Grèce : la deuxième phase et les défis de la sortie de l’euro. Entretien avec Costas Lapavitsas
Costas Lapavitsas, économiste marxiste et nouvel élu au parlement grec sur une liste Syriza, analyse dans cet entretien la stratégie gouvermentale de Syriza, les conditions de possibilité d’une politique alternative en Grèce aujourd’hui, les rapports entre marxisme et keynésianisme, mais aussi la nécessité d’un nouveau récit internationaliste pour la gauche radicale, alternatif au récit européiste. Cet entretien est initialement paru en anglais sur le site de la revue Jacobin, et en français sur le site d’A l’Encontre.
Beaucoup trop de choses ont été écrites dans un style journalistique et superficiel sur le ministre grec des Finances Yanis Varoufakis et sur les négociations qui ont eu lieu le mois passé avec l’Union européenne. Mais maintenant que les lignes se sont solidifiées et apparaissent plus clairement, une situation nouvelle s’est ouverte. Le scénario qui est le plus souvent et le plus explicitement posé comme étant le seul moyen pour Syriza d’éviter de revenir sur les promesses faites pendant la campagne électorale est celui d’une sortie de la Grèce de la zone euro («Grexit»).
Pour examiner cette question de manière plus approfondie, nous avons parlé avec le membre du parlement Costas Lapavitsas. A plusieurs égards, celui-ci est l’anti-Varoufakis, non seulement par son style et par sa trajectoire personnelle, mais surtout en termes de ligne politique – il est en effet devenu le plus identifié avec une rupture claire et franche par rapport à une politique de la direction de Syriza favorable à un «bon euro».
Autrefois basé au SOAS à Londres, Lapavitsas n’est pas un membre de Syriza (même s’il a été élu sur la liste de ce parti) et il est un nouveau venu à la politique parlementaire. Néanmoins il a été un militant anticapitaliste pendant une grande partie de sa vie et il est connu pour son ouvrage perspicace et exigeant sur l’économie politique de la monnaie, du crédit et de la financiarisation (ouvrage qu’il a commencé avec Makoto Itoh alors qu’il étudiait le marxisme japonais).
Lapavitsas a également travaillé avec le groupe de Recherche sur l’argent et la finance à Londres en vue de produire des analyses concrètes sur les origines et sur la trajectoire de la crise européenne. Plus récemment, il a publié avec l’économiste allemand néokeynésien Heiner Flassbeck une sorte de manifeste proposant une rupture radicale par rapport à l’euro. Il a été interviewé pour Jacobin par Sebastian Budgen. Le texte a été publié par sur le site Jacobin.
Etant donné votre expérience, comment s’est passée la transition, le fait de vous trouver tout à coup élu au parlement au milieu d’une tempête politique ? Le contraste avec les réunions du SOAS doit être assez violent ?
En effet! Tout d’abord en ce qui concerne la période de la campagne électorale à proprement parler, cela a été pour moi un processus incroyable: c’était vraiment la première fois de ma vie politique où je suis entré en contact avec ce que l’on pourrait véritablement appeler le peuple, et le peuple d’une région particulière, la Grèce. J’ai eu l’occasion de m’adresser à des groupes petits ou plus grands dans des villages, dans des villes, individuellement, etc. Et j’ai trouvé que mes opinions – et moi personnellement – entraient en résonance avec ces gens. Pour moi cela a été une expérience nouvelle, car mon engagement politique a toujours été dans une gauche qui avait un rayonnement limité.
Depuis mon élection au parlement, l’expérience a été – comment dire? – j’hésite à utiliser le terme «excitant», parce que ce n’est souvent pas cela – mais palpitante et pleine de nouveautés. On se trouve tout à coup au cœur d’événements et de processus politiques qui font qu’on accumule des expériences, on entre en contact avec des positions établies, on voit comment fonctionne la vie politique au niveau le plus élevé. Pour quelqu’un ayant mon expérience politique, ce sont des expériences nouvelles et étonnantes.
Juste pour clarifier, avez-vous été élu dans la région de Grèce d’où vient votre famille ?
Oui, j’ai été élu dans la région de Imathia, au centre de la Macédoine, d’où est originaire ma famille.
Et cela reste un aspect important de la politique grecque ?
Oui, tout à fait. Le fait que mon nom soit reconnu localement a joué un rôle significatif dans mon élection.
Commençons par les événements qui se sont déroulés depuis l’élection, et plus spécifiquement sur le plan économique, ensuite nous passerons à l’aspect politique. Je pense que la première chose que nous devrions évoquer est la question de la constitution du gouvernement, en particulier l’alliance avec ANEL [Grecs indépendants] et les ministres qui ont été désignés par le gouvernement: Yanis Varoufakis, Giorgios Stathakis et Panagiotis Lafazanis. Maintenant, avec un peu de recul, comment décririez-vous le processus de composition de l’alliance gouvernementale et du gouvernement ?
A plusieurs égards il s’agit d’un processus assez traditionnel. C’est un exercice d’équilibrisme, non seulement par rapport à l’ensemble de la société, mais également par rapport à la dynamique interne de Syriza. D’abord le gouvernement a été formé avec ANEL. Contrairement à ce qui a été écrit dans la presse à l’époque, il ne s’agissait pas d’une «alliance rouge-brune». Cette interprétation est tout à fait incorrecte.
ANEL n’est pas une version soft d’Aube Dorée, ce ne sont pas des fascistes. ANEL représente fondamentalement ce que nous appelons en Grèce la droite populaire, c’est une organisation traditionnellement favorable à l’Etat, sceptique par rapport aux grandes entreprises, nationaliste et conservatrice avec un «c» minuscule.
Habituellement cette formation n’avait évidemment pas vocation de s’associer avec un gouvernement de la gauche radicale. Mais dans le contexte du moment le choix était clair: soit renoncer à former un gouvernement – ce qui aurait entraîné de nouvelles élections, un chaos, etc. –, soit former un gouvernement avec cette organisation, qui a au moins toujours été contre l’accord de «sauvetage» financier [les mémorandums] et en faveur des travailleurs et des petites et moyennes entreprises.
Donc vous rejetez l’argument de ceux qui disaient qu’un gouvernement de minorité était possible ?
Cet argument ne tenait pas debout. Dans le contexte, cette alliance était la seule solution. Mais le Parti communiste porte évidemment une réelle responsabilité. Une fois de plus ce parti n’a pas été à la hauteur de la nécessité historique et a choisi une ligne d’opposition et d’hostilité complète à l’égard de Syriza et de ce qu’il représente, ce qui a obligé Syriza à former un gouvernement avec ANEL.
En fait cette alliance a eu des effets positifs dans la mesure où elle a renforcé le soutien pour Syriza dans les secteurs les plus pauvres de la société qui donnent maintenant à un gouvernement de la gauche radicale des voix qu’ils donnaient traditionnellement à la droite conservatrice.
Mais en ce qui concerne la composition même du gouvernement, c’est vraiment un exercice d’équilibrisme. La chose la plus importante – le signal qu’envoie le gouvernement lui-même – est que Syriza a choisi de gérer les négociations de ces dernières semaines et d’affronter la période à venir sur la ligne politique qu’il a défendue pendant des années et sur la base de laquelle il a gagé les élections. Autrement dit, Syriza va tenter d’alléger ou de supprimer l’austérité, de réduire la dette – de la restructurer ou de faire une croix dessus – et de changer le rapport de forces social, économique et politique en Grèce – et plus généralement en Europe – sans sortir de l’union monétaire et sans entrer dans un conflit généralisé avec l’Union européenne.
