké Desquesnes au sujet des Agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles (ATSEM), se pare d’une multitude de masques différents[1]. Elle est une ATSEM, chargée d’aider les enseignantes des écoles maternelles, une agente d’entretien ou de restauration, une Accompagnante d’élève en situation d’handicap (AESH), une animatrice du périscolaire. Leur recrutement et leur institution de rattachement posent d’entrée une difficulté pour élaborer un discours général, puisqu’elles sont recrutées par les mairies. Leurs conditions de travail et même l’étendue de leurs tâches peuvent donc largement varier.

Des corps en colère

Malgré tout, certains éléments se retrouvent partout sur le territoire et ouvrent à une analyse intersectionnelle puisque les caractéristiques sociales de ces travailleuses les placent dans des rapports multiples de domination ou d’exploitation, et nécessitent d’être pensées ensemble pour comprendre les raisons de leur colère et leurs formes de luttes. Car elles sont en colère, beaucoup d’entre elles en tout cas, comme l’automne 2022 nous l’a rappelé.

Cette période a été l’occasion pour des syndicats d’ATSEM d’impulser un mouvement de grève nationale en vue de récupérer la prime prévue pour d’autres corps de métier lors du Ségur de la santé, mais aussi et surtout de revendiquer le passage en catégorie B de la fonction publique et d’obtenir la reconnaissance de la pénibilité de leur travail. Cet enjeu de reconnaissance de la technicité et de la pénibilité est un élément central dans les mobilisations collectives qui surgissent dans l’espace public. Celles-ci prennent régulièrement la forme de grèves, qui, au-delà de leurs conséquences sur le quotidien des familles, et donc sur leurs interactions avec les travailleuses et les institutions publiques, sont (quasiment) invisibilisées dans les débats politiques, dans l’actualité médiatique et dans les recherches académiques.

Même dans l’univers politique de gauche, elles ne sont que peu mises en avant comme un acte de militantisme pensé et actif de la part d’un corps de métier central dans la société française. Pourtant, l’ampleur et l’efficacité de leur action militante pourraient être mises en exergue pour contredire deux discours très en vogue, l’un concernant la dépolitisation des classes populaires et l’autre la faiblesse inhérente de l’action syndicale, d’autant plus dans un secteur qui n’est pas un bastion historique du syndicalisme comme la pétrochimie ou l’énergie.

Des ouvrières de l’usine sociale

Vous avez sans doute noté la féminisation que j’apporte à chaque énonciation de métiers ; loin d’être une erreur, cette écriture vise à mettre en avant la présence quasiment exclusive de femmes dans l’école. En France, l’enseignement, qui est pourtant un corps de métier d’encadrement, donc potentiellement plus voué à attirer des hommes, est composé à 85,6 % de femmes. Les ATSEM, sur l’ensemble du pays, sont à 99,6 % des femmes, et le reste du personnel non-enseignant dans les écoles est composé très majoritairement de femmes (bien qu’il puisse y avoir une mixité plus importante dans la restauration ou l’animation).

Ceci n’est guère étonnant au regard des pratiques et des qualités attendues dans cet espace qui sont encore largement assignées au genre féminin, c’est-à-dire pensées socialement comme relevant de l’activité des femmes. Elles consistent dans la grande majorité de leur activité quotidienne à reproduire dans un cadre professionnel des tâches qu’on retrouve dans la sphère domestique. S’occuper des enfants, les amener aux toilettes ou les changer, les faire manger, les surveiller, les mettre au lit et les endormir, les réconforter et faire le ménage : voici un ensemble de tâches pensées comme maternelles et ménagères qui inscrivent clairement l’étude de cette profession dans la lignée des débats et des réflexions portés par les travaux féministes sur la reproduction sociale, le care et le travail gratuit[2].

Cette dimension genrée de ces métiers s’articule à des relations de subordination au sein de l’institution scolaire. À la différence du personnel enseignant, ces travailleuses ne sont pas diplômées de l’enseignement supérieur. Les ATSEM possèdent un CAP petite enfance et les autres agentes n’ont pas besoin de diplôme spécifique. Cette différence participe au fait que si elles sont au contact quotidien des enfants, elles demeurent au regard des institutions et des autres membres de la « communauté éducative » comme des actrices secondaires de l’éducation. Elles sont cantonnées en fait à exécuter les projets élaborés par le personnel enseignant ou à des travaux techniques et ouvriers.

