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Initialement publié en anglais, le dernier ouvrage de Silvia Federici, Réenchanter le monde. Le Féminisme et la politique des communs, vient de paraitre en français en juin 2022 aux éditions Entremonde, avec une traduction de Noémie Grunenwald. L’autrice et théoricienne féministe-marxiste y développe une histoire critique de la politique des communs en mettant en avant les luttes féministes autour de la reproduction sociale. 

Dans cet extrait, introduction de la première partie du livre, Silvia Federici aborde ce qu’elle identifie comme un nouveau processus d’accumulation primitive, déclenché dès la fin des années 1970. Elle propose ainsi de prolonger le concept marxiste d’accumulation primitive et de l’appréhender d’une nouvelle manière, en y intégrant le processus de mondialisation et la manière dont il modifie l’organisation de la reproduction sociale.

Les articles qui figurent dans cette première partie se concentrent sur un ensemble de programmes qui, depuis la fin des années soixante-dix, ont enclenché un nouveau processus d’accumulation « primitive » (originelle). L’objectif est de démontrer la continuité entre, d’une part les « programmes d’ajustement structurel » de la Banque mondiale et du FMI qui, depuis le milieu des années quatre-vingt, ont été imposés à la plupart des anciennes colonies et, d’autre part, la transition au capitalisme de la Chine communiste ainsi que le développement d’une économie de dette au sein de laquelle la dette individuelle amplifie les conséquences de la dette nationale. M’inspirant d’un numéro de Midnight Notes de 1990 consacré au sujet, j’ai qualifié ces développements structurels de « nouvelles enclosures », car leurs effets ont été aussi dévastateurs que les effets de la colonisation et de l’expulsion de la paysannerie des terres communales, les deux processus qui, comme nous le savons, ont créé au XVIe siècle les conditions du développement capitaliste dans l’Europe et le prétendu Nouveau Monde.

Le choix de commencer mon propos sur les communs par un ensemble d’articles consacrés aux nouvelles enclosures provient d’un besoin de contextualiser l’intérêt nouveau porté aux relations communautaires par divers mouvements radicaux – féministes, écologistes, anarchistes et même marxistes – ainsi que du constat que ces évolutions, qui étaient encore complètement inédites il y a seulement trois décennies, se sont estompées de la mémoire d’une grande partie des nouvelles générations, tout du moins en Europe et aux États-Unis.

Mais nous ne pouvons pas comprendre la gravité de l’urgence dans laquelle nous vivons à moins de prendre en compte l’effet cumulatif de ces politiques, qui ont provoqué le déplacement de millions de gens ayant dû quitter leurs foyers ancestraux, les condamnant souvent à une vie de misère et à la mort. C’est pourquoi j’ai inclus, dans la première partie, les trois articles publiés dans Midnight Notes sous le titre « Les nouvelles enclosures », largement révisés afin de faire ressortir les aspects des analyses qui sont les plus pertinents rétrospectivement. Cette partie traite également de la création d’une « économie de dette », notamment de la diffusion généralisée du microcrédit et de la microfinance, que je considère comme une attaque violente et scandaleuse non seulement contre les moyens de subsistance des populations, mais aussi contre les relations de solidarité et d’assistance mutuelle entre les femmes.

En tant que vue d’ensemble de la guerre menée contre les communs, cette partie est toutefois loin d’être exhaustive. Il manque par exemple un rapport sur la disparition des communs causée par l’aggravation de la crise écologique. Par ailleurs, les conséquences de l’extractivisme sur les économies et les cultures communautaires ne sont discutées qu’en termes généraux, tout comme la violence, visant en particulier les femmes, qui en est la condition nécessaire. Pour une discussion sur ces aspects des nouvelles enclosures, j’appelle les lectrices et lecteurs à consulter le corpus de plus en plus important de littérature sur ces sujets. Dans cette première partie, mon objectif est avant tout d’identifier les développements sociaux à l’origine de l’intérêt nouveau porté aux communs et des nouvelles formes de résistance qui s’organisent dans le monde, aussi bien en zones urbaines que rurales.

En soulignant le caractère systémique et structurel des nouvelles enclosures et leur continuité avec les tendances plus anciennes du développement capitaliste, j’entends également démontrer que l’intérêt croissant pour les communs n’est pas une simple mode politique passagère. Même pour toutes celles et ceux d’entre nous qui avons grandi dans un monde où la plupart des ressources nécessaires à notre subsistance ont été encloses, le principe des communs apparaît aujourd’hui comme un gage non seulement de survie économique, mais aussi d’agentivité sociale et de solidarité collective. Ce principe désigne en somme cette harmonie avec nous-mêmes, avec les autres et avec la nature, qui dans le sud du continent américain s’exprime par le concept de buen vivir.