Et c’est un exercice d’équilibrisme en ce sens qu’il y a dans Syriza aussi bien des représentants à droite – comme Stathakis, par exemple – que de gauche – comme Lafazanis – ainsi qu’une série de personnages tels que Varoufakis qui n’ont pas de lien organique avec Syriza [de fait, il vient politiquement du PASOK] ?
Oui, c’est un exercice d’équilibrisme en ce sens que toutes les ailes du parti sont représentées. Varoufakis pense que l’on peut atteindre les buts mentionnés dans le cadre de l’euro. C’est sa position publique et la ligne qu’il personnifie en ce moment.
Parlez-nous un peu plus de Varoufakis. Il y a eu beaucoup de bavardage médiatique autour de sa personnalité, de son style, etc. Et il y a également eu quelques articles plus sérieux, par exemple celui intitulé «More erratic than Marxist» par Michael Roberts. Tout d’abord, quel rôle a joué Varoufakis dans la gauche grecque avant l’élection de Syriza ?
Je sais qu’il y a eu beaucoup d’articles sur Varoufakis, sur son style de vie et sur ce qu’il représente. Pour le moment je ne vais pas m’occuper de cela. Sur la question de savoir s’il est marxiste ou radical, je pense qu’il faudrait utiliser le terme «marxiste» de manière plus réfléchie, surtout de la part de personnes qui se disent marxistes simplement parce qu’elles utilisent une certaine terminologie et parlent beaucoup de marxisme alors que le fond de leur analyse est des plus banales. Il faudrait utiliser ce terme avec plus de retenue, car nous ne sommes plus dans des discours d’amphithéâtre universitaire mais dans la politique réelle.
Je connais Varoufakis depuis longtemps en tant qu’économiste. Je ne pense pas qu’on puisse dire de lui qu’il est de la gauche radicale et il n’est en tout cas pas de la gauche révolutionnaire dans le sens qu’on donne à ce terme dans ce pays. Il appartient plutôt au centre gauche.
Il a toujours été hétérodoxe et critique en matière d’économie, il a toujours rejeté l’économie néoclassique dans son travail et il a toujours été prêt à sortir des chemins battus. Ce sont là des traits que je trouve positifs.
Mais si on examine son parcours on constate qu’il a également été un conseiller de George Papandréou, dont le gouvernement a été le premier à introduire les politiques de sauvetage (bailout) en Grèce. Et il est resté associé à ce camp pendant pas mal de temps. Dans ce sens, je ne pense pas qu’on puisse dire de lui qu’il est systématiquement un homme de gauche.
Et Varoufakis lui-même s’est explicitement situé dans une sorte de cadre keynésien, et il est lié à des personnes ouvertement keynésiennes comme James Galbraith.
J’aimerais clarifier ce point. Keynes et le keynésianisme restent malheureusement les outils les plus puissants que nous ayons à notre disposition, même en tant que marxistes, pour gérer les questions politiques immédiates. La tradition marxiste est très puissante lorsqu’il s’agit de gérer les questions à moyen et à long terme et pour comprendre les dimensions de classe et sociales de l’économie et de la société en général. Il n’y a pas de commune mesure entre les deux approches. Mais, en réalité, lorsqu’il s’agit de gérer ce qui se passe ici et maintenant, Keynes et le keynésianisme restent des outils idéologiques et des concepts très importants, même pour les marxistes. Cela dit il y en a qui aiment utiliser ces idées sans les reconnaître comme étant keynésiennes.
Je ne peux donc pas accuser Varoufakis d’être lié avec des keynésiens – moi aussi j’ai ouvertement et explicitement fréquenté des keynésiens. Si vous pouviez m’indiquer un autre chemin, je serais ravi. Mais je vous assure qu’après avoir travaillé durant plusieurs décennies sur la théorie économique marxiste je n’en vois pas d’autre pour le moment. Donc, oui, Varoufakis a travaillé avec des keynésiens, mais ce n’est pas condamnable en soi.
Vous faites évidemment une distinction entre le marxisme en tant qu’outil d’analyse et le keynésianisme en tant qu’outil politique. Mais ces deux approches ont également des objectifs différents. Varoufakis a dit explicitement que son objectif était de sauver le capitalisme de lui-même. Cela ne représente-t-il pas une distinction importante ?
Oui, bien sûr. Keynes n’est pas Marx et le keynésianisme n’est pas du marxisme. Il y a un gouffre entre les deux approches. Le marxisme vise le renversement du capitalisme et une voie vers le socialisme. Le keynésianisme par contre vise à améliorer le capitalisme, et même à le sauver de lui-même.
Néanmoins lorsqu’il s’agit de questions politiques telles que la politique budgétaire, le taux de change, la politique bancaire, etc. – ces questions sur lesquelles la gauche marxiste doit absolument prendre position si elle veut vraiment faire de la politique sérieuse au-delà de la simple dénonciation en chambre – elle découvrira rapidement que, qu’elle le veuille ou non, les concepts utilisés par Keynes jouent un rôle indispensable pour élaborer une stratégie qui reste marxiste.
Malheureusement, il n’y a pas d’autre voie, et plus vite les marxistes s’en rendront compte, plus leurs positions deviendront pertinentes et réalistes.
Parlons des négociations qui se sont déroulées en plusieurs phases. On peut dire – je ne sais pas si vous serez d’accord avec cela – qu’il existe actuellement deux interprétations de ce qui s’est passé dans ce domaine. Une des interprétations, qui est dominante aussi bien dans la gauche marxiste critique que dans la presse d’affaires (sauf pour des personnages comme Paul Krugman et Galbraith), est que les Grecs – Varoufakis et autres – ont commencé à jouer au poker, mais qu’ils ne disposaient pas des bonnes cartes, qu’ils n’avaient rien pour soutenir leur stratégie et qu’ils ont, au fond, été vaincus par l’Union européenne et en particulier par les Allemands.
Selon l’autre interprétation, celle des médias pro-Varoufakis et pro-direction de Syriza, les négociations ont été menées de manière très rusée et ont réussi – au moins en partie – à retourner la situation en mettant les Allemands sur la défensive pour gagner un peu de temps et en légitimant un discours sur le non-paiement de la dette, sur l’inefficacité des mesures d’austérité, etc.
Que pensez-vous de ces deux interprétations, et comment vous situez-vous par rapport à elles ?
Je suis d’accord avec une grande partie de ce que vous dites, mais je n’ai pas envie de me situer par rapport à ces deux interprétations. Je vous dirai ce que je pense et je vous laisserai le soin – à vous et à vos lecteurs – de découvrir de quel côté je me situe.
Mon point principal, et c’est par là que je peux commencer, est que ce gouvernement est entré en négociations avec une approche qui, comme je l’ai déjà dit, était essentielle à sa composition, à sa création, et qui nous a permis d’entrer en négociations, de revendiquer et de lutter pour des changements significatifs, y compris la levée de l’austérité et de supprimer l’essentiel de la dette, tout en restant fermement dans le cadre de l’union monétaire. C’est un point crucial. C’est ce que j’ai appelé dans mon travail l’approche du «good euro». C’est l’idée qu’en changeant de politique, en gagnant les élections, en modifiant l’équilibre des forces politiques en Grève et en Europe, on pourrait négocier et transformer l’eurozone et plus généralement Union européenne grâce aux cartes politiques qu’on mettrait sur la table. Et leur stratégie de négociation était déterminée par cette conception.