Dans une métaphore avec le monde de l’industrie, ces femmes peuvent être déplacées tout au long de la chaîne de montage, main-d’œuvre remplaçable sans réelle distinction individuelle. Le terme de chaîne de montage, certes un peu osé lorsque l’on parle de travail auprès d’enfants au sein des écoles, peut se défendre en s’inspirant de l’idée anthropologique que l’éducation consiste en l’activité d’une société en vue de produire de nouveaux êtres humains[3] ; c’est une usine sociale, comme Kylie Jarret[4] nomme ce travail immatériel indispensable à la perpétuation de la société capitaliste.

Penser le lieu de l’école dans ces termes permet de conceptualiser le rapport entre agentes territoriales et enseignantes comme un rapport ouvrières / cadres. Dans ces interactions hiérarchiques, les secondes élaborent tandis que les premières exécutent[5]. Nombreuses sont celles qui ressentent alors ce que Simone Weil présentait comme le propre des conditions de travail à l’usine, c’est-à-dire « un abaissement de la possibilité de penser » du fait de « l’impossibilité d’ancrer la pensée dans l’action et d’établir un pont entre l’esprit et le contact que le corps déploie dans la matière », comme l’écrivent Furukawa Marques et Pascale Devette[6].

Cette situation provoque une humiliation, le « vide imposé à la pensée ». Enfin, cette terminologie qui renvoie à l’industrie permet aussi de prendre au sérieux les paroles exprimées par les agentes pour pointer justement l’aspect répétitif et peu « humain » de leur travail et plus globalement de la prise en compte des enfants, et le ressentiment de n’être que des pions interchangeables.

Circuler entre passion et pénibilité pour politiser leurs actions

C’est de cette configuration précise et des interactions qui s’y développent qu’émane un ressentiment de dévalorisation qui trouve son origine dans l’écart entre les compétences attendues et l’utilité sociale revendiquée, d’une part, et la faiblesse des rétributions symboliques et matérielles d’autre part. Cet écart s’explique par plusieurs éléments. Ces métiers pensés comme devant être effectués « au nom de l’amour », pour reprendre une expression de Maud Simonet, sont naturalisés, c’est-à-dire renvoyés à des pratiques naturellement féminines.

Cette naturalisation, articulée au peu de diplômes requis pour pratiquer, mène à un déni des compétences et de la technicité nécessaires, et entretient une forme de mépris que l’on retrouve d’ailleurs dans certaines critiques envers les grèves, qui écartent la pénibilité du travail et sa complexité. Celui-ci ne serait ni difficile, ni pénible, mais intéressant ou enrichissant, et ces femmes, parfois dénigrées comme peu compétentes du fait de leur langage ou de leur comportement, profiteraient des grèves pour « aller chez Zara ».

Leurs problèmes physiques ou psychiques sont également naturalisés, et seraient les conséquences de leur nature fragile, de leur désinvolture et de leur paresse. Ces travailleuses doivent affronter en permanence les soupçons de fainéantise, de grossièreté, de grève de « confort », d’hystérie, etc. Loin d’être une nouveauté, ces préjugés naturalisés et naturalisant se sont toujours attachés à dévaloriser le travail des femmes des classes populaires, en critiquant aussi bien ce qu’elles font que ce qu’elles sont.

Les agentes des écoles vont les réutiliser, dans une démarche similaire à ce que Fanny Gallot a montré au sujet d’ouvrières dans les années 1968, pour les transformer « finalement en preuve[7] » qui visibilisent leurs mauvaises conditions de travail. En produisant des discours et des revendications qui circulent entre pénibilité et passion caractéristique du travail reproductif, les agentes syndiquées, mais aussi celles qui ne le sont pas, pointent la fatigue due aux efforts physiques et mentaux constants comme un élément faisant partie de leur métier, qu’elles peuvent accepter du fait de l’amour qu’elles portent à celui-ci et à leur attachement à l’intérêt collectif.

Elles déclarent aimer leurs métiers et les enfants dont elles ont la charge, mais en échange elles attendent une autre considération qui doit s’appliquer concrètement dans les conditions d’exercice de leur métier[8]. Leurs paroles insistent sur l’impossibilité de concilier le manque de gratification symbolique ou matérielle d’un travail qu’elles sont nombreuses à décrire comme pénible et fatigant, et la mise en pratique de l’amour qu’elles portent pour ce métier et pour les enfants.