Accumulation primitive, mondialisation et reproduction

Repenser l’accumulation primitive

Depuis le numéro de Midnight Notes publié en 1990 consacré aux « nouvelles enclosures[1] », suivi par la théorie de « l’accumulation par dépossession[2] » formulée par David Harvey puis par de nombreux essais publiés dans The Commoner[3] qui portaient sur l’accumulation primitive, un vaste corpus de textes a exploré la signification politique de ce concept et l’a appliqué à une analyse de la mondialisation. Des artistes ont également contribué à ce mouvement. On peut citer l’exemple remarquable de l’exposition Potosí Principle, présentée en 2010 par des artistes et conservateurices allemand∙e∙s, bolivien∙ne∙s et espagnol∙e∙s[4] qui ont travaillé à démontrer la continuité entre l’imagerie de plusieurs tableaux coloniaux du xvie siècle, produits dans la région des Andes à l’apogée de la période d’accumulation primitive dans le Nouveau Monde, et l’imagerie issue des « nouvelles enclosures » au cœur du programme de mondialisation. Dans ce contexte, le travail d’écrivaines féministes telles que Maria Mies, Mariarosa Dalla Costa et Claudia von Werlhof, qui reconnaissent « l’ampleur avec laquelle l’économie politique moderne s’est jusqu’à ce jour construite sur l’expropriation et la confiscation continues et mondiales de la force des producteurs, et même plus encore des productrices », a aussi été très important[5].

Grâce à ces recherches et contributions artistiques, nous savons maintenant que l’accumulation primitive n’est pas un événement historique ponctuel relégué aux origines du capitalisme qui serait un simple point de départ de « l’accumulation au sens propre ». Il s’agit en réalité d’un phénomène en tout temps constitutif des relations capitalistes, et perpétuellement récurrent, « intégré au processus continu d’accumulation capitaliste[6] » et « toujours contemporain […] de son développement[7] ». Cela ne signifie pas que l’accumulation primitive puisse être « normalisée » ni que nous devrions minimiser l’importance de ces périodes de l’histoire – ces moments de liquidations, de guerres et d’offensives impériales « où de grandes masses d’hommes ont brusquement et violemment été arrachés à leurs moyens de subsistance et jetés, prolétaires hors-la-loi, sur le marché du travail[8] ».

Cela signifie cependant que nous devrions concevoir la « séparation du producteur d’avec les moyens de production » – qui selon Marx constitue l’essence de l’accumulation primitive – comme quelque chose qui doit être continuellement reconstitué, en particulier en période de crise capitaliste, lorsque les relations de classe sont contestées et qu’il est nécessaire de leur donner de nouveaux fondements. Contrairement à la vision de Marx selon laquelle avec le développement du capitalisme apparaîtrait une classe ouvrière qui verrait les relations capitalistes comme « des lois de la nature allant de soi[9] », la violence – le secret de l’accumulation primitive selon Marx[10] – est toujours nécessaire à l’établissement et au maintien d’une discipline de travail capitaliste.

Évidemment, en réaction à l’acmé, au cours des années soixante et soixante-dix, d’un cycle de luttes – anticoloniales, ouvrières, féministes – sans précédent, l’accumulation primitive s’est transformée en processus global apparemment perpétuel[11]. Les crises économiques, les guerres et les expropriations de masse sont alors apparues en tout endroit du monde comme les conditions préalables à l’organisation de la production et de l’accumulation à l’échelon mondial. Les débats politiques que j’ai mentionnés ont notamment eu pour mérite de nous aider à mieux comprendre « la nature des forces d’enclosures auxquelles nous sommes confronté∙e∙s[12] », la logique qui les guide et les conséquences que cela implique pour nous. En effet, penser l’économie politique mondiale au travers du prisme de l’accumulation primitive, c’est immédiatement nous placer sur un champ de bataille.