Bien sûr il y a inévitablement des aspects dus au manque d’expérience, à des traits de personnalité auxquels nous avons déjà fait allusion concernant Varoufakis. Ces aspects sont importants, mais l’essentiel n’est pas là. C’est la stratégie, et il est important de bien le comprendre, sans quoi on se perd dans des arguments sur le poker, sur le bluff et ainsi de suite. Ce gouvernement avait une stratégie, celle que je viens de décrire. Et il a découvert la réalité. Et je crois qu’elle est la suivante: cette stratégie est arrivée à son terme, elle n’a pas fonctionné. Oui, le rapport de forces s’est dramatiquement modifié en Grèce, pas seulement parce que ce gouvernement a reçu 40% des suffrages, mais aussi – comme l’ont montré les sondages – parce qu’il avait le 80% du soutien populaire. Mais cela a très peu pesé dans les négociations. Pourquoi? Parce que les limites de l’union monétaire (eurozone) sont ce qu’elles sont. Ils ne sont pas sensibles à ce genre d’argument. Il s’agit d’un ensemble d’institutions très rigides avec une idéologie et une approche profondément incrustées, qui n’allait pas se mettre à bouger juste parce qu’il y avait un nouveau gouvernement de gauche dans un petit pays.
Les Grecs sont donc allés négocier avec beaucoup d’espoir, et ils sont tombés dans le piège que ces institutions leur avaient préparé. Ce piège signifiait: 1° une pénurie de liquidités; 2° un manque de finances pour le gouvernement. C’est ainsi que les institutions ont traduit leur avantage structurel par rapport aux Grecs.
Les Grecs n’avaient pas le choix, ils ne pouvaient pas gérer cela, Syriza ne pouvait pas non plus gérer cela parce qu’il avait accepté le cadre de l’euro. Et tant qu’on reste dans ce cadre, il n’y a pas d’autre solution. C’est la raison pour laquelle les choses ont pris cette direction. Ils ont essayé, mais les Allemands ont résisté. Et à la fin des négociations, il ne manquait que quelques jours avant que les banques grecques doivent fermer. C’est dans cette situation que les Grecs ont dû accepter un compromis médiocre.
Je pense que dans Syriza il y a deux lectures critiques de la stratégie gouvernementale. L’une est que l’euro est simplement pris comme un article de foi, un principe dont on ne peut pas s’écarter, soit parce que cela est en soi une «bonne chose», soit parce qu’elle est considérée comme légitime dans la société grecque et qu’on ne peut pas aller contre une opinion dominante. L’autre interprétation est basée sur une analyse qu’il est possible de discerner des divisions entre les différentes puissances européennes, qu’il est par exemple possible de diviser Mario Draghi de Wolfgang Schäuble ; qu’il est possible d’amener Matteo Renzi et François Hollande sur une position favorable à la Grèce ; qu’il est possible de faire confiance à Obama pour mettre la pression sur Merkel, et ainsi de suite. Je pense que beaucoup de personnes étrangères à la Grèce ont de la peine à comprendre cette idée que l’on puisse considérer le lien à l’euro comme une question de principe, ou cette idée, qui semble très naïve, que ces gouvernements sociaux libéraux – ou, dans le cas de Obama, néolibéraux – pourraient être des alliés objectifs contre les Allemands et contre ceux qui tiennent une ligne dure à l’intérieur de l’Union européenne. Comment voyez-vous cette question? Quelle est la lecture la plus charitable du cadre analytique dont ils travaillent pour écrire cette stratégie ?
Comme je l’ai déjà dit ouvertement depuis de longues années, mon interprétation du cadre analytique en tant qu’analyste économique est tout à fait accablante. Je pense que les événements de ces dernières semaines confirment cette position. Je pense qu’en tant que marxistes nous devons d’abord analyser la politique économique de la situation et non pas les rapports de force. Malheureusement, la gauche grecque et une grande partie de la gauche européenne procède en sens inverse.
Elle débute avec la géopolitique plutôt que l’économie politique ?
La géopolitique et la politique locale. L’équilibre des forces politiques, car c’est à cela que le marxisme a malheureusement été réduit. Et lorsque vous faites cela, lorsque vous commencez par la politique – l’équilibre des forces internationalement et localement – il est facile de se nourrir de chimères. Il est aisé de commencer à penser que, à la fin, tout est politique et que l’on peut donc changer l’équilibre des forces politiques, que tout est réalisable.
Je suis désolé : ce n’est pas le cas. Cela n’est pas du marxisme. En tant que marxistes nous sommes convaincus que la politique découle, en dernière instance, de la réalité matérielle économique et des rapports de classes. Il s’agit d’une affirmation très profonde de Karl Marx pour autant qu’elle soit bien comprise et que l’on n’en tire pas une compréhension mécanique. L’essentiel dans cette affirmation est que tout n’est pas possible au travers de la politique.
Et c’est exactement ce à quoi nous venons d’assister. Pourquoi? Parce que l’économie politique de l’union monétaire est fondamentale. Que nous le voulions ou non, l’Europe et la Grèce sont désormais insérées dans les limites de l’union monétaire.
Malheureusement, une bonne partie de la gauche marxiste a prétendu que ce n’était pas le cas ou a mal compris l’importance de la monnaie dans ce cas. Cela n’a rien de surprenant: la gauche européenne ne comprend simplement rien en matière de monnaie et de finances. Elle le prétend, mais il n’en est rien.
Je le répète : ce qui est réalisable ou ne l’est pas est déterminé au final par l’économie politique de l’union monétaire. Au sein des limites du capitalisme européen, bien sûr: le capitalisme est la caractéristique déterminante. Syriza vient de découvrir cela. Il est temps qu’elle reconsidère les choses et commence à envisager la manière de forger une politique et comment façonner son approche politique dans ces limites.
Si elle souhaite atteindre politiquement autre chose, elle doit modifier le cadre institutionnel. Ce n’est pas possible autrement. Pour modifier ce cadre, il est nécessaire d’aller à la rupture. Vous devez rompre. On ne peut réformer le système de l’euro. Il n’est pas possible de réformer l’union monétaire. C’est ce qui est devenu très clair.
Découle-t-il de cette position que l’on ne peut rien faire à moins de renverser le capitalisme, ainsi que le disent certaines sections de l’ultra-gauche ? Il s’agit là clairement d’un gauchisme absurde. Une révolution socialiste n’est pas nécessaire, il n’est pas indispensable de renverser le capitalisme chaque minute de la journée pour faire des petites choses. Bien sûr que notre objectif est le renversement du capitalisme et bien sûr qu’en dernière instance nous voudrions assister à la révolution socialiste. Mais ce n’est pas un «objet» en boutique pour le moment.
Une révolution socialiste et le renversement du capitalisme ne sont pas nécessaires en Grèce pour se débarrasser de l’austérité. Mais il faut, assurément, se débarrasser du cadre institutionnel de l’euro. Cette position simple n’est pas comprise – ou n’est pas largement appréciée – au sein de Syriza et de la gauche européenne. C’est une tragédie depuis des années.
Est-ce parce que cette position est plus ou moins celle d’Antarsya et du KKE et en raison de l’équilibre local des forces politiques ? Il n’est pas possible de reconnaître ces arguments, même au niveau analytique, à ces gauches critiques ?
C’est une partie de la réponse. En d’autres termes, la gauche grecque est saisie d’une vieille pathologie – qui, je m’empresse d’ajouter, est aussi celle de la gauche anglaise, ce qu’il en reste du moins – qui l’empoisonne complètement.
Mais il y a là quelque chose de plus profond: il ne s’agit pas uniquement du fractionalisme, du sectarisme. Ce qui est en jeu et ce qui est en question pour la gauche extérieure à Syriza, c’est la crainte du pouvoir. Elle se dissimule derrière de grandes formules. Toutes les deux phrases portent sur le renversement du capitalisme et du communisme établi. Ce que cela cache, en réalité, c’est une crainte profonde du pouvoir. Une peur profonde du pouvoir !
