La figure du vagabond en littérature
Abondamment traitée en littérature, la figure du vagabond fascine en ce qu’elle est, selon les auteurs, idéalisée, criminalisée, enjolivée ou utilisée comme miroir de l’engagement politique. À l’heure où la dimension sédentaire d’une vie « normale » a été pleinement assimilée par la majeure partie de la population, le mythe de l’âme errante offre une bouffée d’air frais et continue d’interroger sur les inégalités sociales qui minent toujours nos sociétés.
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En 1880, deux mois après sa sortie du bagne où elle a passé sept ans, Louise Michel se sent prise d’un désir soudain de tâter de l’écriture fictionnelle. Elle s’y essaie, remarquablement bien, avec son roman-fleuve, La Misère, dans lequel elle écrit : « Il vaudrait mieux que j’allasse prévenir la justice. Dans ce cas-là, dit avec amertume le jeune vagabond, vous trouverez des magistrats, mais vous ne trouverez pas la justice. »
En deux phrases, le décor est posé, celui d’une société inégalitaire où les luttes entre pauvres et riches, miséreux et privilégiés se jouent jusque devant les tribunaux. Évidemment, face à un juge, les vagabonds ne figurent pas dans le camp des mieux lotis. Au contraire, ils se trouvent dans celui dont la parole est bâillonnée. Comme l’explique bien le spécialiste de l’histoire économique et sociale de la France au XIXᵉ siècle et du vagabondage, Jean-François Wagniart :
Le plus souvent, le vagabond reste sans expression propre. Quand il répond, c’est pour se défendre ou pour se justifier et l’argumentation demeure pauvre dans plus de neuf cas sur dix. Devant le juge, il parle en réaction à des questions, à un interrogatoire préétabli. Entre monologue et dialogue, le juge canalise la parole et somme le vagabond de se justifier. Cette pression sur le prévenu est un des éléments fondamentaux de la compréhension de ce rapport profondément inégal. » Et l’historien d’ajouter : « Ils ont perdu jusqu’à leur dignité et même parfois leur humanité et sont devenus spectateurs de leur propre vie exposée devant les tribunaux[1].
Face à ce rapport asymétrique révélateur des inégalités sociales les plus criantes, Stéphane Hessel faisait également sienne, plus d’un siècle après Louise Michel, cette volonté de promouvoir une société solidaire où chacun a sa place et doit jouir d’une véritable protection. Ainsi, dans son court essai Indignez-vous ![2], il écrit :
Il nous appartient de veiller tous ensemble à ce que notre société reste une société dont nous soyons fiers : pas cette société des sans-papiers, des expulsions, des soupçons à l’égard des immigrés, pas cette société où l’on remet en cause les retraites, les acquis de la Sécurité sociale, pas cette société où les médias sont entre les mains des nantis, toutes choses que nous aurions refusé de cautionner si nous avions été les véritables héritiers du Conseil national de la Résistance.
En effet, vagabonds comme mendiants en sont venus, au fil des siècles, à constituer presque des images d’Épinal. Toutefois, il convient de préciser que, contrairement aux mendiants qui sont sédentaires, les vagabonds se caractérisent par une vie perpétuellement en mouvement. Un éternel cheminement parfois sans lieu d’arrivée ni but précis, à la recherche de travaux ponctuels et de nourriture. Toutefois, les deux catégories ont souvent été victimes des mêmes persécutions et rejets.
Tour à tour observés sous l’œil de la peur, de la détestation, de la suspicion ou de la compassion, ces « errants » ont été peu à peu criminalisés au Moyen-Âge, en particulier par une ordonnance de Jean le Bon de 1350 qui entendait forcer les vagabonds à travailler. L’épidémie de peste, à l’époque, entraînait une pénurie de main-d’œuvre qui pouvait mettre les futurs travailleurs en position de force pour négocier de meilleurs salaires puisqu’ils étaient moins nombreux. Cette ordonnance injuste avait donc pour but de garantir une stabilité des prix que les employeurs auraient fixés en interdisant aux vagabonds de se déplacer vers un autre lieu de potentielle embauche. L’année suivante, une seconde ordonnance assimilait notamment les mendiants et vagabonds à des truands et les peines pouvaient aller du bannissement au pilori ou au fer chaud apposé sur le front. Un arrêt du Parlement de Paris du 17 juillet[3] 1473 ordonna leur traque et leur conduite dans les prisons du Châtelet. Une ordonnance de François Ier de 1534[4] les assimila à « des oisifs, gens sans aveu, et autres qui n’ont aucun bien pour les entretenir et qui ne travaillent, ne labourent pour gagner leur vie ». Le XVIIe siècle ne fut guère plus tolérant. Louis XIV créa l’hôpital général[5] pour parquer aussi bien les pauvres que les vagabonds ou les femmes indésirables (prostituées et condamnées qui ne pouvaient pas être envoyées aux galères). Puis son ordonnance criminelle de 1670 énuméra plusieurs peines, y compris pour les vagabonds, qui pouvaient aller de l’amende au bannissement en passant par le châtiment corporel[6]. Pendant la Régence, une déclaration royale du 12 mars 1719[7] prévoyait d’envoyer les vagabonds aux galères.
