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Enseignant en collège, membre du collectif « Questions de classe(s) », Jean-Pierre Fournier répond ici à un texte de Samy Johsua et défend l’héritage politique et pédagogique de Freinet en soulignant son actualité pour tous ceux et toutes celles qui aspirent à une éducation émancipatrice (et cherchent souvent à la mettre en pratique(s) dès aujourd’hui). 

Voir également nos articles sur la question scolaire

 

Derrière les coups de chapeau de Samy Johsua apparaissent une série de critiques de l’oeuvre du fondateur de l’Ecole moderne. Le professeur en sciences de l’éducation, par ailleurs engagé à gauche, tient à marquer la distance historique vis-à-vis d’un certain vocabulaire (« éducateur prolétarien »), rejette le vitalisme sous-jacent à son œuvre, et l’accuse d’être passé à côté d’une question de fond : contrairement à ce que dit Freinet, affirme-t-il, tout ne peut pas venir des curiosités des élèves, des occasions de la vie, et il y a bien des connaissances à transmettre, des programmes à faire passer.

Derrière le changement de cadre social et historique, que j’évoquerai plus loin, il y a là une vraie question. J’en parlerai à partir de mon expérience d’enseignant de collège (et auparavant de l’enseignement professionnel et technique) ; si j’ai voisiné avec les grands récits pédagogiques, d’Illich à Korczak et de Freire à Dewey, c’est en interrogation à partir des « noeuds » difficiles, voire douloureux quelquefois, de la réalité.

Partisan de l’égalité, je pense qu’il y a des savoirs qu’il faut que les enfants des classes populaires s’approprient. Au moins pour deux raisons : pour pouvoir intervenir sciemment dans le débat (un seul exemple : peut-on avoir un avis sur le nucléaire si l’on ne sait pas ce qu’est un atome ?), alors qu’aujourd’hui une grande partie des questions politiques passe au-dessus de la tête de la majorité des gens ; pour construire à l’aide de ces savoirs et surtout de leur mise en œuvre la confiance en soi qui est le grand ressort du succès des enfants des milieux cultivés (les enfants d’enseignants étant en tête de liste dans ce domaine) : savoir parler en étant écouter, savoir démontrer, savoir écrire, savoir où chercher l’information, savoir s’exprimer dans une forme artistique ou physique sont des compétences qui donne cette assurance fondatrice.

Et il est vrai que l’envie de se plonger dans tel corpus de connaissances, dans telle ou telle discipline (aussi mal configurées soient-elles[1]) n’a rien de spontané. La promenade freinetienne peut conduire à l’étude des « sauvages de ma rue »[2] ou de la météo, guère plus. Mais d’un autre côté, l’imposition du haut de l’estrade de savoirs savants se heurte à un refus profond et généralement tranquille mais qui peut s’accompagner d’éclats ; les années passent sans solides acquis pour les enfants des classes populaires, qui ne voient pas pourquoi « alors aujourd’hui on va faire Thalès » ou « ouvrez votre livre à la page 247 ».

Il faut donc travailler le lien entre curiosité enfantine (qui s’émousse à l’adolescence c’est vrai mais sans disparaître, elle se transforme plutôt) et savoirs savants, par mille pratiques ; Freinet a donné l’élan avec le texte libre ou la correspondance scolaire : ayant expérimenté celle-ci avec des classes au Gabon, au Sénégal, en Palestine, j’en ai vu le bénéfice : le travail sur l’Afrique en 5e et sur l’époque contemporaine en 3e en a été vivifié, plus même, remodelé.

Depuis les années Freinet, ces pratiques générales, et de multiples projets ponctuels, ont élargi la voie : le journal d’école ou de collège va à la suite du texte libre, l’atelier-philo initie la réflexion intérieure et partagée, l’heure de vie de classe organisée selon le modèle du conseil stimule, égalise et apprend la parole collective et ses règles. En collège, le travail interdisciplinaire est vécu comme pleinement sensé par les élèves (« c’est la première fois que je ne m’ennuie pas en SVT ») et les sujets des programmes, souvent contigus mais emmurés (citons seulement l’électricité), y prennent un autre sens. Les indispensables outils mathématiques peuvent irriguer toutes les disciplines (ces pourcentages qui parsèment les manuels de tant de disciplines sans être compris !).

Dans ce cadre, car il ne s’agit pas d’un éparpillement-paillettes mais d’une prise de sens à chaque occasion, il est nécessaire que les élèves soient conscients de ce qu’ils font : conscients qu’ils passent de la question spontanée, minuscule ou métaphysique[3] à l’abstrait, conscients qu’ils apprennent à maîtriser peu à peu des langages spécifiques : l’oral, l’écrit, la démonstration scientifique, les langues du chant et de la danse, etc. Ces langages, la conscience que l’on en a, l’école en est le lieu : le homeschooling et les écoles de l’entre-soi – fussent-elles dégagées d’arrière-pensées réactionnaires – laissent de côté les enfants des classes populaires, il est donc obligé qu’il y ait des lieux où ces communs que sont connaissances et raisonnements soient cultivés.