Ils s’imaginent que les gens ne comprennent pas cela. Mais il est parfaitement manifeste que ces personnes et ces organisations sont effrayées jusqu’à la moelle à la perspective de la responsabilité et du pouvoir. C’est la raison pour laquelle ils développent ces positions gauchistes.
Un dicton traditionnel grec dit qu’un homme qui ne veut pas se marier ne cesse d’être fiancé. C’est malheureusement ce que les communistes ont fait. Parce qu’ils ne veulent pas faire face à la situation présente, ils parlent de révolution.
Ainsi, ce faisant, il n’est pas nécessaire de s’affronter à la question de l’euro. Il reste à prétendre que la question de l’euro est soit mineure soit secondaire, ou peu importe. Ou vous poussez les choses au-delà: ce qui est nécessaire est de se débarrasser de l’Union européenne, de l’OTAN, de ceci ou de cela. En d’autres termes, vous n’offrez pas de réponses spécifiques parce que vous répondez à tout.
Une interprétation plus charitable pourrait être qu’ils sont préoccupés par les effets du pouvoir sur les gouvernements de gauche en raison de l’expérience historique. Ils sont moins effrayés par le pouvoir lui-même que par l’effet du pouvoir dans la destruction de l’autonomie des mouvements sociaux.
Je peux ici recourir à un proverbe anglais: si vous avez peur du feu, restez hors de la cuisine. La politique porte sur cela. Elle ne porte pas sur l’élaboration de théories ou de faire des discussions dans des petites pièces.
La politique porte sur la société telle qu’elle est. La société grecque veut des réponses réelles hic et nunc. Malheureusement, c’est seulement Syriza qui commence à fournir cela, à sa manière. C’est pour cela qu’elle se trouve là où elle est; et c’est pour cela que les autres organisations sont là où elles se trouvent.
De nombreuses incertitudes existent quant à la manière dont les différentes réformes qui sont avancées par le gouvernement seront réalisées dans la pratique, autant pour ce qui est des réformes redistributrices qui étaient promises lors de la campagne électorale que celles qui touchent à des questions telles que les privatisations, qui constituent aussi des lignes rouges.
Il y a aussi des divisions ouvertes, que tout le monde peut désormais voir, au sein de Syriza, lors de la réunion du Comité central qui s’est tenu, etc. Comment appréhendes-tu la phase actuelle dans laquelle nous nous trouvons ainsi que d’ici à l’été ?
Ce sera une période très difficile pour le gouvernement et pour Syriza. Il s’agit bien sûr de la perspective du compromis arraché lors des négociations. Fondamentalement les créanciers et l’UE ont enclavé et rivé Syriza autant que possible. Le gouvernement sera constamment sous pression pour atteindre les objectifs budgétaires ainsi que les exigences fiscales.
Il y a, en mars, des remboursements de dette très importants. Ils créent déjà un problème majeur parce que le système budgétaire s’effondre. En avril le gouvernement devra réaliser une revue du processus en cours, qui est un contrôle retardé du programme existant (donc passé sous Samaras), et il s’agira alors d’une période infernale parce que, sans aucun doute, les institutions monétaires seront dures.
Puis, en mai, le gouvernement devra être prêt pour les négociations, en juin, d’un nouvel accord à plus long terme. Ce dernier traitera d’une certaine manière de la question du financement de la dette et de comment atteindre la réduction de la dette que Syriza a promise au peuple grec. Le laps de temps entre maintenant et juin s’écoulera très vite, ce sera une période de frictions constantes et de luttes permanentes pour éviter la crise ou plutôt un moment visant à faire face à la crise jour après jour.
Dans ce contexte, le gouvernement, à mon avis, se trouve face à seulement deux options véritables s’il entend survivre et s’il veut faire ce pour quoi il a été élu.
La première est de commencer à appliquer son programme autant que c’est possible. Il est absolument primordial que des lois passent devant le parlement de façon à montrer aux gens que nous faisons ce que nous avions dit et, même dans les limites de l’accord, que nous pouvons apporter des choses, en dépassant quelquefois ces limites si nous le pouvons.
La seconde chose que le gouvernement doit faire est, bien sûr, de tirer les leçons de sa stratégie boiteuse, laquelle a abouti à l’accord au marchandage odieux de février (20 et 23) et se préparer à une approche différente lors des négociations de juin. Parce que s’il se rend à ces négociations avec la même stratégie, le résultat sera le même.
Pour vous, les questions clés sur lesquelles le gouvernement peut avancer sont des questions telles que de rétablir l’électricité aux gens, peut-être revaloriser les retraites et le système de soins, mais ce ne sont pas des questions qui ont déjà été exclues, telles que l’augmentation des salaires minimums [repoussée à 2016], le réengagement des travailleurs du secteur public, la renégociation ou l’annulation des privatisations ?
Nous devons ici être prudents et réalistes. Le gouvernement se trouve lui-même dans une posture délicate pour les raisons dont nous avons discuté. Quatre mois, c’est très court. Le gouvernement est aussi inexpérimenté et l’appareil d’Etat se meut lentement tout en étant en règle générale hostile au nouveau gouvernement. Cette disposition ne conduit pas à des changements spectaculaires, certainement pas de la part d’un gouvernement de gauche.
Il s’ensuit qu’il faut établir certaines priorités sur ce qui peut être réalisé et ce qui ne le peut pas au cours de cette brève période, tout en cherchant à s’attacher le soutien populaire et en démontrant aux gens que nous ne sommes pas comme l’autre gang (le gouvernement Samaras-Vénizelos). Quelles sont les promesses faites qui peuvent être tenues au cours des quatre prochains mois est une question d’appréciation.
Des lois s’attaquant à la crise humanitaire sont assurément fondamentales et elles ont déjà commencé à être introduites. Des lois qui traitent des dettes dans le secteur public, des questions budgétaires sont aussi très importantes. Des lois interdisant l’expulsion de logements pour rembourser des dettes aux banques, etc., sont aussi fondamentales. L’augmentation du salaire minimum, bien que cela reste un engagement que nous avons fait, et qui doit être honoré, peut attendre quatre mois. Ce n’est pas la fin du monde.
Il est donc nécessaire d’établir soigneusement des prioritaires autour des axes que tu as justement suggérés. Mais, si l’UE et les autres institutions nous mettent sous pression de telle façon que l’on ne peut même pas introduire certaines des mesures que j’ai mentionnées, nous devons rester fermes et l’emporter sur eux. Sans cela, nous sommes finis.
Parlons donc de comment l’emporter sur eux! Tu viens juste de publier un livre avec Heiner Flassbeck qui développe les différentes étapes que vous considérez comme nécessaires pour une alternative à la stratégie actuelle. Je voudrais aussi poser quelques questions au sujet de ces étapes. Certaines objections sont assez manifestes. Mais peut-être que l’étape la plus urgente serait le contrôle sur les capitaux. Est-elle aussi compatible avec l’appartenance à l’UE ?
Je pense qu’un pas antérieur à celui-là doit être fait, et disons qu’une stratégie alternative – ainsi qu’une compréhension claire de ce qui est réalisable ou non et sur la manière de le faire – est aussi importante pour les négociations.
Je suis fermement convaincu que les négociations de février auraient eu un résultat différent si le gouvernement avait été conscient du piège, mais aussi s’il avait été préparé à prendre des mesures afin de ne pas tomber dedans. Les négociations ont des issues très différentes selon que l’autre partie réalise que vous avez une alternative et que vous êtes déterminés à la suivre si cela s’avère nécessaire.