Enfin, le délit de vagabondage fut officiellement inséré dans le Code pénal de 1810[8], dans les articles 269 à 273. Il était puni d’une peine d’emprisonnement de trois à six mois. Un délit qui ne fut abrogé que par la loi du 16 décembre 1992 (entrée en vigueur en 1994). Notons que des maires avaient déjà pris des arrêtés anti-mendicité dès 1993 (la Rochelle, Béziers) mais que ces derniers se sont surtout multipliés à l’été 1995.
Le vagabond, petit protégé des écrivains
En parallèle de ces persécutions historiques, les vagabonds ont toujours offert matière à des romans d’envergure, les écrivains leur permettant de reconquérir une « parole confisquée » selon Jean-François Wagniart. Comme ce dernier le fait remarquer :
Les vagabonds trouvent chez les poètes et les romanciers de la fin du XIXe siècle des interprètes souvent fidèles. Entre imaginaire et réalité, là où le vagabond ne peut plus ou ne sait plus parler et s’enferme dans le silence de l’exclusion, les écrivains poursuivent son terrible voyage[9].
La littérature regorge donc de personnages, principaux ou secondaires, errants, déshérités, considérés comme pestiférés et condamnés par la société dans laquelle ils évoluent. On retrouve ces êtres atypiques par exemple chez Victor Hugo, Maxime Gorki, Guy de Maupassant, Hermann Hesse ou Octave Mirbeau. Le regard porté par tous ces auteurs est le même. De Gorki le révolutionnaire humaniste en passant par Hugo le romantique révolté, les écrivains susnommés montrent tous de façon éloquente leur attachement, leur affection, leur compassion, leur fascination même et leur humanisme débordant envers ces laissés-pour-compte. Cela s’explique, pour certains, par un engagement politique et intellectuel fort.
Ainsi, dans une analyse consacrée à la figure de l’errant chez Octave Mirbeau[10], Jean-François Wagniart montre à quel point cet écrivain est attaché à défendre les plus démunis, auxquels appartient l’écrasante majorité des vagabonds. Il évoque par exemple son roman Dans le ciel[11] où Mirbeau lance une ode vibrante aux petites gens : « Oui, j’aime les pauvres gens, je les aime d’une tendresse immense comme la douleur humaine. » Et il renchérit dans la revue L’Ordre de Paris du 25 mars 1877[12] :
Les misères, les hontes, les crimes, les douleurs du peuple, nous n’avons pas le droit de les ignorer. Le socialisme aujourd’hui, tel que nous l’entendons, n’est pas la recherche abstraite d’un paradis imaginaire. Il est, par l’étude attentive et constante des réalités sociales, l’effort continu vers un état meilleur. […] C’est en face qu’il faut regarder Méduse.
En revanche, le traitement de la figure du vagabond revêt, comme nous allons le voir, plusieurs facettes très différentes, bien que non entièrement imperméables. Le premier traitement consiste en une vision idéalisée et quasiment libertaire du vagabond. Dépouillé des oripeaux sociaux, libéré des carcans, il devient l’être libre par excellence, celui qui a surmonté le regard sévère de la société pour mieux s’affranchir du cadre traditionnel bourgeois (mariage, enfants, maison, travail). C’est un personnage en rébellion consciente. Comme le disait Périclès, « il n’est point de bonheur sans liberté, ni de liberté sans courage ». Par son courage, le vagabond libertaire a vaincu les normes sociales auxquelles il ne désirait pas s’attacher ; il a ainsi atteint une forme poussée de liberté et par ricochet le bonheur. L’exemple le plus éloquent se trouve sans aucun doute dans Les Clochards célestes[13] de Jack Kerouac. Une cohorte de personnages hauts-en-couleurs sont dépeints avec une plume rafraichissante à travers leurs pérégrinations sur les routes. Celui de Japhy Ryder est particulièrement fascinant en ce qu’il représente cette recherche d’absolu, de liberté, de détachement de la réalité matérielle de la vie en fuyant le tumulte des villes pour vivre en osmose avec une nature jugée non corrompue. S’ajoute à cela une quête spirituelle non dénuée d’intérêt fondée sur le bouddhisme. Cette aventure pousse le narrateur, proche de Ryder, à sortir de lui-même, à ne faire qu’un avec la nature pour atteindre cette liberté tant désirée :
Des crépuscules furieux poussaient des écumes de nuages à travers d’inimaginables rochers ; au-delà se déployait un éventail de teintes roses comme l’espoir. Je me sentais à l’unisson : brillant et désert, au-delà d’un brouillard de mots […] Pauvre chair mortelle, il n’est pas de réponse », pensai-je. Je ne savais rien d’autre. Je me moquais du reste. Rien ne comptait plus. Et, soudain, je me sentis libre.
