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Comment Javier Milei est-il parvenu au pouvoir en Argentine ? Christophe Giudicelli avance quelques pistes, complémentaires de la lecture proposée dans nos colonnes, il y a quelques jours, par Pedro Perucca mais aussi par Mariano Schuster et Pablo Stefanoni.

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Dimanche 19 novembre, l’Argentine a élu Javier Milei comme président de la République, avec un score de 55,7%, ce qui fait de lui le président le mieux élu depuis le retour à la démocratie, il y a exactement quarante ans. En élisant ce candidat d’extrême droite au programme ultracapitaliste, les Argentins ont choisi de fait un grand saut dans le vide. Phrase toute faite, reprise à l’envi un peu partout.

Pour le vide, c’est sûr, Milei est ce qu’on peut imaginer de plus creux. En revanche, sauter dans le vide n’est pas sauter dans l’inconnu. On aurait tort de penser que cette élection ouvre sur une dystopie. Ce n’est vrai que si l’on s’arrête à l’écume des faits : la tronçonneuse du candidat, ses outrances verbales ou les fantaisies de ses colistiers. On retrouve en fait dans le régime qui se met en place à peu près tout ce que les extrêmes droites actuelles charrient de nauséabond. Seule particularité : la rhétorique change légèrement, teintée d’une prédication libertarienne qui réclame ouvertement la fin de l’État, l’abolition de toute forme d’acquis sociaux et la marchandisation d’absolument tout.

Étant donné la configuration politique actuelle, il n’est pas dit que le programme radical de Milei puisse déboucher sur autre chose que des mesures disciplinaires propres aux gouvernements néolibéraux autoritaires. Le président le mieux élu est aussi le plus fragile du point de vue parlementaire, et doit composer avec la droite, probablement aussi réactionnaire que lui, mais sans doute moins disposée à tenter des aventures inédites. On essaiera ici de comprendre ce qui a permis à une alliance de paléo-libertariens et de néo-fascistes pratiquement inconnus en politique il y a trois ans d’arriver au pouvoir en Argentine, à rebours de ce qui s’est passé au Brésil et aux États-Unis, où Bolsonaro et Trump ont été battus, laissant derrière eux un piètre résultat.

Métapolitique et mediapolitique

Les éléments d’explication sont multiples. Ils renvoient d’abord à la montée en puissance d’une autre façon d’occuper l’espace politique, à un moment de crise économique et de profond désenchantement vis-à-vis des partis de gouvernement, le péronisme dans sa version la plus récente de centre-gauche (le kirchnérisme) et l’alliance de droite et de centre-droit représentée par et Juntos por el Cambio (ensemble pour le changement) qui avait constitué la majorité de l’ancien président Mauricio Macri (2015-2019).

Après la politique de terre brûlée du macrisme, qui, en plus d’endetter le pays pour des décennies[1] avait –déjà– provoqué une inflation de près de 50 %, le retour au pouvoir du péronisme avait suscité de grands espoirs. Au néolibéralisme décomplexé devait succéder une meilleure redistribution de la richesse, un bras de fer devait être engagé avec le FMI pour rediscuter les conditions de remboursement du prêt colossal consenti à Macri par Christine Lagarde, et une taxation plus ambitieuse du capital devait assurer une meilleure justice sociale. La politique timorée de Fernández, les luttes internes de ses fidèles avec le kirchnérisme et, pour finir, la crise économique et monétaire causée en grande partie par une sécheresse historique qui a réduit drastiquement la production de soja et de maïs, ont amputé les rentrées fiscales et déstabilisé le budget de l’État, menant à une inflation totalement hors de contrôle.

Dans ces conditions, une partie importante de la base électorale du péronisme, paupérisée et sans perspective, a basculé, rejoignant les gros bataillons de l’antipéronisme atavique d’une partie de la société argentine, qui ne voterait jamais pour un candidat péroniste. La campagne très droitière de Juntos por el Cambio, emmenée par l’ex-ministre de l’intérieur de Macri, Patricia Bullrich, ne lui a pas permis de se distinguer des gesticulations plus franches de l’extrême droite. L’électeur préfère toujours l’original à la copie… Le second tour mettait donc aux prises Sergio Massa, le ministre de l’économie du gouvernement actuel, complètement démonétisé, à tous les sens du termes, et Javier Milei, qui l’a emporté haut la main.