Que l’on peut appuyer sur le bouton rouge si c’est nécessaire ?
C’est cela ! C’est un point très important. Parce que si vous leur dites que vous n’êtes pas préparé à presser le bouton des missiles nucléaires – pour reprendre ton expression –, on s’affaiblit énormément. C’est le premier point. Maintenant, si on arrivait à cela, et la Grèce y était contrainte…
Comme tu penses qu’elle le sera probablement dans quatre mois ?
En effet, je pense qu’elle le sera. Ou je crois qu’il leur sera très difficile de trouver une alternative sérieuse.
Je voudrais être clair – et c’est un bon endroit pour le faire – et affirmer ce qui suit: la solution manifeste pour la Grèce en ce moment même, lorsque j’observe la situation en tant qu’économiste politique, la solution optimale serait une sortie négociée [de l’euro]. Pas nécessairement une sortie contestée, mais une sortie négociée. Je suis convaincu que la Grèce aurait une chance raisonnable si elle se présentait aux négociations et était préparée à combattre et accepter une sortie négociée. Cela pourrait être pour une période limitée, si les Grecs l’acceptaient plus facilement, cela irait très bien ainsi.
Une sortie négociée – négociée dans le sens que l’autre partie du marché serait une annulation de la dette que l’UE devrait accepter, une annulation de 50%. La sortie serait protégée, ce qui est déterminant, dans le sens où la Banque centrale européenne (BCE) verrait que la dévaluation de la nouvelle monnaie ne serait pas supérieure à 20% et que les banques y survivront.
Chacun de ces deux termes (défendre le taux de change et protéger les banques) ne coûte presque rien. Ce n’est pas comme si l’on demandait à l’UE d’avancer une somme importante ou de supporter un coût significatif. Cela constituerait une différence énorme pour la Grèce, avec en réalité aucun coût pour l’UE. Le seul coût pour l’UE serait l’annulation de la dette.
Dans ce contexte, je peux voir des raisons pour lesquelles l’UE accepterait cela, comme mettant un terme au problème grec. Il s’agit, pour moi, d’une solution optimale en ce moment; parce que je peux voir les difficultés d’une sortie liée à un affrontement. Toutefois, si on en arrive là, même une sortie conflictuelle est préférable que la poursuite de l’actuel programme.
Sur la question de la sortie négociée : il y a des gens qui disent que le ministre des finances allemand Wolfgang Schäuble serait favorable à cette solution, et que ce serait la Chancelière allemande Angela Merkel qui le retiendrait. On ne sait évidemment pas si Schäuble accepterait la contrepartie de ce deal. Qu’en pensez-vous ?
Les ministres grecs ont dit officiellement que Schäuble a proposé une sortie négociée aux Grecs, et cela déjà en 2011. Du point de vue de la structure du pouvoir allemand je peux comprendre qu’ils pourraient être tentés par cette idée. Je peux également voir que c’est là un objectif pour lequel il vaudrait la peine qu’un gouvernement de gauche grec se batte. Par contre, je ne sais pas s’il existe des divisions sur cette question au sein de l’establishment allemand car je ne comprends pas les détails du débat politique allemand. Mais l’argument est suffisamment convaincant à un niveau général pour que je puisse me montrer raisonnablement optimiste.
Si on luttait pour cette option du côté grec et si on indiquait notre désir de l’accepter, je pense qu’on pourrait atteindre un compromis qui serait dans l’intérêt non seulement de l’élite grecque, mais également de la population laborieuse, dans la mesure où elle permettrait d’éviter les difficultés liées à une sortie conflictuelle. Cela vaut certainement la peine et je pense que c’est à cela que devrait se préparer le gouvernement grec dans la période à venir. Mais je le répète, si cette option s’avérait être impossible, même une sortie conflictuelle serait meilleure que la poursuite du programme actuel.
Mais supposons que cela ne soit pas possible. Je présume que, aussi bien objectivement que subjectivement – notamment pour gérer la panique qu’entraînerait cette situation – la première tâche serait de mettre en place immédiatement un contrôle des capitaux ?
Prenons la question par l’autre bout, et examinons l’option de la sortie conflictuelle. Dans ce cas, la première chose à faire serait le non-paiement de la dette. Si la Grèce ne payait plus sa dette, cela ouvrirait un processus de négociation en vue de la restructuration de la dette. En effet, le non-paiement ne signifie pas la disparition de la dette, mais simplement qu’on refuse de la payer. Une restructuration serait beaucoup plus facile en dehors du cadre de la zone euro. Le FMI, par exemple, sait très bien que la dette doit être restructurée. Ce sont l’Union européenne (uE) et Eurogroupe qui empêchent cette restructuration en Grèce. Une sortie rendrait une restructuration de la dette beaucoup plus aisée et plus faisable pour la Grèce. Dans le cas de la sortie de la Grèce, la dette peut attendre.
Ce sont les problèmes immédiats qui exigeront une série d’actions rapides. L’expérience chypriote, où l’UE elle-même avait imposé ces mesures, nous renseigne sur cette question. Pour devancer une série de vos questions, je peux déjà dire que nous savons que l’UE permet des contrôles des capitaux et les impose elle-même au besoin. Le gouvernement devrait donc mettre immédiatement en place des mesures de contrôle des capitaux et, bien entendu, des mesures de contrôle des banques, comme l’UE l’a fait dans le cas de Chypre. La question de savoir combien de temps ces mesures devront subsister et quelles formes elles devront prendre dépendra du développement de la situation. Dans tous les cas ces mesures devront être appliquées pendant un certain temps. Par ailleurs, un certain contrôle des capitaux restera évidemment en vigueur. A supposer que la situation se régularise dans un laps de temps raisonnable, les mesures de contrôle des banques pourraient être levées au bout de quelques mois. Mais ces deux mesures immédiates sont de la plus grande importance et devront être prises immédiatement.
Ensuite il y aura la question de libeller la valeur de tout dans la nouvelle devise. Cela engendra une foule de problèmes légaux – on aura besoin d’une armée d’avocats – parce que la manière la plus simple consiste à libeller la valeur nominale, pas à pas.
Libeller la valeur faciale dépendra de la loi qui régit les contrats concernés. Si les contrats sont régis par des lois étrangères, ce sera problématique, ces contrats devront alors être déposés dans des comptes spéciaux, et gérés à plus long terme. Ceux régis par la loi grecque devront être libellés immédiatement, ce qui impliquera évidemment les dépôts, les dettes bancaires et d’autres obligations. Tout ce qui appartient au domaine de la puissance souveraine de la Grèce, de l’Etat grec et du système légal grec cela devra être fait immédiatement. Cette procédure posera des problèmes aux banques. Et il serait évidemment nécessaire de procéder immédiatement à la nationalisation des banques, ce qui constitue un pas décisif pour l’économie grecque actuelle parce que le système bancaire privé – et plus généralement le système bancaire – a échoué. Ces mesures ne seraient donc pas particulièrement choquantes.
Une fois qu’il aura nationalisé des banques et re-libeller leurs bilans, l’Etat devra intervenir pour restructurer les banques. Les banques devront être réorganisées pour déterminer lesquelles pourront rester et à quelles conditions. Ce processus prendra du temps, et il ne sera pas facile.
Ce processus se fera-t-il depuis le haut vers le bas ou impliquera-t-il un certain degré de contrôle populaire ?
Il se fera évidemment avec plus de contrôle populaire et avec la participation des travailleurs! Les syndicats des employés de banque sont très actifs et veulent contribuer de manière positive à ce qui est en train de se passer. Ils auraient un rôle à jouer dans la gestion et dans la réorganisation des nouvelles banques.