Knulp[14], roman de l’écrivain autrichien (naturalisé suisse) Hermann Hesse en est une autre illustration. Karl Eberhard Knulp est un vagabond volontaire qui apprécie la compagnie de ses pairs mais à dose concentrée et intelligente. Knulp ne veut tirer de ses relations aux autres que le meilleur, le plus pur. Il aime se nourrir des « poésies et de maximes qu’il avait recopiées et d’une liasse de coupures de journaux ». Après des années à errer sur les routes, Knulp rentre dans son village d’enfance, s’installe chez les uns et les autres, se montre discret, amical, pétri d’une sérénité d’esprit et d’une décontraction sans bornes.
On retrouve dans ce court roman empreint de poésie les thèmes majeurs qui traversent toute l’œuvre d’Hermann Hesse : l’introspection, le goût de la solitude, la liberté, la contemplation et un attachement viscéral à la nature. Cette approche rousseauiste se ressent tant dans la vision de la vie de Knulp qui – bien que ne fuyant pas tout lien social, préfère vivre au sein d’une Mère-nature apaisante – que dans les descriptions de l’auteur. La nature libératrice devient le moyen et la fin, le but ultime du chemin sur lequel la vie nous a propulsés : « La route s’enfonçait, toute droite, dans le bleu tendre du ciel, où le monde semblait prendre fin. »
Le bonheur de Knulp est simple. Pour lui, une belle vie consiste à rester « plus souvent couchés dans l’herbe que debout sur nos jambes » et cela est inacceptable pour ses semblables. Personnage attachant pour le lecteur, il fait preuve d’une désinvolture tranquille qui lui vaut de nombreux jugements et une bonne dose de mépris de la part des gens qu’il a connus autrefois. En effet, si Knulp représente le vagabond heureux, qui se défie de toute morale à part la sienne, de toute convention, de tout conformisme, il est incompris des autres. Quand il déclare à son ami Rothfuss : « On apprend toutes sortes de choses en voyageant », celui-ci lui rétorque : « Mais nous autres, nous avons au moins une maison, un métier et une gentille femme » Deux hommes sur deux planètes qui ne s’aligneront jamais. Les autres personnages, ceux qui se sont coulés confortablement dans le moule de la société, ne comprennent pas ce qui est essentiel pour le héros, ce qui est le cœur même de son existence : la liberté. Dès qu’il la sent s’éloigner, dès qu’il se sent dépendant d’un autre être car il est diminué physiquement, il dépérit :
Le brouillard fit son apparition le lendemain matin et Knulp resta au lit tout le jour. Le docteur déposa quelques livres à son chevet, mais Knulp y toucha à peine. Il était maussade et déprimé : la bonté de son hôte, les soins qu’il lui prodiguait, le bon lit et l’excellente nourriture lui faisaient ressentir encore plus nettement que naguère qu’il était un homme fini.
C’est que le personnage d’Hermann Hesse fait preuve d’un individualisme, non provocateur mais affirmé, qui va de pair avec sa vision libertaire de la vie. À partir de là, peu lui importe qu’il soit critiqué, jalousé, haï par qui que ce soit puisqu’il ne se sent pas concerné par l’interdépendance pourtant inévitable des hommes. Lui-même, malade, y est soumis et confronté. Et cette interdépendance lui renvoie en pleine figure un terrible constat : autrui est capable du meilleur pour nous faire du bien, comme du pire.