Mais pour vraiment saisir les implications politiques de ce développement, nous devons à plusieurs égards prolonger le concept d’accumulation primitive au-delà de la description qu’en fait Marx. Nous devons tout d’abord reconnaître que l’histoire de l’accumulation primitive ne peut pas être comprise à partir du point de vue d’un sujet universel abstrait. En effet, un aspect essentiel du projet capitaliste est la désarticulation du corps social par l’imposition de différents régimes disciplinaires aboutissant à une accumulation de « différences » et de hiérarchies qui affectent profondément la façon dont les relations capitalistes sont vécues. Nous avons ainsi différentes histoires d’accumulation primitive, chacune apportant sur les relations capitalistes une perspective particulière indispensable pour reconstruire leur totalité et révéler les mécanismes par lesquels le capitalisme a maintenu son pouvoir. Cela implique que l’histoire passée et présente de l’accumulation primitive ne peut être entièrement comprise tant qu’elle est racontée uniquement du point de vue des ancien·ne·s et futur∙e∙s travailleuses et travailleurs salarié∙e∙s et qu’elle ne se s’écrit pas aussi du point de vue des populations réduites en esclavage, colonisées et autochtones dont les terres constituent encore la cible principale des enclosures ainsi que du point de vue des nombreux sujets sociaux dont la place dans l’histoire de la société capitaliste ne peut être assimilée à l’histoire des salarié∙e∙s.

C’est cette méthode que j’ai utilisée dans Caliban et la Sorcière pour analyser l’accumulation primitive du point de vue de ses effets sur les femmes, le corps et la production de la force de travail, convaincue que cette approche nous permet une compréhension bien plus vaste des processus historiques qui ont encadré l’essor du capitalisme que ne le permet l’œuvre de Marx qui centre la discussion relative à l’accumulation primitive sur les conditions préalables à la structuration du travail salarié[13].

Deux processus en particulier ont été les plus importants d’un point de vue historique et méthodologique : (a) la constitution du travail reproductif – c’est-à-dire du travail de reproduction des individus et de la force de travail – comme « travail de femmes » et comme sphère sociale séparée, censément située en dehors de la sphère des relations économiques et, en tant que telle, dévalorisée d’un point de vue capitaliste (une évolution concomitante à la séparation de la paysannerie d’avec la terre et à la constitution d’un marché de biens de consommation) ; (b) l’institutionnalisation de l’emprise étatique sur la capacité reproductive et la sexualité des femmes par la criminalisation de l’avortement et l’instauration d’un système de surveillance et de sanction qui s’est littéralement approprié le corps des femmes.

Caractéristiques du développement des rapports capitalistes dans toutes les périodes de l’histoire, ces deux évolutions ont eu des conséquences sociales déterminantes. L’exclusion du travail reproductif de la sphère des relations économiques et sa relégation fallacieuse au domaine « privé », « individuel », « extérieur » à l’accumulation du capital et, par-dessus tout, « féminin », l’ont invisibilisé en tant que travail et ont naturalisé son exploitation[14]. Cela a également servi de base à l’instauration d’une nouvelle division sexuelle du travail et d’une nouvelle organisation de la famille qui ont subordonné les femmes aux hommes et conduit à différencier socialement et psychologiquement les femmes et les hommes. Dans le même temps, l’appropriation par l’État du corps des femmes et de leur capacité reproductive marquait le début de sa régulation des « ressources humaines », constituait sa première intervention « biopolitique » (dans le sens foucaldien du mot[15]) et lui permettait de contribuer à l’accumulation du capital dans la mesure où cela représentait au fond l’augmentation du prolétariat[16].

Comme je l’ai déjà démontré, les chasses aux sorcières, qui ont eu lieu dans de nombreux pays d’Europe et des Andes aux xvie et xviie siècles et qui ont conduit à l’exécution de centaines de milliers de femmes, étaient essentielles à ce processus. Aucun des changements historiques que j’ai mentionnés qui se sont produits dans l’organisation du travail reproductif n’auraient été possibles ou ne seraient possibles aujourd’hui sans une offensive majeure contre le pouvoir social des femmes. De la même manière, le développement capitaliste n’aurait jamais pu réussir sans la traite des esclaves ou sans la conquête des Amériques, ni sans l’offensive impérialiste acharnée qui se poursuit encore aujourd’hui et la construction d’un tissu de hiérarchies raciales qui ont efficacement divisé le prolétariat mondial.

Accumulation primitive et restructuration de la reproduction sociale dans l’économie mondiale

C’est avec ce cadre théorique et ces hypothèses en tête que j’analyse dans cet essai la « mondialisation » comme un processus d’accumulation primitive, cette fois-ci imposé mondialement. Cette vision des choses contredit indubitablement la théorie néolibérale qui célèbre l’expansion des rapports capitalistes comme signe d’une « démocratisation » de la vie sociale. Mais elle contraste également avec la vision des marxistes autonomistes de la restructuration de l’économie mondiale qui, en se focalisant sur la révolution informatique et celle de l’information ainsi que sur l’ascension du capitalisme cognitif, interprète cette phase du développement capitaliste comme une étape vers l’automatisation du travail[17]. Au lieu de ça, je suggère que cette restructuration repose essentiellement sur une attaque concertée contre les moyens de reproduction les plus élémentaires – la terre, le logement et le salaire – dans le but d’accroître la main-d’œuvre mondiale et de réduire considérablement le coût du travail[18].