Mais il y a un domaine où il faudra procéder depuis en haut: il faudra en effet nommer un commissaire public pour le système bancaire et changer immédiatement les directions avant de lancer le processus de restructuration et de créer enfin quelques banques saines. Il y aura alors une augmentation de l’emploi et de la production.
Ensuite, il faudra s’attaquer à la question la plus ardue, à savoir gérer les marchés particuliers et l’impact qu’aura sur ces marchés la sortie de l’euro. Les trois marchés clés sont celui de l’énergie, dont celui du carburant; celui de l’alimentation et celui des médicaments.
Dans ces domaines, la situation en Grèce est bien meilleure actuellement qu’elle ne l’était en 2010, dans la mesure où le pays a en grande partie contré le déséquilibre. Il est davantage capable de sécuriser les importations qu’en 2010. Mais il faudra tout de même une intervention dans ces trois secteurs pour assurer que les besoins soient classés par ordre de priorité, et, par exemple, que les gens qui ont absolument besoin de médicaments ou de nourriture puissent y accéder en priorité.
Cela n’est pas aussi difficile que certains le pensent. Ce ne sera pas une période agréable, mais cela ne suffit pas pour refuser d’envisager la sortie. Avec le temps on s’apercevra que le prix de quelques mois difficiles est dérisoire. Sans compter qu’avec une planification, ce coût peut encore être réduit de manière significative.
Concrètement, vous faites allusion au rationnement, n’est-ce pas ?
Oui, c’est bien de cela qu’il s’agit.
Et vous faites confiance à la bureaucratie grecque pour mener à bien cette tâche de manière équitable et efficace ?
Oui, malheureusement. A moins que vous ne puissiez proposer une autre solution. Mais nous disposons d’une période de quatre mois. Pendant ces quatre mois nous pouvons prendre une série de mesures pour nous préparer. Laissez-moi vous dire quelque chose. La Grèce se trouve déjà en pleine crise humanitaire. Le rationnement existe déjà, sauf qu’il dépend du porte-monnaie. De larges secteurs de la population n’ont pas assez à manger. Il y en a qui dépendent d’aumônes et des magasins dits sociaux, autrement dit des endroits où l’on peut se procurer de la nourriture à très bon marché. Oui, des mécanismes de rationnement existent déjà. Le fait de s’attaquer dès maintenant à la crise humanitaire ouvrirait davantage de possibilités dans ce domaine. Nous sommes déjà en train de mettre sur pied des mécanismes qui pourraient atténuer ces problèmes de pénurie d’approvisionnement. Cela ne devrait donc pas être aussi difficile qu’en 2010.
Vous devrez probablement faire appel à un degré important de contrôle populaire pour éviter le clientélisme et la corruption ?
Oui, comme toujours. Et c’est ce que Syriza pourrait et devrait faire, ce qu’un gouvernement de gauche pourrait et devrait faire, c’est à cela qu’ils servent.
En ce qui concerne les médicaments: la Grèce exporte des médicaments et a une capacité importante de production dans ce domaine. Le problème n’est pas aussi grave qu’on pourrait le penser. En ce qui concerne l’énergie aussi, la Grèce a une grande capacité de production. Dans ces domaines on est presque autosuffisants. Par contre, il y aura des pénuries en ce qui concerne les transports, et là il faudra un rationnement. Actuellement déjà beaucoup de gens n’utilisent plus leurs voitures parce qu’ils ne peuvent en assumer le coût. Dans ce domaine les choses ne vont pas changer pour de larges couches de la population.
Dans ce processus, quelle est l’importance de forger des alliances alternatives avec des pays comme la Russie, le Venezuela, la Chine, l’Iran ?
Cela est absolument indispensable et il y a de bonnes raisons de s’attendre à des réactions positives de la part de ces pays.
Mais généralement avec des contreparties…
Oui, mais il y a toujours des contreparties dans la vie! Si la Grèce est amenée par ses dits partenaires dans l’UE à une telle situation elle devrait explorer librement et sans contraintes toutes les options. Si la Grèce peut sauver son peuple et sa société par ce genre d’alliances et de deals, elle doit le faire. J’aimerais dire encore une chose à ce sujet, et cela concerne non pas tant la géopolitique que la politique intérieure. Une des caractéristiques clés de la politique d’austérité appliquée à la Grèce et à d’autres pays au cours de ces quatre ou cinq dernières années a été l’atomisation et l’individualisation de la société.
Ce type de politique contient de très importants éléments de classe et d’atomisation. Le genre d’attitude et d’approche qu’ils implantent dans la société et qui influencent les gens tient du «chacun pour soi et le Diable pour tous». La société doit opérer malgré elle-même pour générer de la solidarité, et c’est ce qu’elle a fait, mais elle doit le faire contre le courant dominant qui est inspiré par cette politique du «chacun pour soi».
Je pense qu’une sortie sur les lignes que j’ai mentionnées pourrait susciter le contraire , créer la perspective d’un bateau de sauvetage, d’une vie en commun, d’une cohésion sociale et d’une solidarité pour aider la société à traverser ces difficultés. Mais uniquement, si la sortie est gérée dans les intérêts des travailleurs et des pauvres en général.
Si c’est le cas, je pense que la perspective qui prédominera sera très différente de ce qu’elle a été jusqu’à maintenant; à plus long terme elle pourra aider à transformer la société, ce qui est évidemment notre objectif.
Une des raisons pour lesquelles les gens se montrent sceptiques concernant la stratégie de sortie est le fait que les cas précédents ne sont pas toujours encourageants, au moins sur le plan politique. L’Argentine est un des précédents cités en ce qui concerne le défaut de paiement et la dévaluation. Ce n’est pas très encourageant en termes des résultats politiques ni de transformation sociale. La solution chypriote n’a pas été progressiste; elle s’est limitée à la prise d’une mesure d’urgence qui a conduit la droite au pouvoir. Et il y a bien entendu toute une série d’autres exemples historiques qui ne sont pas positifs. Au-delà des questions de volonté et subjectives, quelle est à votre avis la caractéristique cruciale pour assurer qu’une sortie de l’euro aura des conséquences progressistes plutôt que régressives, voire carrément réactionnaires ?
C’est évidemment une excellente question, et c’est justement celle qui s’est posée depuis le tout début de cette crise, en 2010, dans la mesure où une sortie peut se faire de différentes manières. Je me dépêche d’ajouter que même si le cas de l’Argentine est loin d’être un phare lumineux pour la gauche, son cas a été largement dénigré et mal compris. Ce que ce pays a obtenu après le défaut de paiement et la sortie était bien meilleur que ce qu’il avait auparavant et était bien meilleur pour les travailleurs – et j’insiste là-dessus – que ce qu’aurait été sa situation si ce pays était resté sur la même voie. En termes d’emploi et en termes de revenus pour les travailleurs c’est sans commune mesure.
Il n’est évidemment pas nécessaire que la Grèce répète ce qu’a fait l’Argentine, mais ne tombons pas dans le piège des bêtises idéologiques que la droite et les prêteurs ont débité pendant de nombreuses années.
L’aspect crucial pour une sortie progressiste serait la détermination du gouvernement à impliquer à chaque étape le peuple, la base. Cela n’a pas été le cas en Argentine. Le défaut est tombé parce que l’élite dirigeante a perdu le contrôle, et ensuite il y a eu une période de chaos.
Pour nous, l’élément clé pour que le processus s’oriente dans la direction que j’aimerais et que la gauche aimerait, serait d’impliquer le peuple à tous les niveaux, de l’informer, de lui présenter les options, de lui demander une validation populaire de ce qui se passe. Il faut aussi demander une action populaire. Car c’est là la seule force d’un gouvernement de gauche.