Du pire, c’est une certitude envers les plus démunis et cela est particulièrement mis en avant avec le second traitement qui est majoritairement fait du vagabond en littérature. L’homme (le plus souvent) ou la femme qui erre est l’être honteux, paresseux, méprisable, objet de détestation pétrie de jalousie, de rejet. Il semblerait que les sages paroles du poète grec Pholycide de Milet (« Donne à pleines mains aux pauvres, il n’y a pas d’excès plus glorieux que la générosité ») ne tombent dans l’oreille de sourds vaniteux dans la plupart des œuvres. Ce mépris social dont sont victimes les vagabonds dans les romans, Knulp y compris, est profondément lié aux thématiques des inégalités et de la lutte des classes. Cela permet à plusieurs auteurs du XIXe siècle de clamer leur colère, de prôner une vision plus égalitaire et juste de leur société et, plus encore, d’œuvrer à ce que le sociologue Bernard Lahire considère comme un « nouvel état littéraire[15] ». Selon lui, cet engagement personnel, presque charnel de l’écrivain vis-à-vis de son roman consacre une « expression artistique de soi » où l’auteur « s’autorise à […] mettre en scène les linéaments de sa propre vie, plus ou moins transformée, à travailler littérairement ses obsessions ou ses tourments les plus personnels, à livrer son point de vue propre… »
Vagabondage et lutte des classes
Victor Hugo, par exemple, s’implique personnellement pour évoquer son indignation légitime contre le sort qui est réservé à ceux qui sont écrasés et oppressés car, comme le chantait Georges Brassens, « les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux ».
Il suffit pour s’en convaincre de (re)-lire les pages des Misérables[16] où l’ancien bagnard Jean Valjean erre en ville et suscite la méfiance :
L’homme ôta sa casquette et salua humblement le gendarme. Le gendarme, sans répondre à son salut, le regarda avec attention, le suivit quelque temps des yeux, puis entra dans la maison de ville.
On assiste aussi, quelques lignes plus loin, à une scène de mort sociale à fendre le cœur quand il est rejeté d’une auberge car le propriétaire a compris qui il était :
Tenez, assez de paroles comme cela. Voulez-vous que je vous dise votre nom ? Vous vous appelez Jean Valjean. Maintenant voulez-vous que je vous dise qui vous êtes ? En vous voyant entrer, je me suis douté de quelque chose, j’ai envoyé à la mairie, et voici ce qu’on m’a répondu. Savez-vous lire ? En parlant ainsi il tendait à l’étranger, tout déplié, le papier qui venait de voyager de l’auberge à la mairie, et de la mairie à l’auberge. L’homme y jeta un regard. L’aubergiste reprit après un silence : – J’ai l’habitude d’être poli avec tout le monde. Allez-vous-en. L’homme baissa la tête, ramassa le sac qu’il avait déposé à terre, et s’en alla.
Le constat est on ne peut plus clair : le bagnard, le vagabond, celui qui déambule, le paria, le rebut de la société, est un oiseau blessé au milieu de personnalités malveillantes et décidées à lui couper les ailes. Un éternel rejeté qui subit les affres de la cruauté humaine. Si Knulp, chez Hesse, était un vagabond et un réfractaire volontaire déjà persécuté, il avait au moins cette consolation de vivre sa vie d’errance par choix, dans une quête de libération infinie. Valjean, victime qui n’a rien demandé, se trouve dans une position totalement passive, poussé à la solitude, quand Knulp recherche cette dernière.
Par ailleurs, l’engagement politique et intellectuel de Hugo, son souci des petites gens, sa défense des plus faibles et des marginaux allait bien au-delà de la fiction et a notamment donné lieu à des discours virulents, comme celui, bien connu, du 9 juillet 1849 à l’Assemblée nationale[17] :
Je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère. Remarquez-le bien, Messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis détruire. Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse ; car, en pareille matière, tant que le possible n’est pas fait, le devoir n’est pas rempli.
Hugo attaque ici directement les élites, les hommes politiques qui ont le pouvoir et qui tiennent les rênes de ce système inégalitaire dans lequel vagabonds, bagnards, mendiants et errants sont broyés. Œuvre littéraire, joute oratoire et acte politique sont ici intimement liés.
Cette fureur qui vise les puissants se retrouve aussi nettement chez Octave Mirbeau. Comme le fait remarquer Jean-François Wagniart, l’écrivain n’hésite pas, dans de très nombreux romans, à pointer du doigt les injustices criantes qui touchent cette grande famille des pauvres et marginaux à laquelle appartient le vagabond. Cela donne des monologues époustouflants comme dans son roman La 628-E8[18] :
Puisque le riche – c’est-à-dire le gouvernement – est toujours aveuglément contre le pauvre, je suis, moi, aveuglément aussi, et toujours, avec le pauvre contre le riche, avec l’assommé contre l’assommeur, avec le malade contre la maladie, avec la vie contre la mort.