Ce succès électoral tient d’abord à la tête de gondole de cette alliance d’extrême droite. Javier Milei est avant tout un histrion de plateaux télé, un pitre médiatique qui s’est fait connaître depuis quelques années pour ses interventions virulentes à l’antenne, en faveur d’un crédo paléo-libertarien, accompagné de gesticulations rougeaudes et d’ insultes à l’encontre de ses interlocuteurs : gauchistes de merde, incapables, losers, délinquants, menteurs, assistés, collectivistes. Le pape, l’imbécile qui est à Rome, est communiste, c’est l’envoyé du Malin sur terre, ce qui est assez logique parce que Bergoglio est péroniste, le péronisme étant toujours assimilé, dans la grille d’analyse miléiste, au communisme soviétique. Ce serait assez drôle si le message n’avait pas une certaine efficacité dans un pays qui garde structurellement le vieux fonds idéologique de la guerre froide et des dictatures financées par la CIA, qui ont usurpé le pouvoir par intermittence entre 1955 et 1983.

Un cas assez typique d’anticommunisme sans communisme, clivé par une ligne de fracture péronisme/antipéronisme. Il y a quelques années encore, le président élu était un personnage assez quelconque, titulaire d’un vague diplôme en économie obtenu dans une université privée de seconde zone, qui intervenait occasionnellement dans des débats télévisés. Mais à force de marteler à l’antenne qu’il avait la science économique infuse, et d’assommer ses interlocuteurs sous un flot de références convenues mais que ces derniers ne maîtrisaient pas, il a fini par gagner son rond de serviette comme « économiste » dans un nombre croissant d’émissions.

Rien de très nouveau, on a bien pour coutume sous d’autres cieux d’introniser « philosophes » des opinologues de plateau. Il faut reconnaître cependant, que Milei était un assez bon produit d’appel, savamment emballé : coupe de cheveux excentrique, veste en cuir noir, éructations, détails biographiques soigneusement mis en scène, censés trancher avec le profil d’un politicien professionnel. On y retrouve tous les ingrédients susceptibles d’attirer un œil argentin, le football, le rock, l’argot. Une pincée de détails plus croustillants : le sexe tantrique, le medium édenté qui lui permet de communiquer avec son chien morts. Ses autres chiens clonés à partir du précédent, qui portent le nom de ses auteurs fétiches, tous ultra-libéraux ou libertariens : Milton Friedman, Murray Rothbard et Robert Lucas.

Le problème est que dans un pays où l’économie va aussi mal – on devrait atteindra 180 % d’inflation en 2023 – le bouffon a commencé à être écouté. D’abord d’une oreille amusée : après tout il s’en prenait en hurlant à l’ensemble de la classe politique et faisait le buzz par ses insultes et ses punchlines, , recyclant au passage tout ce que compte le catéchisme néo-réactionnaire : climatoscepticisme, antivax, antiféminisme, lutte contre la « théorie du genre », l’écriture inclusive et, plus généralement l’hydre progressiste qui aurait imposé la croyance hérétique selon laquelle de toute besoin naîtrait un droit.

Fidèle à son paléo-libertarisme de manuel scolaire[2], il est allé jusqu’à proposer un libre marché des organes, des armes, la privatisation des rues et des trottoirs. Mais abolition de l’État ne veut pas dire anarchie et encore moins société sans classes : la force de l’État doit être mise à profit pour interdire l’avortement et garantir la sécurité des réformes prévues …contre l’État social, les profiteurs, les assistés, tous parasites, rendus responsables de la « décadence » du pays.

Milei s’est peu à peu taillé une vraie popularité parmi les laissés pour compte, les 40 % de personnes qui composent le secteur informel et pour lesquels l’État est dans le meilleur des cas une chimère qui ne les concerne pas, dans le pire des cas une caisse mafieuse destinée à enrichir à leurs dépens la caste, terme repris aux Espagnols de Podemos mais détourné de son sens originel pour vitupérer pêle-mêle un ennemi polymorphe : péronistes, radicaux, politiciens véreux, syndicalistes corrompus, fonctionnaires inutiles. Bref, l’établissement de papy Le Pen, le deep state trumpiste, avec une bonne pincée de poujadisme relooké à la sauce libertarienne.

