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« L’aspect le plus connu des Antilles-Guyane est sans doute celui de terres d’émigration, mais elles deviennent en même temps et parallèlement des terres d’immigration. Les nouveaux venus (…) autrement organisés, autrement pourvus, autrement dominateurs aussi et sûrs d’eux-mêmes, qui auront tôt fait d’imposer à nos populations la dure loi du colon. Je redoute autant la recolonisation sournoise que le génocide rampant. » (Aimé Césaire, 1977, devant l’Assemblée Nationale.)

Durant ces 10 dernières années, la Martinique a subi un déclin démographique important d’environ 35.000 habitants[1]. Cette dynamique enclenchée depuis de nombreuses années devrait continuer de s’accentuer, projetant ainsi la population martiniquaise sous la barre des 300.000 en 2050. Aujourd’hui, l’INSEE la chiffre à 368.783 habitants. Pour comprendre les enjeux de ce phénomène, il est important de le contextualiser et d’interroger les effets de la politique néocoloniale française. Celle-ci a institutionnalisé les flux migratoires en créant des organismes publics, dont les répercussions sociales sont encore visibles aujourd’hui.

La création du BUMIDOM (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer) dès 1963 est une parfaite illustration de cette politique néolibérale, assimilationniste et expansionniste française. Fondé sous l’impulsion du député Michel Debré, cet organisme public s’est affairé à inciter et administrer la migration antillaise vers la France hexagonale. Les relents colonialistes de la gestion de la main d’œuvre antillaise ont rapidement donné lieu à des pratiques déshumanisantes et des allégations mensongères. Sous-couvert du prestige de l’institution française et de la précarité des habitants d’outre-mer, l’État a intentionnellement laissé planer un doute quant aux perspectives en matière d’emploi et d’ascension professionnelle. Dans la réalité, les « Bumidiens » ont été condamnés aux formations inadaptées et bien souvent stériles, aux emplois subalternes et aux logements sociaux modestes. Leurs aspirations individuelles n’ont jamais été considérées par le gouvernement qui a naturalisé de supposées dispositions aux travaux domestiques. Cet abus de pouvoir de la part du gouvernement français, on le ressent aujourd’hui encore dans les témoignages de ces « Bumidiens » qui évoquent leur amertume face à leurs rêves déchus et l’inaccessibilité d’un enseignement libre et émancipatoire. Cette manœuvre n’est pas un cas unique ou isolé, mais bien la légalisation et la continuité de l’exploitation coloniale. Elle s’accompagne également de l’assignation à la domesticité des personnes antillaises, notamment des femmes et jeunes filles. Dès les années 1920, de nombreuses familles bourgeoises françaises recrutèrent leurs employés dans les départements d’outre-mer. Les Antillaises étaient présentées comme étant « plus souples et isolées que la bonne espagnole d’antan »[2]. L’essence même des programmes de formation du BUMIDOM témoigne de cette construction institutionnelle d’un racialisme de l’emploi domestique en France. Constitués de deux parties distinctes, ces programmes consignent un ensemble de savoirs culinaires et d’hygiène, ainsi qu’un apprentissage sur les spécificités de la vie et des bonnes manières françaises.

Concevoir l’utilité de ses femmes uniquement par leurs qualités manuelles et relationnelles renvoie également à l’articulation de la domination raciale, sociale et sexiste. En effet cette prédisposition supposée repose sur des stéréotypes ethno-raciaux. La promesse illusoire d’une insertion sur le marché de l’emploi fut donc, pour ces milliers d’Antillais, le naufrage de leurs rêves avortés.

« L’émigration antillaise vint occuper un vide de l’économie française, note l’anthropologue Alain Anselin […] Celui des métiers masculins et féminins, de rang inférieur du secteur tertiaire public, inaccessibles juridiquement à la main-d’œuvre étrangère qui eût pu les exercer, et abandonnés par la main-d’œuvre française, notamment féminine, au profit du tertiaire privé en pleine expansion, en raison des bas salaires pratiqués dans la fonction publique »[3].