Loin de l’idéalisation poétique mêlée de bucolisme et de douceur qu’on trouve chez Hesse, les personnages de Mirbeau servent d’étendards à une critique sociale virulente. Le personnage de Jean Mintié, dans Le Calvaire, est un jeune homme qui ne sait plus où il en est dans la vie : « Où je vais ? Je l’ignore aujourd’hui comme je l’ignorais hier[19] ». Cette indécision étroitement entremêlée au thème de la fuite et de l’exil, lui vaut le mépris de ses semblables : « Comme les vagabonds, j’ai dormi dans les fossés, les membres raidis par le froid, et je me suis tapi au fond des roches, sur des lits de feuilles humides […] les gens disaient que j’étais fou[20]. » Parfois, si le vagabond a une idée précise de sa destination, c’est le point de départ de son cheminement qu’il a oublié, comme le rappelle Jean-François Wagniart en citant le témoignage d’un vagabond, Joseph M. arrêté en 1903[21] : « Je viens de sur la route. Je ne sais pas le nom des pays où j’ai passé ! »
Par ailleurs, l’étiquette de la folie, qui colle à la peau de Jean Mintié chez Mirbeau, s’explique logiquement par la vie en dehors des clous qu’il mène, une fois encore. Ce qui n’est pas entendable par les personnalités intolérantes trouve alors une réponse confortable et simpliste : il est fou, ou mauvais, ou paresseux et, de ce fait, n’a pas sa place parmi nous qui sommes « normaux » et raisonnables.
Dans la nouvelle de Maupassant, Le Vagabond[22], Jacques Randel enchaîne les emplois précaires soumis au bon vouloir des patrons :
Il fut tour à tour terrassier, valet d’écurie, scieur de pierres ; il cassa du bois, ébrancha des arbres, creusa un puits, mêla du mortier, lia des fagots, garda des chèvres sur une montagne, tout cela moyennant quelques sous, car il n’obtenait, de temps en temps, deux ou trois jours de travail qu’en se proposant à vil prix.
Même son de cloche du côté de Célestine dans Journal d’une femme de chambre[23]. La jeune femme ne passe pas sa vie sur les routes mais elle va et vient, de maison en maison, sans réussir à se poser :
À la façon, vraiment extraordinaire, vertigineuse, dont j’ai roulé, ici et là, successivement, de maisons en bureaux et de bureaux en maisons, du Bois de Boulogne à la Bastille, de l’Observatoire à Montmartre, des Ternes aux Gobelins, partout, sans pouvoir jamais me fixer nulle part, faut-il que les maîtres soient difficiles à servir maintenant !… C’est à ne pas croire.
D’ailleurs, la soif de liberté de Knulp et Valjean se retrouve également chez Célestine qui se sent rejetée de toutes parts. À force d’être rabrouée et malmenée, elle-même veut s’extraire – même si elle n’est pas une « authentique » vagabonde – de la bulle cadenassée de la société :
Quand on ne me renvoyait pas, c’est moi qui partais, à bout de dégoût. C’est drôle et c’est triste… J’ai toujours eu la hâte d’être « ailleurs », une folie d’espérance dans « ces chimériques ailleurs », que je parais de la poésie vaine, du mirage illusoire des lointains.
Toutefois, comme le note Jean-François Wagniart, si « certains [vagabonds] tentent de projeter leur errance dans un paradis lointain, peu échappent à leurs conditions[24] ». Mais, quand ils y parviennent, cela leur permet d’avoir un nouveau regard sur leur ancienne condition, leur milieu d’origine et les problématiques sociales qui les jalonnent. Le sociologue italien Federico Tarragoni en fait la démonstration en prenant l’exemple de Martin Eden de Jack London :
Au fur et à mesure que Martin se « subjectivise », en s’immergeant dans les livres, l’écriture et l’amour, et qu’il côtoie ce milieu bourgeois auquel il souhaite s’intégrer, mais qui lui nie tout droit d’entrée, il développe un regard neuf sur sa classe d’origine […] Ayant réussi à se penser autre que ce qu’il était, autre que le sauvage ou l’illettré, il comprend pourquoi l’immense majorité de sa classe ne peut pas le faire. Là gît la plus grande misère de la classe ouvrière : son maintien, par une classe oisive, dans l’incapacité intellectuelle[25]…
Cette société (bourgeoise) qui fait bloc contre Martin est un point essentiel pour comprendre le traitement des vagabonds en littérature. En effet, si la société ne convient pas à ces personnalités originales, c’est avant tout car elles en sont expulsées, rejetées. C’est sous la contrainte qu’elles prennent la route comme on le voit à travers le personnage de Randel[26] : « Depuis quarante jours, il marchait, cherchant partout du travail. Il avait quitté son pays, VilleAvaray, dans la Manche, parce que l’ouvrage manquait. » Ce héros touchant et pourtant plein de bonne volonté se heurte à l’implacable dédain de ceux qui le rejettent :
Les refus, les rebuffades, les nuits passées sur l’herbe, le jeûne, le mépris qu’il sentait chez les sédentaires pour le vagabond, cette question posée chaque jour : « Pourquoi ne restez-vous pas chez vous ? »
Dans son roman Dingo[27], Mirbeau montre bien que la haine de la foule envers un miséreux qui aurait assassiné la fille du coquetier Charles Radicet ne vient pas uniquement de la monstruosité du crime mais bel et bien du côté vagabond du concerné : « D’autres déclarent : — Les chemineaux… tous ceux qui n’ont pas un pays à eux… tous ceux qui ne paient pas de contributions, dans un pays à eux… on devrait les envoyer à Cayenne… tous… tous… » Dans cette scène, on note bien que les autres personnages déshumanisent le vagabond, lui ôtent son identité, son individualité.