Après un certain succès de librairie, surfant sur l’enthousiasme, notamment, des jeunes prépubères votant pour la première fois[3], le prédicateur médiatique s’est lancé en politique, adoubé par l’extrême droite locale et par l’internationale réactionnaire, en particulier Vox en Espagne, Bolsonaro au Brésil et Kast au Chili. En l’absence de réels cadres politiques, mis à part quelques néolibéraux tellement droitiers qu’ils s’étaient éloignés de l’ex-président Mauricio Macri, Milei et sa poignée de conseillers (sa sœur en particulier) se sont entourés d’une troupe improbable d’influenceurs, de youtubeurs, de cosplayers, de tiktokers.

Une série d’émules ânonnant des consignes encore plus basiques que leur mentor, qui ont littéralement saturé les réseaux, et envahi les studios de télévision et de radio avec des propositions aussi facilement polémiques que le remplacement de l’éducation sexuelle à l’école par des séances de pornographie, la possibilité donnée aux hommes de renoncer à leur paternité 15 jours après la déclaration de grossesse, la vente d’enfants et d’organes, la rupture de relation diplomatique avec le Vatican, l’autodétermination des Malouines, pour les Kelpers.

Du bruit et des micro-scandales qui ont garanti à leur paladin une omniprésence médiatique sans pareil. Un marketing soignant l’identité visuelle du « lion » sur fond jaune, la reprise (contre l’avis du groupe) d’une chanson populaire de hard rock argentin. Une certaine habileté enfin à reprendre en les détournant des slogans propres aux mobilisations sociales de gauche : depuis les que se vayan todos (qu’ils s’en aillent tous) et se viene el estallido (le soulèvement arrive) de 2001 au Massa, basura, vos sos la dictadura (Massa, ordure, tu es la dictature), retournement révisionniste d’un slogan de dénonciation, précisément, des agents et des complices de la dictature. Un travail métapolitique conscient qui ne néglige aucun secteur du « combat culturel » que revendique Milei depuis toujours. Le tout servi par une armée de trolls diffusant à longueur de journée toute sorte de fake news et invectives violentes contre quiconque s’opposerait au chef.

Quand le sage montre la lune…

Milei est donc à l’origine un pur produit médiatique. Formulations simples, punch lines directes. Tout à l’emporte-pièce, formats courts, facile à diffuser sur n’importe quel support. Lui-même a multiplié provocations en tout genre, volontiers sexuelles[4], Ses épigones, on l’a vu, se sont chargés de compléter le tout par une course à l’échalote de la déclaration la plus grotesque, tandis que ses trolls assuraient la diffusion urbi et orbide l’ensemble de cette soupe indigeste.

Cependant, derrière ce cirque tonitruant et bigarré, deux groupes structurés ont avancé plus discrètement leurs pions : l’extrême droite militaire et la droite néolibérale.

L’extrême-droite militaire 

Les premiers à avoir compris l’intérêt d’une alliance tactique avec le trublion libertarien ultraréactionnaire, ce sont les militants de l’extrême droite proche de l’ancienne dictature civico-militaire (1976-1983), qui n’auraient jamais accédé au pouvoir s’ils ne s’étaient pas glissés dans le sillage de ses imprécations tonitruantes.

La vice-présidente élue, Victoria Villarruel, est la tête de pont d’une nébuleuse qui s’attache depuis des années à réhabiliter la junte, qui milite pour la libération des militaires condamnés pour crimes contre l’humanité et mène un combat acharné contre tous les organismes de défense des Droits Humains. Elle est la figure la plus visible du négationnisme argentin, qui consiste à nier l’existence des 30 000 disparus de la dictature, à dénoncer une instrumentalisation des Droits Humains et à remettre au goût du jour la « théorie des deux démons » selon laquelle la violence des forces armées n’était qu’une réponse à celle des organisation de guérilla des années 1970, Montoneros et ERP notamment. Adepte d’un confusionnisme cynique mais classique dans les milieux d’extrême droite, elle a fondé et dirige le Centro de Estudios Legales sobre el Terrorismo y sus Víctimas (CELTYV), sigle qui singe le CELS, Centro de Estudios Legales y Sociales, lequel regroupe depuis le retour à la démocratie des avocats spécialisés dans les Droits Humains et l’établissement de la vérité dans les enquêtes judiciaires contre la répression illégale menée sous la dictature.