Différentes politiques ont été nécessaires au déclenchement de la nouvelle offensive d’accumulation : l’ajustement structurel, le démantèlement de l’État-providence, la financiarisation de la reproduction – qui conduisent à la crise de la dette et de l’emprunt – et la guerre. Mais dans chaque cas, cette offensive a entraîné la destruction de nos « richesses communes » et cela n’a fait aucune différence que ses architectes se soient diversifiés au fil du temps avec l’arrivée de nouveaux concurrents comme la Chine et d’autres pouvoirs capitalistes émergents qui ont rejoint la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, l’Organisation mondiale du commerce et les gouvernements qui soutiennent ces institutions. Au-delà des apparences et des particularités nationalistes, les nouvelles formes d’accumulation primitive ne sont guidées que par une seule logique : constituer une main-d’œuvre réduite au travail abstrait, une force de travail pure, sans couverture ni protection, prête à être déplacée d’un endroit à l’autre et d’un emploi à l’autre, embauchée principalement selon des contrats précaires et au salaire le plus bas possible.

Quelle est la signification politique de cette évolution ? Même si nous acceptons l’idée que l’accumulation primitive constitue un élément endémique de la vie et du travail en régime capitaliste (comme l’a soutenu, parmi d’autres, Massimo De Angelis[19]), comment pouvons-nous expliquer le fait qu’après cinq cents ans d’exploitation continue des travailleuses et des travailleurs dans le monde entier, les différentes incarnations de la classe capitaliste aient toujours besoin de paupériser de multiples populations dans le monde ?

Il n’y a pas de réponse simple à cette question. Mais si nous considérons la façon dont la « mondialisation » modifie l’organisation de la reproduction sociale, nous pouvons parvenir à quelques conclusions préliminaires. Nous pouvons déjà constater que le capitalisme ne parvient à offrir des poches de prospérité qu’à des populations limitées de travailleuses et de travailleurs, lors de périodes de temps également limitées, toujours prêt à les détruire (tel qu’il l’a fait au cours des dernières décennies au cours du processus de mondialisation) aussitôt que leurs besoins et leurs désirs excèdent les limites imposées par la quête du profit. Nous pouvons aussi constater plus particulièrement que la prospérité limitée, à laquelle ont pu parvenir les travailleuses et les travailleurs salarié∙e∙s des pays industriels au cours de la période suivant la Seconde Guerre mondiale, n’a jamais été destinée à être généralisée. Lorsque la révolte s’est répandue des plantations coloniales d’Afrique et d’Asie aux ghettos, aux usines, aux écoles, aux cuisines et même au front de la guerre, sapant à la fois l’échange fordiste entre l’augmentation des salaires et l’augmentation de la productivité et l’utilisation des colonies (extérieures et intérieures) comme réservoirs de travail bon marché et non rémunéré, la classe capitaliste a eu recours à la même stratégie qu’elle avait toujours employée pour faire face à ses crises : violence, expropriation et expansion du marché mondial du travail.

Il nous faudrait un Marx pour décrire les forces sociales destructrices qui ont été mobilisées pour cette tâche. Jamais autant de personnes n’avaient été attaquées en même temps ni sur autant de fronts à la fois. Nous devons remonter jusqu’au commerce des esclaves pour trouver des formes d’exploitation aussi brutales que celles générées en de nombreuses parties du monde par la mondialisation. Non seulement réapparaît l’esclavage sous de nombreuses formes, mais les famines sont également de retour et des formes d’exploitation cannibales, inimaginables dans les années soixante et soixante-dix, sont apparues, parmi lesquelles le trafic d’organes humains. Dans certains pays, même la vente de cheveux a été relancée, ce qui n’est pas sans nous rappeler les romans du XIXe siècle. Plus communément, dans plus de quatre-vingts pays affectés, la mondialisation n’a été qu’une histoire de maladies non soignées, d’enfants sous-alimentés, de vies humaines perdues et de désespoir. Dans la plus grande partie du monde, l’appauvrissement a atteint une ampleur jamais vue auparavant, qui affecte aujourd’hui jusqu’à 70 % de la population. Rien qu’en Afrique subsaharienne, le nombre de personnes vivant dans la pauvreté ainsi que dans la faim et la malnutrition chroniques s’élevait à 239 millions en 2010[20] tandis que, sur le continent, d’immenses sommes d’argent étaient détournées de façon obscène vers les banques de Londres, Paris et New York.