Cette diabolisation et cette déshumanisation du vagabond s’observent encore une fois nettement chez Maupassant[28] :
Paysans et paysannes soulevés de colère, comme si chacun eût été volé, comme si chacune eût été violée, voulaient voir rentrer le misérable pour lui jeter des injures. Ce fut une huée qui commença à la première maison pour finir à la mairie, où le maire attendait aussi, vengé lui-même de ce vagabond.
Cette haine semble d’autant plus violente qu’elle concentre les colères d’une foule partageant le même préjugé contre Jacques Randel. Ce dernier, par son statut d’errant, était condamné d’avance : « Je l’avais dit, je l’avais dit, rien qu’en le voyant sur la route. »
Une diabolisation certes moins violente dans la nouvelle d’Albert Cim, Césarin, histoire d’un vagabond[29] mais qui vaut tout de même des jugements dévalorisants au héros : « Bien que les bourgeois le tinssent pour un propre à rien et un gueux, on lui passait de nombreuses peccadilles à cause de son caractère inoffensif et de son entrain. »
Chez Maxime Gorki, immense défenseur du petit peuple et des plus démunis, la figure du vagabond est aux antipodes de celle de Hesse et elle se trouve encore plus poussée que chez Mirbeau. Le célèbre écrivain russe s’attache, avec son réalisme empreint de mysticisme et sa plume étrangement touchée d’une aridité gracieuse, à dépeindre à nu, à l’os, la chair et l’âme du peuple russe dans ce qu’elles peuvent avoir de plus beau comme d’horrible.
Gorki lui-même a longtemps partagé le quotidien des pauvres, sédentaires ou nomades, travailleurs ou vagabonds, prostituées moquées mais désirées, chefaillons tyranniques sans réel pouvoir, petits artisans malhonnêtes, alcooliques touchants et violents à la fois. Et il ne passe pas à côté du vagabond, symbole de l’écrasement des classes laborieuses et de la stupidité humaine.
Dans Grand-père Arkhip et Lenka[30], tout transpire l’indigence, la misère, la tragédie et donc la critique virulente faite par le sensible Gorki en filigrane. Le lecteur le note dès les premières descriptions du duo de vagabonds grand-père/petit-fils qui dépérit au bord d’un fleuve :
Leurs faces apparaissaient deux choses lamentables, pitoyables et grimaçantes, l’une plus grande, l’autre plus petite, mais un même hâle de poussière souillait leurs visages, et sous les meurtrissures de la fatigue et de la chaleur, ces figures humaines avaient revêtu une teinte semblable à celle des guenilles dans lesquelles ils se drapaient.
Une explosion manifeste de l’indigence que note Jean-François Wagniart pour quasiment tout vagabond : « Errant et pauvre, il se trouve d’emblée dans une position fragilisée et devient repérable par ses habits déchirés[31]. »
Dans Les Clochards célestes[32], le narrateur se retrouve en effet, dans les premières pages, à voyager en train avec un autre vagabond qui se trouve dans un piteux état :
Un vieux clochard rabougri grimpa sur la plate-forme […] Il s’étendit de tout son long, en me regardant sans rien dire, la tête posée sur son misérable baluchon […] Le petit vieux était assis en tailleur dans un coin, devant le maigre contenu d’une boite de sardines qui composait tout le menu de son dîner. Il faisait vraiment pitié.
On le note aussi très bien chez Albert Cim[33] où Césarin est décrit en ces termes :
Il était vêtu, soit d’une blouse de cotonnade bleue, en lambeaux d’ordinaire, soit de quelque sordide paletot qui lui tombait sur les talons et qu’il devait, ainsi que la casquette et le reste, à la compatissante générosité de tel ou tel de ses concitoyens.
De même, chez Maupassant[34], le héros se caractérise par son état physique extrême :
Le soir tombait, Jacques Randel harassé, les jambes brisées, le ventre vide, l’âme en détresse, marchait nu-pieds sur l’herbe au bord du chemin, car il ménageait sa dernière paire de souliers, l’autre n’existant plus depuis longtemps déjà.