Cette madone des assassins en uniforme, elle-même fille et nièce d’officiers impliqués de près dans le terrorisme d’État est partout sur les plateaux et sur les réseaux pour nier les 30 000 disparus, réclamer la « mémoire complète », c’est-à-dire mettre sur le même plan les victimes de la répression d’État et les militaires tombés dans des affrontement face aux organisation de gauche armées, tous « terroristes ». Cette revendication du rôle de la dictature débouche naturellement sur un projet de libération des pires criminels condamnés à perpétuité pour crimes contre l’humanité.

Certains, ont d’ailleurs logiquement appuyé la candidature de Milei, à l’instar de Jorge « Tigre » Acosta, l’un des principaux dirigeants du camp de concentration de la ESMA, ou de Mario « churrasco » Sandoval, un policier impliqué dans des centaines de disparitions, puis réfugié en France et engagé comme enseignant, entre autres par Jean-Michel Blanquer. L’extrême droite, ses militants sont donc très présents parmi les soutiens du tandem Milei-Villarruel. Militaires agitant le spectre des Ford Falcon vertes (la voiture utilisée par les commandos clandestins pour enlever les opposants), néonazis convaincus, catholiques intégristes anti-avortement, membres de l’Opus Dei, et même un groupe de rock nostalgique de la dictature et de la solution finale, on trouve de tout dans l’entourage du nouveau pouvoir.

Le vernis démocratique craque très vite d’ailleurs dès que l’on aborde certain sujets. Le mariage gay est assimilé à une infestation de poux, pour la probable ministre des affaires étrangères, Diana Mondino ; concernant l’identité de genre, le nouveau président n’a rien contre le fait que quelqu’un s’auto-perçoive comme un « puma » ; quant à son futur secrétaire à l’éducation, Martin Krauze, il a regretté que « la Gestapo n’ait pas été argentine, parce qu’elle aurait tué moins de Juifs »… dans une discussion qui n’avait rien à voir avec la seconde guerre mondiale, mais qui laissait clairement voir quelles référence structurent son imaginaire. Les menaces physiques à l’encontre des militants des organismes de défense des Droits Humains, des syndicalistes et des parlementaires de la future opposition se multiplient à une vitesse alarmante. Les symboles reproduits sur les lettres anonymes et les réseaux sont clairs : falcon vertes et croix gammées, retour de la Triple A[5]. On ne peut plus exclure un retour à une violence paramilitaire ou parapolicière favorisée par l’arrivée au pouvoir de ces milieux d’extrême droite. 

La droite néolibérale

Le second pilier du régime en cours d’installation est sans conteste la droite néolibérale. Une fraction avait déjà rejoint Milei, en particulier un ramassis d’ex-ménémistes un peu oubliés et quelques macristes en rupture de ban. Mais ce soutien est devenu presque organique dès le lendemain du premier tour : la frange plus radicale de la droite classique, rangée derrière l’ancien président Macri s’est mise au service de Milei. La rapidité de cet alignement semble accréditer la thèse selon laquelle des tractations orchestrées par Macri étaient déjà en cours depuis longtemps. Enterrées en tout cas les accusation contre l’ancien président, taxé de délinquant, de mafieux, de personnage répugnant, pilier de la caste honnie. Oubliées les insultes proférées la veille encore contre la candidate de Macri, Patricia Bullrich, montonera poseuse de bombemeurtrière d’enfantsterroriste[6]. Buenos Aires vaut bien une messe. 

Milei avait besoin des votes de Bullrich, il a besoin des cadres et des élus du PRO. Macri compte bien jouer les coucous et contrôler le pouvoir … qu’il a perdu dans les urnes. Le parti de Milei ne compte que 38 députés sur 257 et 7 sénateurs sur 72. Il a besoin de rallier une partie des 94 députés et 21 sénateurs de Juntos por el Cambio pour éviter un blocage institutionnel complet. Il n’a de relai sérieux dans aucune des 24 provinces du pays. L’appui des réseaux macristes va être important pour accompagner la politique brutale qui s’annonce. La presse de droite (Le groupe ClarínLa Nación en particulier) peut être un précieux outil de propagande.