Comme lors de la première phase du développement capitaliste, les personnes les plus affectées par ces politiques ont été les femmes. En particulier les femmes dont les revenus sont faibles et les femmes racisées qui, dans diverses communautés du monde, manquent de moyens pour assurer leur reproduction et celle de leur famille ou ne peuvent y parvenir qu’en vendant leur travail sur le marché mondial et en assurant la reproduction d’autres familles et d’autres enfants que les leurs, dans des conditions qui les séparent de leurs communautés et rendent leur travail reproductif plus abstrait et plus facilement soumis à de multiples formes de restriction et de surveillance. D’autres sont nombreuses à abandonner leurs enfants à l’adoption, à travailler comme mères-porteuses ou à vendre leurs ovocytes à des laboratoires médicaux qui font des recherches sur les cellules souches. Elles ont également moins d’enfants, la nécessité de préserver un peu de leur revenu ayant un effet stérilisateur. Mais partout leur capacité de maîtrise de leur propre reproduction est attaquée. Rappelant les conditions qui ont encadré l’entrée des femmes dans la société capitaliste et lancé deux siècles de chasses aux sorcières, de façon tout à fait paradoxale, la même classe politique, qui rend presque impossible pour les femmes de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille, criminalise leurs tentatives d’avortement. Aux États-Unis, le simple fait d’être enceinte place les femmes pauvres, en particulier les femmes noires, dans un risque permanent d’arrestation[21].

Les femmes sont également visées en raison de leurs activités de subsistance, plus particulièrement de leur implication – surtout en Afrique – dans l’agriculture vivrière qui fait obstacle à la Banque mondiale dans sa tentative de créer des marchés fonciers et de placer toutes les ressources naturelles dans les mains des entreprises commerciales. Comme je l’ai écrit par ailleurs[22], la Banque mondiale part du principe que seul l’argent est productif, que la terre est stérile et source de pauvreté quand elle est utilisée « seulement » pour la subsistance. Ainsi, cette institution internationale a non seulement fait campagne contre l’agriculture vivrière par les lois de réforme foncière, les titres individuels de propriété et l’abolition du régime foncier traditionnel, mais elle a aussi œuvré sans ménagement à placer les femmes sous l’empire des relations monétaires, notamment par la promotion de la microfinance, pratique qui a déjà transformé des millions de femmes en servantes endettées auprès des banques et des ONG qui gèrent les prêts[23]. Ainsi, après des années à avoir encouragé la régulation démographique par la vente de contraceptifs en nombre important, la Banque mondiale obtient maintenant les mêmes résultats en empêchant les femmes de cultiver la terre pour joindre les deux bouts, ce qui (contrairement à ce qu’elle affirme) fait pourtant la différence entre la vie et la mort pour des millions de personnes[24].

Il me semble important d’ajouter que la violence institutionnelle à l’encontre des femmes et la dévalorisation des activités autour desquelles leurs vies se sont construites ont eu pour corollaire une augmentation attestée des violences commises à leur encontre par les hommes de leurs communautés. En effet, face à la diminution des salaires et la restriction de l’accès à la terre, beaucoup d’entre eux voient le travail et le corps des femmes, et souvent aussi leur vie et leurs activités, comme une passerelle vers le marché mondial, par exemple dans le cas des trafics et des meurtres liés à la dot. La chasse aux sorcières a également fait son retour avec la mondialisation. Dans de nombreuses régions du monde – en particulier en Inde et en Afrique –, elle est généralement menée par de jeunes hommes sans emploi désireux d’acquérir les terres des femmes qu’ils accusent d’être des sorcières[25].

Je pourrais multiplier les exemples qui démontrent les différentes façons dont le processus de mondialisation reproduit les anciennes formes d’accumulation primitive. Toutefois, ma préoccupation immédiate n’est pas de décrire les formes spécifiques prises par ce retour de l’accumulation primitive, mais de comprendre ce qu’il révèle de la nature du système capitaliste et ce qu’il indique pour le futur.