Le portrait tracé d’un autre héros de Gorki, un vagabond roublard, dans Tchelkache[35], n’est guère plus valorisant :
Chez les habitants du quartier du port, il était considéré comme un ivrogne invétéré, doublé d’un voleur audacieux et adroit. Il marchait nu-tête et nu-pieds, vêtu d’un pantalon de velours râpé et d’une blouse en étoffe légère complètement en lambeaux. Par les trous, on apercevait la peau brune de son cou, tendue sur des os en saillie et qui remuaient.
Les trois personnages de Gorki (Tchelkache, Arkhip et Lenka) sont violemment rejetés par le reste de la population mais leur ressemblance s’arrête là. Le vieil Arkhip et son petit-fils Lenka sont des victimes tout à fait innocentes, dans une position assez passive vis-à-vis de l’existence, cherchant surtout à trouver un peu de bonheur, de nourriture, de confort, à survivre en somme. Tchelkache, au contraire, est un ambitieux qui use de ruses et de pièges pour gagner de l’argent, quitte à rentrer dans le jeu d’une société inégalitaire et capitaliste : alors qu’il baye aux corneilles dans un port, il décide d’utiliser un paysan innocent pour faire rentrer des deniers dans sa bourse. D’ailleurs, il ne vit pas si mal sa situation de vagabond arnaqueur, contrairement au grand-père Arkhip : « Une tristesse immense, presque une angoisse se lisait sur sa face ridée. Il toussait […] le grand-père dut se soulever. Des larmes roulèrent de ses yeux. »
À travers les paroles de ce vieil homme affaibli qu’est Arkhip, c’est toute la conscience politique et sociale de Gorki qui éclate aux yeux du lecteur. La société russe du début du XXe siècle brasse des vents de colère, mêlant l’exaspération et le désespoir du peuple. La révolution couve à mesure que la fracture s’élargit entre les démunis et les riches :
Penses-tu que l’on estime que le mendiant est un homme ? Jamais ! J’en sais quelque chose depuis dix ans que je vagabonde de tous côtés. Chaque morceau de pain qu’on te donne, on l’estime mille roubles […] l’homme repu et l’homme affamé sont deux ennemis […] le mendiant, aux yeux du rassasié n’est qu’un peu de boue sur sa route.
Mirbeau, lui, attribue dans Les Mauvais bergers[36] cette société injuste et cruelle qui rejette les vagabonds à « l’ignorance des hommes ».
Vagabondage et construction de l’identité
Un autre aspect important est à souligner : les gens « comme il faut » se construisent eux-mêmes par rapport aux figures de vagabonds dans les romans. Ils se croient tous supérieurs aux marginaux mais ces derniers leur tendent en réalité un miroir de leur méchanceté et de leur médiocrité. Ainsi, dans Mon compagnon, Gorki, de facto vagabond sans le sou à l’époque, a pleinement conscience que l’autre homme avec qui il marche, un prince géorgien désargenté nommé Charko, est un pur escroc mesquin, un homme qui, bien que privé de ressources financières, n’a pas perdu pour autant ses réflexes méprisants de classes :
On ne devrait pas condamner un prince pour un paysan. Qu’est-ce que c’est qu’un paysan ? Ceci – et Charko me fait voir une motte de terre – tandis qu’un prince est en quelque sorte une étoile[37] !
Puis il se montre ouvertement dédaigneux, capricieux et tyrannique avec Gorki :
À quoi songes-tu ? me demanda-t-il avec colère. Qu’est-ce que tu es ? As-tu un domicile ? […] Qu’est-ce que tu es sur terre ? Tu t’imagines que tu es un homme ! Moi, je suis un homme, moi qui possède tout cela – il se frappa la poitrine – moi, je suis un prince ! Mais toi… toi, tu n’es rien du tout ! […] tu n’as pas le droit de me rabaisser à être ton égal[38] !
De même, Célestine, dans Journal d’une femme de chambre[39], estime avoir bien perçu la laideur intérieure de ses anciens patrons : « Ah ! je puis me vanter que j’en ai vu des intérieurs et des visages, et de sales âmes. »
L’inverse est vrai : les figures de vagabonds se construisent bien en fonction de la société, de ses membres qui les oppressent. Leur identité et leur conscience politique deviennent profondément liées au collectif. C’est évidemment le cas de Gorki qui le retranscrit dans ses récits, autobiographiques ou non et dont la prise de conscience sera poussée jusqu’à l’engagement politique affirmé. Là encore, le sociologue Federico Tarragoni exprime cette métamorphose avec justesse :
Tous les individus qui, transformés intérieurement par l’expérience d’une domination (éprouvée dans une sphère quelconque de la vie sociale, le travail, la famille, la religion, l’art et la culture, etc.) et la revendication d’un droit, en viennent à se constituer en lien avec un collectif virtuel, qu’ils considèrent comme le porteur social de ce droit[40].