Milei ne s’y trompe pas : ses premières annonces de privatisation concernent l’agence de presse publique Télam et le groupe de radio et télévision publique. Il serait imprudent de laisser un espace non inféodé aux intérêts économiques et politiques du nouveau régime. En l’absence de majorité parlementaire, la tentation va être grande de gouverner par décret, ce que permet la constitution argentine, très présidentialiste. Et les premières annonces vont dans ce sens : choc fiscal, pas de demi-mesures, le tout sur un fond d’urgence apocalyptique : c’est ça ou le chaos. On paye la dette, les indicateurs macro-économiques repartent à la hausse et on atteint le nirvana de l’orthodoxie libérale. Peu importe si entre temps la majorité de la population reste sur le carreau. Lorsqu’ils seront à terre, les Argentins seront contents qu’on leur ruisselle dessus… Make Argentina Great Again, pourrait dire le nouveau président, qui rêve à haute voix de retourner à l’âge d’or de la république oligarchique de la fin du XIXe siècle, où ni le suffrage universel ni le droit du travail n’entravaient la bonne marche du capital.

Macri et les intérêts qu’il représente ont pour leur part, tout intérêt à appuyer cette thérapie de choc : elles constituent une divine surprise pour eux. Elles s’inscrivent dans la droite ligne du démantèlement de l’État social entrepris par le ministre de l’économie de la dictature Martinez de Hoz (1976-1983), poursuivi par Menem ( 1989-1998) et repris tambour battant par Macri lui-même (2015-2019), avec l’échec lamentable que l’on sait. Dérégulation monétaire, suppression des impôts, abolition des taxes à l’exportation et, bien sûr, réduction drastique de la dépense publique. Le tout emballé dans du papier magique, celui de la dollarisation de l’économie, promesse de campagne censée régler tous les problèmes.

Il y a fort à parier que les mesures les plus radicales du candidat à la tronçonneuse – la suppression de la banque centrale, la suppression du peso au profit du dollar – soient repoussées aux calendes grecques. C’est sans aucun doute le pari de Macri et des milieux d’affaires trop heureux de pouvoir se cacher derrière un tel hurluberlu qu’ils espèrent piloter sans se salir directement les mains. Le ministère de l’économie vient d’ailleurs d’échoir à un fidèle de Macri.

Il en va de même des changements radicaux en matière de politique étrangère annoncés pendant la campagne : rupture des relations commerciales avec les pays « communistes », à savoir …  la Chine et le Brésil (qui comptent parmi les premiers partenaires économiques de l’Argentine), abandon du Mercosur et de l’entrée annoncée dans le groupe des BRICS. Les deux dernières mesures sont probables. Couper les ponts avec la Chine ou le Brésil est tout simplement impossible. Lula vient d’ailleurs de demander des excuses au néo-président avant de relancer tout échange. Elles ne devraient pas tarder : même le pape vient de perdre sa nature démoniaque et imbécile pour redevenir « sa sainteté ».

L’alignement de Milei sur une internationale réactionnaire et complotiste pourrait cependant avoir des conséquences sur nombre de sujets, comme le multilatéralisme, la question des Droits Humains, la lutte contre le dérèglement climatique. Politiquement, le pari de Macri est très probablement de prendre progressivement le contrôle d’un vrai parti de droite à sa main, sans l’alliance inconfortable qui liait le PRO à d’autres formations plus centristes, comme la vieille Union Civique Radicale qui, même droitisée, ne peut pas suivre Macri dans les pas d’un président négationniste pour lequel les pires présidents de l’Histoire ont été Hipólito Irigoyen, le premier président radical et Raúl Alfonsín, élu président il y a exactement quarante ans, eu sortir de la dictature. Il y a longtemps que Macri et les siens vomissent « l’arnaque des Droits Humains » et contestent publiquement le chiffre des 30 000 disparus. 