La première certitude offerte par cette approche est que l’accumulation capitaliste consiste toujours en l’accumulation du travail et, en tant que telle, nécessite toujours de créer misère et privation partout dans le monde. Elle nécessite également toujours la dégradation de la vie humaine et la reconstruction de hiérarchies et de divisions sociales fondées sur le genre, la race et l’âge. Plus important encore, en persistant même après cinq cents ans de développement capitaliste, ces « péchés originels » prouvent qu’ils sont des éléments structurels du système capitaliste, ce qui écarte toute possibilité de réforme. En effet, les programmes sociaux et économiques instaurés par le capital international pour vaincre les mouvements de libération des années soixante et soixante-dix attestent en eux-mêmes le fait que la spoliation (des terres et des droits acquis), la précarité de l’accès à l’emploi et à un revenu pécuniaire, une vie placée sous le signe de l’incertitude et de l’insécurité ainsi que l’aggravation des hiérarchies raciales et sexuelles seront les conditions dans lesquelles les générations futures devront produire. Il est par exemple évident qu’en sapant la capacité d’autosuffisance des différentes régions du monde et en créant une interdépendance économique totale, même entre des pays géographiquement éloignés, la mondialisation génère non seulement des crises alimentaires récurrentes mais également le besoin d’une exploitation illimitée du travail et de l’environnement naturel.

Comme par le passé, ce processus se fonde sur l’enclosure des terres. Celle-ci est aujourd’hui si étendue que même les espaces de vie agricole, qui par le passé étaient restés intacts et avaient permis la reproduction des communautés paysannes locales, sont maintenant privatisés, accaparés par des gouvernements ou des entreprises pour l’extraction minière ou d’autres plans économiques. À mesure que l’extractivisme[26] triomphe en de nombreuses régions, combiné à la saisie des terres pour la production de biocarburant, la propriété foncière collective est juridiquement abolie et la dépossession est si massive que nous approchons à toute vitesse du stade, décrit par Marx, où « une partie de la société exige de l’autre qu’elle lui paie dans ce cas un tribut pour avoir le droit d’habiter la terre ; de même que la propriété foncière inclut, en général, le droit pour le propriétaire d’exploiter le globe, les entrailles de la terre, l’air, partant ce qui conditionne la conservation et le développement de la vie[27] ».

En particulier en Afrique, il a été calculé que si la tendance actuelle se poursuit, 50 % de la population du continent vivra en dehors de celui-ci d’ici le milieu du siècle. Il est toutefois improbable que ceci soit une situation exceptionnelle. En raison de l’appauvrissement et des déplacements engendrés par la mondialisation, la figure du travailleur est partout devenue celle du migrant·e, de l’itinérant·e[28], du réfugié·e . Ce processus est également accéléré par la vitesse à laquelle le capital peut voyager, détruisant dans son sillage les luttes et les économies locales, ainsi que par les velléités incessantes d’extraire la moindre goutte de pétrole et le moindre minerai des entrailles de la terre.

Il n’est ainsi pas surprenant que, dans de telles circonstances, l’espérance de vie au sein de la classe ouvrière soit en train de diminuer même dans les « pays riches » comme l’Allemagne ou les États-Unis où, pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale, les pauvres doivent s’attendre à vivre plusieurs années de moins que leurs parents[29]. Au même moment, certains pays du « Tiers Monde » sont plus ou moins dans une situation similaire à celle qui prévalait entre les xvie et xviiie siècles : celle d’une classe ouvrière à peine capable de se reproduire. En effet, l’argument défendu par Marx dans le Manifeste du parti communiste,selon lequel le développement capitaliste conduit à l’appauvrissement absolu de la classe ouvrière, est maintenant empiriquement vérifié.

En témoigne la migration continuelle du « Sud » vers le « Nord », depuis la fin des années quatre-vingt, dont les motivations principales sont la nécessité économique et les nombreuses guerres provoquées par la convoitise des entreprises pour les ressources minières. On nous dit qu’il n’existe pas de remède à cette paupérisation. La classe capitaliste, vraisemblablement persuadée que, bon gré mal gré, les « 99 % » n’ont pas d’autre possibilité que de vivre sous le capitalisme et convaincue que son emprise mondiale lui fournira de vastes marchés ainsi qu’un approvisionnement largement suffisant en main d’œuvre, ne prétexte guère plus le progrès, préférant déclarer que les crises et les catastrophes sont des aspects inévitables de la vie économique tout en s’empressant de détruire les droits acquis par plus d’un siècle de luttes ouvrières.

Je suis toutefois d’avis que cette confiance est déplacée. Sans verser dans le moindre optimisme, qui serait de toute façon irresponsable compte tenu de l’épouvantable dévastation qui se déroule sous nos yeux, j’affirmerais que dans le monde se dessine aujourd’hui la conscience – qui se traduit de plus en plus en action – du fait que le capitalisme n’est pas « durable » et que la création d’un système économique et social différent est la tâche la plus urgente qui s’offre à la majorité de la population mondiale. En effet, tout système incapable d’assurer la reproduction de sa force de travail et n’ayant rien d’autre à lui offrir que davantage de crises est un système condamné. Si, après avoir exploité pendant des siècles chaque recoin de la planète, le capitalisme n’est pas en mesure d’assurer à toutes et tous ne serait-ce que les conditions minimales de leur reproduction et qu’il doit continuer de plonger des millions de personnes dans des conditions de vie misérables, alors ce système est en faillite et doit être remplacé. En outre, aucun système politique ne peut assurer sa viabilité à long terme uniquement par la force. Or, il est maintenant clair que le système capitaliste n’a plus à sa disposition que la force et que son règne est assuré, au moment où j’écris, seulement par la violence qu’il mobilise contre ses adversaires.