Ce n’est pas d’expertise technique que nous avons besoin, même si nous en avons un peu, mais de soutien populaire. C’est cela qu’il faudrait et qui pourrait garantir une sortie avec une orientation progressiste, transitionnelle. Malheureusement, il n’y en a pas eu beaucoup de signes allant dans ce sens dernièrement.
Le site Jacobin a récemment publié un article de Nantina Vgontzas sur la sortie et sur la rupture. Elle situe cela dans le cadre analytique suivant: il y a un secteur du capital grec qui n’est pas sans attache – elle fait notamment allusion à l’aviation, à la propriété immobilière et ainsi de suite – qui pourrait d’une certaine manière être poussé par un gouvernement Syriza vers des activités plus productives. Il y a donc une idée que Syriza pourrait jouer un rôle interventionniste par rapport à un secteur du capital. Il y a évidemment un secteur du capital qui voudra simplement se débiner, mais il y en a d’autres qui ne le voudront ou qui ne le pourront pas.
Ma question est: est-ce que cela a été discuté ? Et que dit la Plateforme de gauche en ce qui concerne les rapports de Syriza avec des investisseurs à l’intérieur de la Grèce ? Et qu’en pensez-vous? Comment pourraient-ils intervenir sur la question de discipliner le capital pour le pousser à investir dans des activités plus productives ?
D’une manière générale, je ne suis pas opposé à une stratégie allant dans le sens de dire qu’un gouvernement de gauche devrait se laisser la possibilité de discipliner le capital privé et de l’obliger à adopter une stratégie d’investissement et de croissance compatibles avec un taux d’emploi, une croissance et un revenu plus élevés. Rien dans le marxisme et dans la théorie économique de base ne s’oppose à cela, en tout cas pas dans une période de transition. Le marxisme n’a jamais décrété que chaque bouton et chaque bout de ficelle devraient être produits par des entreprises étatiques.
Par contre, je suis sceptique à l’égard d’une telle stratégie dans le contexte grec actuel, pas tellement pour des questions de croissance, mais parce que les besoins de l’économie grecque sont beaucoup plus immédiats. Les questions évoquées plus haut concernent plutôt le moyen terme, ce sont des questions qu’il faudra aborder et commencer à gérer une fois résolues les questions de la dette, de la pression fiscale et de l’euro-zone. A ce moment-là, oui, je serais heureux de débattre de cette question dans le contexte d’un plan de développement national. Mais avant que les problèmes immédiats ne soient résolus ce genre d’exercices sont intéressants, mais n’offrent pas de réponses immédiates.
Mais vous pensez que c’est faisable, qu’il existe un secteur du capital grec qui ne serait pas paniqué par une sortie grecque ?
Oui, j’en suis persuadé.
Y compris du grand capital ?
Cette question demande une analyse approfondie. Mais je sais qu’il y a certains secteurs patronaux et de producteurs qui ne seraient pas du tout effrayés par une sortie, et l’affronteraient directement et ouvertement. Et ils voudront connaître les perspectives de développement que cela entraînerait.
Outre l’expropriation et la nationalisation du système bancaire et la «dé-privatisation» des corporations de biens publics, quelles sont les autres compagnies importantes qui devraient être expropriées/nationalisées ?
C’est une bonne question, mais elle ne se pose pas pour le moment. Dans une certaine mesure elle est en rapport avec la question précédente.
Je ne pense pas que Syriza devrait sortir un programme large de nationalisations en ce moment. Ce qu’il faut c’est nationaliser les banques et s’assurer d’un arrêt des privatisations, en particulier dans le domaine de l’électricité et d’autres secteurs clé. Il faut immédiatement mettre sur pied une stratégie de croissance et de redressement hors de l’euro et seulement ensuite se pencher sur un plan de développement à moyen terme.
C’est dans ce contexte que nous devrions examiner quels secteurs de l’économie devraient passer sous contrôle public et selon quelles modalités, car la nationalisation en elle-même n’est pas la réponse. C’est une question de contrôle public, et cela peut prendre différentes formes. Ensuite, il faut examiner quels secteurs de l’économie ont simplement besoin d’être disciplinés et lesquels peuvent fonctionner en tant qu’entreprises privées. Mais cela fait partie d’un débat concernant le moyen terme.
Votre réponse sera probablement la même à la question suivante, qui est de savoir si vous et vos amis avez étudié la structure des exportations et des importations de biens et de services ainsi que les mesures de politique industrielles à l’égard du commerce extérieur qui pourraient être prises parallèlement au rétablissement de la drachme ?
Nous connaissons la structure des importations et des exportations et je peux dire que les importations et les exportations ainsi que le taux d’augmentation du commerce en termes de PIB mettent en évidence l’échec du développement du capitalisme grec au cours de ces dernières années. Nous devons absolument réduire le poids du secteur des services. En effet, la Grèce a beaucoup trop développé le secteur des services et a permis une contraction des secteurs primaire (agriculture) et secondaire (industrie). Fondamentalement la Grèce s’est désindustrialisée depuis 30 ans et a permis au secteur primaire de devenir inefficace et de se rétrécir, nous devrons donc procéder à un rééquilibrage dans ce domaine.
Cela vous donne aussi une réponse en ce qui concerne le commerce, car le poids du secteur des services signifie que la Grèce est devenue non-compétitive sur le plan international car – comme la Grande-Bretagne le sait bien – ce secteur est connu pour n’être pas compétitif. Donc, en mettant le poids sur le secteur des services, l’économie grecque a développé un équilibre problématique entre les biens commercialisables et ceux qui ne le sont pas.
La stratégie à moyen terme devrait donc viser à modifier cet équilibre. La Grèce a besoin de renforcer ses secteurs primaire et secondaire et ainsi améliorer son intégration dans l’économie mondiale et produisant davantage de biens commercialisables. La question de savoir comment y parvenir fait également partie d’une stratégie à moyen terme.
Dans l’ouvrage que vous avez écrit avec Flassbeck vous évoquez une dévaluation allant jusqu’à 50%, entraînant un doublement du prix des biens importés. Si les projets à moyen terme ne peuvent pas être efficaces à court terme, les exportations seront également très compliquées, étant donné l’état de l’économie grecque. Il y aura donc un problème de capitaux. D’où viendront-ils étant donné que les marchés financiers seront probablement uniquement prêts à prêter sous certaines conditions, conditions qui vous obligeraient à revenir au départ ?
Si la sortie était négociée et protégée, et au vu de l’évolution des coûts unitaires salariaux en Grèce – autrement dit la destruction du travail, qui doit évidemment être annulée, mais on ne peut pas revenir au départ parce que ce serait simplement impossible – alors il est possible que la Grèce n’aurait besoin que d’une dévaluation de 15 à 20% à cause de la nouvelle organisation des coûts. Je répète: les salaires doivent augmenter, mais même s’ils augmentent on n’est pas en train de revenir au point de départ. Ce n’est simplement pas possible pour le moment. Nous avons besoin d’une stratégie de croissance pour que cela devienne possible.
Une dévaluation de 15 à 20% maintenant pourrait être suffisante pour redémarrer le pays rapidement. S’il y avait une dévaluation de 50% dans le cas d’une sortie conflictuelle, il y aurait bien sûr davantage de problèmes pour les importations. Mais il faut comprendre que cette dévaluation n’agirait pas simplement ou majoritairement par le biais des exportations mais plutôt par le marché intérieur.