Suites aux difficultés économiques et aux problématiques socio-politiques liées à la fois à une forte natalité (en moyenne six enfants par femme) et à un taux important de pauvreté, la promesse d’émancipation sociale et professionnelle faite par l’État colonial ne fut en réalité qu’une propagande d’État menée à des fins mercantilistes. Cette logique économique machiavélienne repose sur la subordination et la capitalisation des Antilles au profit de l’hexagone. Dans la continuité de l’économie coloniale, cette exportation priorise le développement économique, politique et industriel. Le système capitaliste français du XXème siècle a ainsi supplanté celui de l’esclavagisme. La persistance de cette mainmise amplifie une dépendance structurelle vis-à-vis de l’hexagone, élément substantiel de la colonisation. Au cœur des « Trente Glorieuses » et d’une période d’expansion industrielle, l’économie française est déficiente en main d’œuvre et a besoin d’ouvriers spécialisés. L’immigration est alors utilisée pour répondre aux besoins des industries, notamment en provenance des anciennes colonies et des DOM-TOM. La reproduction des stéréotypes coloniaux liés à l’asservissement du peuple noir contribue à construire une réalité sociale hiérarchisée, qui maintient le peuple antillais au bas de l’échelle sociale dans l’emploi industriel mais également dans d’autres secteurs, y compris dans la fonction publique. Au sein de la société française, le la crainte, raciste, du grand remplacement des populations blanches par des non blanches est nourrie de l’idée selon laquelle le taux de natalité supérieur des femmes noires entrainerait inéluctablement un déclin civilisationnel. De plus, ces familles nombreuses imposeraient des charges fiscales importantes et supplanteraient la population blanche.

Les tensions politiques et les aspirations indépendantistes qui s’intensifient pendant la période massive de décolonisation mondiale entre 1945 et 1965 inquiètent le gouvernement français. Cela, alors que l’Algérie acquiert officiellement son indépendance en 1962, dans un contexte où l’opinion publique se montre de plus en plus hostile à la politique coloniale de la France.  La seconde moitié du XXe siècle aux Antilles fut également entachée par une répression sanglante. Cette crise sociale est le symptôme d’un état de tension autour des discriminations raciales, car ces événements ne sont pas le fruit d’une simple conjoncture, mais le résultat d’une exaspération de la population locale. En Martinique, par exemple, les dates du 20 au 22 décembre 1959 marquent trois jours d’émeutes urbaines violentes. Lors d’une altercation entre un jeune Martiniquais et un Français de l’Hexagone, les forces de l’ordre ouvrirent le feu sur des jeunes issus des quartiers populaires alors qu’ils n’étaient pas armés. Il y eu des dizaines de blessés et 3 morts dont Edmond Éloi, 20 ans, Christian Marajo, 15 ans et Julien Betzi, 19 ans.

En Guadeloupe, ce furent des ouvriers du bâtiment, qui se mirent en grèves les 26 et 27 mai 1967. Soutenus par les indépendantistes du Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe (GONG), ils réclamèrent des meilleures conditions de travail ainsi qu’une augmentation salariale de 2,5%. À cette négociation, la réponse raciste du président du conseil M. Brizard (« lorsque les Nègres auront faim ils reprendront le travail ») ainsi que l’indifférence des dirigeants d’entreprises, embrasèrent les esprits et des émeutes populaires éclatèrent. Soutenues au premier plan par la jeunesse (notamment par des actions de contestation dans les lycées) la répression fut sanglante. Jack Nestor fut la première victime des tirs. Jeune étudiant, il s’était imposé comme l’un des leaders du Gong. Bien que le bilan officiel reste flou concernant le nombre de victimes, des centaines de disparitions et de meurtres furent à déplorer. Certaines sources locales affirment cependant qu’il s’élève au moins à 200 morts[4]

Les revendications des militant.e.s ultramarins pour de nouvelles réformes structurelles, économiques et sociales furent ainsi étouffées.  Des témoignages de menaces d’une migration forcée ou d’incarcération en hexagone résonnent au sein des foyers antillais. Celles-ci ciblaient majoritairement les jeunes, qui avaient tenu des propos et/ou mené des actions liés à l’insurrection indépendantiste. Ces dynamiques visant à faciliter les flux migratoires, fausses lueurs d’espoir pour la population antillaise, furent mises au service d’une politique de leurre. Entre 1963 et 1981, on considère que cette politique de déplacement des populations a concerné environ 165 000 personnes[5]. La répartition des départs montre une inégalité de genre, car la politique française ciblait d’avantage les femmes, soit les futures mères, dans une logique de migration de peuplement vers la France hexagonale. En parallèle à cela, le service militaire obligatoire a orchestré les déplacements des hommes antillais.