Les raisons des grèves sont alors montées en généralité à destination du bien-être de l’enfant et d’un service public de qualité. Si les grèves sont nécessaires, disent les grévistes, c’est parce que les conditions d’accueil ne sont pas adéquates aux attentes des familles et dangereuses pour les enfants.

Valeur contre valeurs !

Les mobilisations des ATSEM visent à revaloriser le travail reproductif en mettant en exergue ses valeurs morales au détriment d’une valeur marchande, comme bell hooks le prônait ; « on s’occupe de la prunelle de vos yeux », voilà les paroles fortes que les agentes clament régulièrement, portées par un mégaphone dans une manifestation ou dans une conversation lors d’un rassemblement.

Elles participent ainsi à centraliser le débat public autour de la question de l’utilité sociale du travail, de ce qui est important pour la société, et à articuler la mise en visibilité et la mise en valeur du travail reproductif quotidien. Ce métier exige de prendre soin et de bien s’occuper des enfants, de fabriquer de la meilleure des façons des êtres humains. Elles articulent dans leur discours l’importance de leur métier pour la société tout en ne mettant jamais en avant une valeur monétaire et ainsi pointent le déséquilibre entre leur utilité sociale et le manque de rétributions matérielles et symboliques dont elles souffrent. 

Ce qui implique une difficulté centrale puisqu’elles doivent s’attaquer pour cela à la disjonction faite dans le capitalisme entre la valeur monétaire et les valeurs morales ; comme l’ont déjà écrit David Graeber ou Rachel Silvera, il semble que « les métiers les plus utiles socialement sont les moins payés[9] ». S’attaquer à ce fonctionnement, c’est remettre en cause les fondements mêmes de l’économie capitaliste actuelle.

Ces grèves de femmes qui ne se revendiquent pas comme féministes sont donc en première ligne dans la lutte pour la revalorisation du travail reproductif et pourraient servir de base à une grève féministe de plus grande ampleur. Pour cela, il est nécessaire de repenser au sein de l’école la représentation et la hiérarchie entre les différents statuts. Celles-ci entérinent une distinction de classe entre corps enseignant et non enseignant, dont les mobilisations sociales s’articulent rarement, du fait en partie des distinctions au sein même des organisations syndicales et d’accès à l’espace public et politique de ceux-ci.

Défendre la valeur du travail reproductif implique de lutter contre les politiques néolibérales actuelles de destruction du service public et cela ne passera que par une certaine unité entre travailleuses de l’école. Dans cette optique, il faut créer les conditions de cette unité et donc lutter contre la domination qui s’exerce entre personnel enseignant et non-enseignant. Les revendications sont souvent proches : la pénibilité croissante du métier couplée à la décroissance des rétributions matérielles ou symboliques, le manque de considération et de moyens, etc. Il est donc central de considérer l’ensemble des femmes en charge de ce travail reproductif comme des travailleuses indispensables, compétentes et complémentaires.

Notes

[1] Naïké Desquesnes, « Cette autre femme derrière la porte. Quand l’instit cache l’Atsem », Z : Revue itinérante d’enquête et de critique sociale, vol. 14, no. 1, 2021.

[2] Maud Simonet, Travail gratuit : la nouvelle exploitation ?, Textuel, 2019.

[3] David Graeber, Pour une anthropologie anarchiste, Brooklyn, Lux Editeur, 2006.

[4] Kylie Jarret, « Le travail immatériel dans l’usine sociale : une critique féministe », Polirevue, 2017.

[5] Arthur Imbert, « Quand les ATSEM entrent en classe. Histoire d’une lutte juridictionnelle à l’école maternelle », Nouvelle Revue du travail, 2022 ; Fabienne Montmasson-Michel, « Les ATSEM, les activités manuelles et la raison graphique », Recherche en éducation, 2017.

[6] Dan Furukawa Marques, Pascale Devette, « La dignité du travail, fondation d’une communauté politique dans le Mouvement des sans-terre au Brésil », Journal des anthropologues, 2019.

[7] Fanny Gallot. « La « crise de nerfs » des ouvrières des années 1968. De la « nature féminine » à la dénaturalisation de la division sexuée du travail », Raison présente, vol. 190, no. 2, 2014.

[8] Yasmine Siblot, « En bas à gauche ? », Politix, 2020.

[9] David Graeber, Bullshit Jobs, Paris, Les liens qui libèrent, 2018 ; Rachel Silvera, « Revaloriser les métiers à prédominance féminine : c’est le moment ! », Contretemps, 2020.

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