Cette transformation de l’être opprimé est donc une clé fondamentale pour comprendre la formation des conflits sociaux qui ont forgé l’histoire et pour ceux à venir.
Finalement, alors que les figures de vagabonds sont diabolisées, vilipendées, accablées de tous les maux, tous ces écrivains nous prouvent bien qu’au contraire ce sont parfois les personnages qui adhèrent parfaitement au cadre social délimité qui sont les moins humanistes et les plus sectaires. S’ils ont marqué de leur sceau l’histoire sociale et politique de leur époque respective en mettant en lumière le grondement de la révolte, ces écrivains doivent continuer de nous inspirer pour les combats futurs contre l’enfer social et pour l’égalité. Cent cinquante et un ans après, la phrase de Victor Hugo tirée de L’Homme qui rit[41], « c’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches », apparaît plus que jamais d’actualité.
Notes
[1] Jean-François Wagniart, « À la recherche de la parole errante (1871-1914) », Revue d’histoire du XIXe siècle [En ligne], 20/21, 2000, §41.
[2] Stéphane Hessel, Indignez-vous !, Indigènes éditions, 2010.
[3] Christian Paultre, De la répression de la mendicité et du vagabondage en France sous l’Ancien régime, L. Larose & L. Tenin, 1906.
[4] José Cubéro, Histoire du vagabondage – Du Moyen Âge à nos jours, Imago, 1998.
[5] Édit du roi portant établissement de l’hôpital général, Code de l’Hôpital général, p. 262.
[6] Ordonnance criminelle d’août 1670.
[7] Extraits de la déclaration royale du 12 mars 1719.
[9][9] Jean-François Wagniart, art. cit., §42 « A la recherche de… »
[10] Jean-François Wagniart, « Les représentations de l’errance et des vagabonds dans l’œuvre d’Octave Mirbeau ».
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] Jack Kerouac, Les Clochards célestes, Folio, 1974.
[14] Hermann Hesse, Knulp, Le Livre de Poche, 1995.
[15] Bernard Lahire, « Pour une sociologie de la littérature », Idées économiques et sociales, 2016/4 (N° 186), p. 6-14.
[16] Victor Hugo, Les Misérables, La Bibliothèque électronique du Québec, p. 162.
[17] Discours de Victor Hugo du 9 juillet 1849 à l’Assemblée nationale.
[18] Jean-François Wagniart, « Les représentations de l’errance… », art. cit.
[19] Ibid.
[20] Ibid.
[21] Dans son article, Jean-François Wagniart (ibid. §41) cite les Archives départementales de l’Yonne, 3U 2-662.
[22] Guy de Maupassant, Le Vagabond, 1887, pp 2 et 3 [en ligne].
[23] Octave Mirbeau, Journal d’une femme de chambre, La Bibliothèque électronique du Québec, p. 9. [en ligne]
[24] Jean-François Wagniart, « A la recherche de… », art. cit., §37.
[25] Federico Tarragoni, « Le roman comme analyseur du conflit social. Une lecture sociologique de Martin Eden », Actuel Marx, 2019/1 (n° 65), p. 168-185.
[26] Guy de Maupassant, op. cit, p. 1.
[27] Jean-François Wagniart, « Les représentations de l’errance… », art. cit.
[28] Guy de Maupassant, op. cit, p. 27.
[29] Albert Cim, Césarin, histoire d’un vagabond, G. Boudet et Ch. Tallandier, 1897.
[30] Maxime Gorki, « Grand-père Arkhip et Lenka », nouvelle du recueil Les Vagabonds, Albin Michel, 1991, p. 185.
[31] Jean-François Wagniart, « A la recherche de….», art. cit., §38.
[32] Jack Kerouac, op. cit.
[33] Albert Cim, op. cit.
[34] Guy de Maupassant, op. cit, p. 4.
[35] Maxime Gorki, « Tchelkache », nouvelle du recueil Les Vagabonds, op.cit, p. 13.
[36] Jean-François Wagniart, « Les représentations de l’errance… », art. cit.
[37] Maxime Gorki, « Mon Compagnon », nouvelle du recueil Les Vagabonds, op.cit, pp. 108-109.
[38] Ibid., p. 173-174.
[39] Jean-François Wagniart, « Les représentations de l’errance… », art. cit.
[40] Federico Tarragoni (art. cit.) cite ici son propre ouvrage, Sociologie de l’individu, Paris, La Découverte, 2018, pp. 103-106.
[41] Victor Hugo, L’Homme qui rit, Bibebook, p. 337.