Les carences de développement d’une politique économique locale pour conjurer les fragilités sociales, liées à la colonisation, ainsi que l’absence de perspective pour les jeunes des territoires ultramarins condamnent à une double peine les ressortissants des DOM-TOM. Au-delà de leur situation au travail qui les empêche d’imaginer une quelconque ascension professionnelle dans l’hexagone, ils ne peuvent concevoir un retour dans leurs îles natales car les problèmes de chômage y restent très élevés. Ces taux sont encore aujourd’hui, toujours supérieurs à la moyenne nationale. À cela s’ajoute une fiscalité qui prend ses origines dans le système colonial. En effet des taxes et impôts propres aux départements d’outre mers réduisent le PIB de la population à un pourcentage bien inférieur à la moyenne française. Le coût de la vie en Martinique est 18 à 25% plus élevés qu’à Paris, par exemple[6]. Malgré cela, un certain ralentissement des migrations vers l’hexagone s’opère et on compte seulement 2% de migration entre 1990 et 1999[7]. Il faut dire que l’idéal promu par l’État français est rapidement démystifié et dénoncé par les premiers concernés et les scandales qui les touchent. L’un des plus importants demeure l’affaire dite des “enfants de la Creuse ”. Entre 1963 et 1982 2 015 mineurs réunionnais, orphelins ou non, furent envoyés de force dans les campagnes concernées par l’exode rural. Ils furent majoritairement placés dans des entreprises agricoles. Pour dénoncer ce système, de nombreux Antillais désignèrent cette politique de migration comme une politique de déportation. Lors de la dissolution du BUMIDOM en 1981, d’autres institutions vont reprendre la gestion de cette politique migratoire comme l’ANT (Agence nationale pour l’insertion et la promotion des travailleurs d’outre-mer), créée en 1982 puis LADOM (Agence de l’outre-mer pour la mobilité) à partir de 2006.

Ces politiques migratoires accompagnent les évolutions de la société française. En effet, aujourd’hui, les populations antillaises se sont installées durablement dans l’Hexagone, l’immigration de travail étant peu à peu devenue une immigration de peuplement. Bien que le gouvernement ne met plus en avant une quelconque politique incitatrice d’émigration vers la France, l’absence de résolution des problèmes sociaux continue de provoquer exils et déracinement, dont les conséquences psychologiques sont peu prises en compte.

Entre 2017 et 2019 environ 9114 jeunes ont quitté l’île de la Martinique pour l’hexagone[8]. Concernant les jeunes adultes, 40% des citoyens nés aux Antilles sont désormais installés en France hexagonale[9]. Ces chiffres témoignent du manque de structures de productions et d’emplois disponibles pour la population locale antillaise.

En parallèle à cette politique de migration, un double standard au profit des fonctionnaires nés en Hexagone a été mis en place par les gouvernements. Aimé Césaire dénoncera cela sous l’appellation de “génocide par substitution”. Les disparités de traitement entre les fonctionnaires d’outre-mer et des autres départements français[10] reflètent le poids de l’histoire antillaise, teintée d’oppression coloniale et de ségrégation raciale, et l’héritage  du système esclavagiste, dont les fondements reposent sur l’attribution d’avantages en fonction de hiérarchies socio-raciales.