Notes

[1]          Midnight Notes Collective, The New Enclosures, in Midnight Notes, no 10, 1990.

[2]          D. Harvey, Le nouvel impérialisme, Paris, Les prairies ordinaires, 2010.

[3]          Voir The Commoner, no 2, 2001.

[4]          A. Creischer, M. Jorge Hinderer, A. Siekmann, The Potosí Principle. Colonial Image Production in the Global Economy, Cologne, Verlag der Buchhandlung Walther König, 2010.

[5]          Cf. M. Dalla Costa, « Capitalisme et reproduction », in Pouvoir des femmes et subversion sociale, Genève-Paris, Entremonde, à paraître ; M. Mies, Patriarcat et accumulation à l’échelle mondiale, Genève-Paris, Entremonde, à paraître ; C. von Werlhof, « Globalization and the “Permanent” Process of “Primitive Accumulation”. The Example of the MAI, the Multilateral Agreement on Investment », in Journal of World-Systems Research, vol. 6, no 3, 2000, p. 728-747.

[6]          C. von Werlhof, op. cit., p. 142.

[7]          M. Lazzarato, La Fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale, Paris, Amsterdam, 2011, p. 38.

[8]          Karl Marx, Le Capital, Livre I (1867), Paris, PUF, 1993, p. 806.

[9]          Ibid., p. 829.

[10]        Je cite ici C. von Werlhof, op. cit., p. 733.

[11]        Ibid., p. 728-747.

[12]        M. De Angelis, The Beginning of History. Value Struggles and Global Capitalism, Londres, Pluto Press, 2007, p. 134.

[13]        S. Federici, Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Genève-Paris, Entremonde, Marseille, Senonevero, 2014.

[14]        Voir ibid., le chapitre II en particulier ; et L. Fortunati, L’Arcane de la Reproduction, Genève-Paris, Entremonde, à paraître.

[15]        Foucault utilise le concept de « biopolitique » pour décrire une nouvelle forme de pouvoir, émergeante au xviiie siècle en Europe, qui s’est exercée par la régulation des processus de la vie, tels que la santé, la maladie et la procréation.

[16]        K. Marx, Le Capital, Livre I (1867), op. cit., p. 688.

[17]        Je me réfère ici à l’argument développé par Hardt et Negri dans plusieurs de leurs travaux, d’Empire (Paris, Exils, 2000) à Commonwealth (Paris, Stock, 2012), selon lequel dans la phase actuelle du développement capitaliste vraisemblablement caractérisée par la dominance tendancielle du travail immatériel, les capitalistes se retirent des processus d’organisation du travail de manière à ce que les travailleuses et les travailleurs accèdent à un degré supérieur d’autonomie et de maîtrise des conditions de leur travail. Cette théorie prend la suite de Marx dans son accentuation du caractère progressiste du développement capitaliste, considérant que la réalisation (forcée) des objectifs revendiqués par les luttes ouvrières, incorporés par le capitalisme contre ses propres intérêts, est nécessaire à la réactivation du processus d’accumulation. Pour une critique de cette théorie et plus particulièrement du concept de capitalisme cognitif, voir G. Caffentzis et S. Federici, « Notes on Edu-factory and Cognitive Capitalism », in Edu-factory Collective, Toward a Global Autonomous University. Cognitive Labor, the Production of Knowledge, and Exodus from the Education Factory, Brooklyn, Autonomedia, 2009, p. 119-124 ; et S. Federici, « On Affective Labor », in M. A. Peters, E. Bulut, Cognitive Capitalism, Education and Digital Labor, New York, Peter Lang, 2011, p. 57-74.

[18]        S. Federici, « Reproduction de la force de travail dans l’économie globale. La révolution féministe inachevée », in Point zéro. Propagation de la révolution…, op. cit., p. 145-175.

[19]        M. De Angelis, The Beginning of History. Value Struggles and Global Capitalism, op. cit., p. 136-141.