Et ils le sont effectivement, plus que le croit Samy Joshua qui, dans un autre écrit, reprend les préjugés sur les savoirs bradés en éducation prioritaire, alors que c’est le lieu de mille initiatives, mais de façon très insuffisante : quoique mal formés, avec ce déni de la pédagogie qui caractérise l’école française, enfermés dans le corporatisme de syndicats enseignants partisans sur le papier de la démocratisation mais refusant le travail d’équipe « tant que les conditions (idéales) ne seront pas réunies », cloisonnés dans leur discipline, un bon nombre d’enseignants avancent et pratiquent le « tatônnement expérimental » dans leur métier. Plus en maternelle qu’au lycée certes, plus dans les marges (REP+, UPE2A, Ulis) que dans les « bonnes classes » de centre-ville.

Revenons à cette conscience du travail d’acquisition des savoirs : à la suite des sociologues de l’écrit (Goody, Lahire), le groupe de recherche Escol (Paris-8 Saint-Denis) a brandi le mot d’ordre de l’explicite ; c’est devenu une notion-phare (notamment dans le référentiel de l’éducation prioritaire) et on peut penser que tout ce qui va dans le sens de plus de conscience, chez les élèves comme chez les enseignants, est utile.

Ces éléments, certes, n’étaient pas dans la visée de Freinet, qui vivait un autre temps, dans d’autres lieux et d’autres élèves (classes élémentaires). Et l’école a changé depuis les années 1930 et 1950 avec l’ouverture du collège puis du lycée aux enfants des classes populaires ; la France s’est urbanisée, l’immigration a pris une autre ampleur.

Notons quand même que l’école Freinet s’est largement mise à jour : l’équipe d’Yves Reuter sur l’école de Mons-en-Baroeul a montré, avec une indépendance et une rigueur dans l’enquête (2007) que nul n’a mis en cause, comment un collectif d’enseignants « creuse » en permanence ses pratiques pour les ajuster aux besoins d’un lieu et d’un temps. De même, il y a un secteur mathématiques à l’ICEM-Freinet.

Mais la question essentielle de S. Johsua pourrait faire oublier l’essentiel : la visée fondamentale de Freinet, et les modalités de cette visée. Le but, pour Freinet, c’est l’émancipation, en donnant aux élèves les outils, pratiques et conceptuels, de leurs apprentissages : il s’agit de faire qu’à chaque moment ils soient en situation de sujets et non d’objets « ingurgitateurs » comme ils le sont si souvent. En faisant qu’ils en soient conscients, nous venons d’en parler.

Mais plus encore : qu’ils apprennent ensemble ; qu’ensemble ils discutent des difficultés, des avancées, des actions en cours, de leurs modalités diverses, pratiques ou générales ; que la coopération à tous les moments possibles (sachant que cela n’exclue pas la sédimentation personnelle) soit la règle ; que la vie de la classe soit également collectivement gérée ; que les enfants de ceux à qui les structures sociales n’arrêtent pas de dire, fût-ce gentiment, qu’ils ne sont pas capables, s’ « encapacitent ». Et sur ce point, Freinet est fondateur : travailler et décider ensemble, ce n’est pas dans les lendemains qui chantent mais dès aujourd’hui qu’on peut le mettre en pratique.

Et l’école d’aujourd’hui, dans sa plus grande fraction, s’y refuse : spectacle affligeant de ces conseils de classe de collège où la moindre demande d’élève est jugée risible. J’ai connu l’inverse dans une classe d’élèves dits en difficultés (pourtant, c’est généralement une très mauvaise formule, toute la sociologie le montre) : un collectif de profs, un collectif d’élèves, des dialogues qui se mettent en place (très lentement : une année scolaire), une sortie de l’échec, à des degrés divers (donnons raison aux syndicalistes : 18 élèves dans la classe au départ).

Et en tête l’objectif d’une société où chacun ait son mot à dire (les mots aussi pour le dire, l’audace également pour les prononcer), dans le respect de la parole de l’autre, sans course à la première place ni remâchage auto-destructeur dans l’échec. Ça c’est Freinet, et l’on ne retrouve pas cette volonté ni dans les ESPE, ni dans les programmes de la gauche politique et syndicale : de bonnes intentions, oui, mais quid de la place des élèves et de la coopération ?

Freinet, ce n’est pas du passé. Conjuguons donc ce grand éducateur au futur, sans nostalgie, en y ajoutant notre bagage contemporain, mais en gardant ce cap social (les enfants des classes populaires – les autres n’en pâtiront pas !), l’égalité agie.

 

Notes

[1] Avec des couplages qui n’existent pas forcément ailleurs (histoire-géographie), d’autres pour lesquelles il n’y a pas de formation (EMC), d’autres enfin absentes (droit par exemple).

[2] Pas les « sauvageons », les plantes adventices (un manuel de reconnaissance porte ce nom).

[3] Pratique du « carnet de questions ».

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