Encore aujourd’hui le racisme fonde, implicitement ou non, les rapports sociaux. Questionner l’accès à un statut social plus élevé, un pouvoir d’achat supérieur et un accès à l’emploi facilité pour les originaires de Métropole, est un cheminement nécessaire pour construire une société antillaise plus équitable. L’impérialisme français, au nom de ses propres intérêts économiques, exerce une domination politique depuis 1635 sur les territoires d’outres mers. L’assujettissement des habitants se poursuit toujours, même après la loi de la départementalisation. « Le lien de 1635 devint la corde de 1946 », note Edouard Glissant pour évoquer cette assimilation[11]. Pour Françoise Vergès il s’agit d’une « nouvelle forme de colonisation avec installation »[12]. En effet, cette domination n’évince pas uniquement les locaux, les empêchant d’envisager toute possibilité d’émancipation sociale et financière. Elle reproduit également les mentalités coloniales et les imaginaires liés aux missions civilisatrices. Cette gestion gouvernementale pilotée par des membres de la haute fonction publique encadre la vie des Antillais, et, dans le cas des métropolitains, entretient un entre soi d’expatriés blancs, réservé aux cadres, sénateurs, gendarmes…, contribuant à reproduire la structure de domination coloniale.

Les dimensions et origines multiples de ce malaise social se doivent d’être pensées historiquement. En cela, il est important de dénoncer ce rapport de domination plutôt que de l’inverser. Les groupes indépendantistes antillais le font déjà en employant et donc, en légitimant l’expression « génocide par substitution ». Celle-ci ne remet pas en question le droit de circuler de tous les ressortissants Français, mais dénonce les privilèges des Français de l’hexagone. Les carences structurelles des Antilles étant intrinsèquement liées à l’exploitation et au passé colonial de ces territoires, la responsabilité de l’État est nécessairement à mettre en cause. En effet, peut-on réellement affirmer que les stratégies mises en place jusqu’à présent aient bénéficié à ces territoires ? Ou servent-elles à poursuivre et à faire fructifier la domination impérialiste française ? Certes, l’intégration socio-économique des Antillais dans les dispositifs institutionnels français se doit d’être spécifiquement adaptée à leur singularité. Cependant, cette solution doit donner naissance à un nouveau contrat social, réellement décolonisé, qui exclut toute politique d’assimilation ou d’exploitation. Une organisation alternative, plus locale, pourrait en effet recentrer le pouvoir décisionnaire afin d’établir une réelle équité entre les populations françaises d’ici et d’ailleurs.

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Notes

[1] « Martinique : 34.000 habitants de moins en 10 ans, 2021 », 97LAND, 20 janvier 2021

[2] Françoise Ega , Lettre à une femme noire. Récit antillais, L’Harmattan, 1978.

[3] Alain Anselin, « L’émigration antillaise en France :  Du Bantoustan au ghetto », Revue Tiers Monde, 1980.

[4] « Commission d’information et de recherche historique sur les événements historiques de décembre 1959 en Martinique, de juin 1962 en Guadeloupe et en Guyane et de mai 1967 en Guadeloupe », à la Ministre des Outre Mer, Commission Stora,  30 octobre 2016.

[5] Jadine Labbé Pacheco, « Bumidom, un chapitre oublié de l’histoire de France », Une saison en Guyane 2020.

[6] « En 2015, les prix dans les DOM restent plus élevés qu’en métropole », INSEE, Statistiques et études, 2020.

[7] Claude-Valentin Marie et Jean-Louis Rallu, « Migrations croisées entre DOM et Métropole : l’emploi comme moteur de la migration », Espace populations sociétés, 2004/2, 237-252.

[8] Guy Etienne, « La population de Martinique diminue… à cause du départ des jeunes », Martinique 1ere.info, 17 janvier 2020.

[9] Claude-Valentin Marie, « Des ‘Nés’ aux ‘Originaires’ Dom en métropole : les effets de cinquante ans d’une politique publique ininterrompue d’émigration », Informations sociales, 2014/6 (n° 186), p. 40-48.

[10] « Être fonctionnaire dans les DOM-COM… Un « Eldorado ? », Carrières-publiques.com, août 2011.

[11] Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant, Lettres créoles. Tracées antillaises et continentales de la littérature. Haïti, Guadeloupe, Martinique, Guyane (1635-1975), Paris, Gallimard, 1999.

[12] « Capitalisme, colonialisme français et ventre des femmes. Entretien avec F. Vergès (1ère partie) » propos recueillis par Elsa Boulet, Contretemps, septembre 2017.

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