[20]        Selon les statistiques de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), qui estime également que près d’un milliard de personnes dans le monde souffrent aujourd’hui de la pauvreté et de la faim ; voir World Hunger Education Service, « Africa Hunger Facts », in Hunger Notes [https://www.worldhunger.org].

[21]        Voir L. M. Paltrow, J. Flavin, « Arrests of and Forced Interventions on Pregnant Women in the United States (1973-2005). Implications for Women’s Legal Status and Public Health », in Journal of Health Politics, Policy and Law, vol. 38, no 2, 2013, p. 299-343 ; L. M. Paltrow, J. Flavin, « New Study Shows Anti-Choice Policies Leading to Widespread Arrests of and Forced Interventions on Pregnant Women », in Rewire News, 14 janvier 2013.

[22]        S. Federici, « Witch-Hunting, Globalization and Feminist Solidarity in Africa Today », in Journal of International Women’s Studies, vol. 10, no 1, 2008, p. 21-35 (numéro spécial en collaboration avec WAGADU), rééd. in S. Federici, Une guerre mondiale contre les femmes. Des chasses aux sorcières au féminicide, Paris, La Fabrique, 2021, p. 97-137.

[23]        À ce sujet, voir L. Karim, Microfinance and Its Discontents. Women in Debt in Bangladesh, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2011.

[24]        S. Hostetler et al., « Extractivism ». A Heavy Price to Pay, Washington, Witness for Peace, 1995.

[25]        Ibid.

[26]        L’extractivisme est une pratique par laquelle les gouvernements financent leurs programmes économiques et politiques en exportant les ressources minières de leur pays. Selon ses critiques, cette pratique produit de la pauvreté et déclenche un processus de colonisation interne. Ce terme a été surtout utilisé en Amérique latine par des théoricien·n·es du social (Alberto Acosta, Louis Tapia, Raúl Zibechi, Maristella Svampa) afin de décrire et critiquer les politiques économiques des gouvernements censément progressistes de Bolivie, d’Équateur et du Brésil.

[27]        K. Marx, Le Capital, Livre III, (1894), Paris, Éditions sociales, 1974.

[28]        Il s’agit du terme employé par Randy Martin dans Financialization of Daily Life, Philadelphie, Temple University Press, 2002.

[29]        Comme l’a rapporté Maurizio Lazzarato, en Allemagne, l’espérance de vie des personnes à faible revenu a chuté de 77,5 ans en 2001 à 75,6 ans en 2011, tandis qu’en Allemagne de l’Est, elle est passée de 77,9 ans à 74,1 ans. Lazzarato indique qu’à ce rythme, après encore une vingtaine d’années de coupes budgétaires et « d’efforts pour “sauver” la Sécurité sociale », l’âge de la retraite coïncidera finalement avec celui du décès ; voir M. Lazzarato, « The Making of the Indebted Man. An Essay on the Neoliberal Condition », in Semiotext(e) Intervention Series, n° 13, Cambridge, MIT Press, 2012, p. 177. Aux États-Unis aussi, les « pauvres » vivent moins longtemps. Selon le numéro du mois d’août du Journal of Health Affairs, il y a eu entre 1990 et 2008 un véritable déclin de l’espérance de vie au sein de la population noire en général, et parmi les femmes et les hommes blanc·he·s n’ayant pas terminé le lycée. L’étude en question a montré que les hommes blancs scolarisés pendant 16 ans ou plus vivent en moyenne 14 années de plus que les hommes noirs scolarisés pendant moins de 12 ans, et ces inégalités continuent de se creuser. En 1990, les hommes et les femmes les plus instruites vivaient respectivement 13,4 et 7,7 années de plus que les moins instruites. L’élément le plus choquant de cette étude est la vitesse à laquelle cet écart s’est creusé. Par exemple, « en 1990, l’écart entre l’espérance de vie des femmes blanches les plus instruites et celle des femmes blanches les moins instruites était de 1,9 ans, alors qu’il est aujourd’hui de 10,4 ans ». Voir D. Griswold, « Racism, Schooling Gap Cuts Years from Life » in Workers’ World, 27 septembre 2012. Sur le déclin de l’espérance de vie de la population blanche aux États-Unis, voir L. Tavernese, in New York Times, 20 septembre 2012. Tavernese écrit qu’au sein de la frange la moins instruite de la population blanche, l’espérance de vie a chuté de quatre ans entre 1990 et 2012. Ce déclin de l’espérance de vie aux États-Unis semble s’être également accéléré ces dernières années en raison de l’épidémie d’opiacés. Voir à ce sujet O. Kazan, « A Shocking Decline in American Life Expectancy », in The Atlantic, 21 décembre 2017.

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