Le chaos qui vient

Alors qu’on célèbrera le 10 décembre les quarante ans du retour à la démocratie en Argentine, l’avenir s’y annonce sombre, pour ne pas dire noir foncé. L’attelage qui vient de s’installer au pouvoir a soif de sang, et a conscience qu’il faut aller vite, parce qu’il va se retrouver confronté à une résistance importante de la part des secteur affectés par les mesures qui devraient être annoncées dès le 11 décembre, qui sont nombreux et puissants.

On sait d’ores et déjà que les ministères de la santé, du travail, des affaires sociales, de la culture et de l’éducation vont être rétrogradées en secrétariats d’État[7] rattachés à un tentaculaire Ministère du capital humain, et que leur budget va être extrêmement réduit, ce qui va entraîner des conséquences en cascade dans tout le pays. Le Conicet, l’équivalent du CNRS en Argentine, le meilleur institut de recherche du continent, est également dans la ligne de mire. Après avoir annoncé sa suppression pure et simple, Milei a semblé vouloir n’en garder que les secteurs les plus « productifs ». Les sciences humaines et sociales, les sciences environnementales, entre autres, ont du souci à se faire.

Les minima sociaux et toutes les mesures d’accompagnement des populations les plus pauvres, assimilées à de l’assistanat, seront supprimées ou réduites au strict minimum. Les organismes de lutte contre les inégalités et les discriminations, l’Institut National Indigène et, bien sûr tous les organismes de défense des Droits Humains, assimilées à des officines de propagande sont clairement visées. Villarruel, à qui a été confié le soin de nommer un ou une titulaire pour les ministères de la défense et celui de la sécurité, a manifesté le désir de transformer l’ex-camp de concentration de la ESMA – musée de site et de mémoire sous la tutelle du secrétariat national des Droits Humains depuis 2015, récemment inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO – en jardin, sans aucune mention des 5 000 personnes qui y ont disparu. Les provinces vont voir la participation de l’État fédéral soit supprimée soit réduite à la portion congrue.

Toutes ces mesures ne peuvent que susciter des réactions politiques et des mobilisations sociales d’ampleur. Milei et Macri ont déjà prévenu : ils n’hésiteront pas à déchaîner la répression pour imposer leurs contre-réformes. Macri a même assimilé les éventuels protestataires aux orques de Tolkien, ces créatures inhumaines, violentes et stupides qu’on ne peut que contenir par la force des armes ou éliminer. De ce point de vue-là, la libération des militaires et de policiers prisonniers pour crimes contre l’humanité prend tout son sens. Elle exonérera de tout scrupule les forces qui participeront à l’écrasement de toute velléité de résistance, en leur garantissant une parfaite impunité. Rien de dit que ces mesures brutalistes pourront être prises, on ne peut pas encore savoir quelle sera l’ampleur du désastre social qui s’annonce. Ce qui est sûr, c’est que l’Argentine entre dans une période de forte confrontation.

Notes

[1] Macri a contracté une dette colossale de 45 milliards de dollars auprès du FMI, qui place plusieurs générations d’Argentins sous la dépendance de cet organisme dont on sait la capacité d’ingérence dans les politiques sociales des pays qu’il tient par la dette.

[2] Sur ce point, on lira les analyses de Pablo Stefanoni, par exemple ici : https://lundi.am/Qui-est-Javier-Milei-le-nouveau-president-argentin-libertarien

[3] Le vote est possible à partir de 16 ans en Argentine. Il est obligatoire à 18 ans, optionnel entre 16 et 18 ans.

[4] « L’État est un pédophile dans une garderie pleine d’enfants enchaînés et couverts de vaseline », la coparticipation (le mécanisme de solidarité entre les provinces) est une femme violée etc C’est une obsession chez lui “La corporation politique est plus dangereuse pour le capital qu’une armée de pédophile avec un syndrome d’abstinence dans une garderie »

[5] Alliance Anticommuniste Argentine, groupe paramilitaire responsable de l’assassinat d’environ 1500 personnes entre 1973 et 1976

[6] Avant d’être la représentante de la droite dure, Patricia Bullrich a été militante de l’organisation de guérilla péroniste révolutionnaire Montoneros

[7] Milei supprime 10 des 18 ministère actuels. Les huit ministères restant sont : sécurité, défense, intérieur, infrastructures, Affaires étrangères, économie, justice et capital humain, les deux derniers étant des usines à gaz regroupant un grand nombre de secrétariats.

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