En ce moment, il y a de vastes ressources non exploitées en Grèce, et dans ce domaine il n’y a pas de pénurie de capitaux. Le capital possède bien plus que de l’argent dans les banques. Nous devons réfléchir en tant que marxistes. Le capital est un rapport. Il y a de vastes ressources inexploitées dans tout le pays. Des petites et moyennes entreprises apparaîtraient immédiatement s’il y avait une dévaluation. Il y a suffisamment de capitaux à petite échelle pour faire cela. La renaissance de l’économie, le retour de la demande et de la production seront très rapides et s’effectueront surtout par ce moyen.
C’est l’équivalent d’une sorte de New Economic Policy (NEP) de Lénine et des bolcheviques. J’ai peu de doutes – et les études économétriques que j’ai vu le confirment – que les petites et moyennes entreprises permettront à la Grèce de revenir à une situation productive raisonnable en une période assez brève, quelques années. Cela générerait également des capitaux et de l’épargne pour une stratégie à moyen terme.
Donc ces questions d’où viendraient les capitaux devront être examinées de manière non pas statistique et statique, mais dynamique. Il existe des capitaux dans le pays, mais pour le moment ils sont immobiles. Il faut les mobiliser, et c’est ce que fera la dévaluation
Lapavitsas fait donc appel à une stratégie transitoire boukarinienne !
Je n’ai aucun problème avec cela. La Grèce est tellement ruinée en ce moment qu’elle a manifestement besoin d’une NEP. Si Boukarine était suffisamment intelligent pour concevoir la NEP et convaincre Lénine, qui était un fervent partisan de celle-ci, je ne vois donc pas pourquoi je devrais y être opposé. Je pense donc que premier impact sera de cet ordre. Et cela nous permettra de générer suffisamment de relance que cela nous permettra d’aller plus loin.
Tu as aussi mentionné – dans le contexte d’une sortie [de l’euro] négociée – un retour au système monétaire européen, ce qui garantirait un certain taux d’échange entre les monnaies et l’euro, évitant ainsi la spéculation sur la drachme. Mais tout cela repose clairement sur un gros pari, c’est-à-dire que les autres puissances européennes verraient cela d’une manière positive. N’est-ce pas un grand acte de foi ?
Ainsi que je l’ai dit, il faut faire des hypothèses pour analyser les choses. Je n’appellerais pas cela un acte de foi. Je dirais plutôt que cela pourrait être des objectifs de négociation pour lesquels il vaut la peine de se battre. Je ne sous-estime pas les difficultés, nous avons été témoins de l’hostilité de ces puissances envers le gouvernement de gauche au cours des dernières semaines, je sais donc que ce ne sera pas une chose facile à réaliser. Mais, sur la durée, la gauche européenne devrait aussi commencer à apporter sa contribution sur ces questions. Et c’est cela qu’il vaut la peine de discuter, parce que le système dans son ensemble ne fonctionne pas en Europe.
Ce que j’attends, ce qui pourrait faire une véritable différence, serait de l’ordre de propositions sérieuses sur la durée provenant de la gauche européenne, autour de la question de savoir comment remplacer ce système ridicule qui prédomine en Europe, celui d’un contrôle des changes. Cela ferait une véritable différence pour la Grèce et pour l’Espagne, question qui pourrait se poser en fin d’année.
A la place de se disputer sur les changements politiques et mettre fin à l’austérité au sein de la zone euro et d’autres choses de ce type – ce qui est simplement irréalisable – la gauche ferait mieux de commencer à proposer des politiques qui aideront vraiment en termes de contrôle des taux de change au sein d’un système où les flux de capitaux sont contrôlés. C’est ce qui est nécessaire en ce moment même en Europe, et non ces contes de fée sur la bonne euro zone, laquelle ne peut exister.
Dans le livre, tu parles aussi de libeller la valeur nominale des entreprises, des banques, de la Banque centrale et des ménages. Et tu parles d’utiliser un ratio entre l’euro et la drachme qui pourrait varier selon les secteurs, les degrés d’endettement et de richesse de telle façon qu’il soit aussi une mesure redistributrice et pas uniquement une mesure technique. Peux-tu dire quelques mots sur comment cela pourrait fonctionner ainsi que sa faisabilité, les expériences sur lesquelles se base cette notion ?
C’est ce qui a été fait, dans une certaine mesure, en Argentine en 2001-2.
D’une manière chaotique…
D’une manière chaotique, oui. Mais c’est tout à fait faisable. C’est très simple. Les créances des dépositaires sur les banques du public, qu’il s’agisse de dépôts d’individus, d’entreprises, de l’épargne, etc., devront être convertis dans la nouvelle monnaie. La conversion pourrait être de 1 contre 1, par simplicité, pour faciliter le processus. Mais elle pourrait aussi se faire à des taux différents.
L’objectif du gouvernement était d’entraîner une certaine redistribution des richesses. Ainsi, les gens ayant moins d’argent dans les banques, des petits dépôts, pouvaient changer leur argent à un taux bénéfique, disons non pas 1 contre 1, mais 1 contre 1,2. Les personnes disposant de plus grandes sommes d’argent pourraient changer leurs dépôts à 0,8 contre 1. Réellement, vous pouvez transférer de l’argent des riches vers les pauvres.
Le problème est que ce qui aurait été assez efficace en 2010, lorsque les dépôts étaient encore assez hauts dans les banques grecques, sont désormais marginaux parce que les riches ont fait sortir leur argent. Les politiques des cinq dernières années leur ont permis de le faire sans problème.
L’espace pour une politique redistributrice, bien qu’il ne soit pas totalement inexistant, n’est donc plus celui qu’il aurait pu être. Dans une certaine mesure le gouvernement de gauche peut songer à cela et l’appliquer s’il souhaite gagner du soutien. Mais, ainsi que je l’ai dit, vu l’état actuel des dépôts dans les banques grecques, l’espace pour ce type de politiques redistributrices n’est pas très grand.
Encore dans votre livre, tu parles du rôle de l’euro comme d’une monnaie mondiale, une forme de monnaie mondiale. Dans quelle mesure cette dimension serait affectée par le Grexit ?
Elle serait endommagée. C’est le véritable problème si l’on se place dans la perspective de ceux qui pilotent la zone euro, et c’est aussi une préoccupation pour les Etats-Unis. Il n’y a pas seulement une compétition entre les Etats-Unis et l’Europe, ainsi que l’affirme souvent la lecture marxiste simpliste. Il s’agit d’une relation de symbiose, de conflit mais aussi de soutiens mutuels.
Le rôle de l’euro serait affaibli si cela se produisait, il y aura une importante perte de confiance en elle, peut-être même des fuites de capitaux, accompagnées d’instabilité financière, dont le contrecoup affectera les Etats-Unis – le dollar – et les contrats financiers en dollars. C’est une chose que les Etats-Unis ne veulent pas voir.
Dans la perspective de la gauche, ce n’est pas une préoccupation. Ce n’est pas notre travail de sauver soit l’euro, soit le dollar en tant que monnaie mondiale. Il y a d’autres personnes qui sont complètement engagées sur cela. Nous avons un objectif différent.
La question de l’argent et de la monnaie est cruciale. En Grèce, la crainte de quitter l’euro freine des développements plus radicaux. La crainte d’un avenir hors de la livre sterling était probablement une raison à l’origine du «non» écossais au référendum. Par conséquent, au sein de la gauche de Syriza, tout plan B devra être concret et convainquant quant à une nouvelle monnaie. Que penses-tu de la proposition, avancée dans le Financial Times par Wolfgang Münchau, d’introduire une monnaie parallèle, un instrument de dette émis par le gouvernement qui pourrait être utilisé pour remplir certains objectifs au sein de l’euro ? Il fait allusion au texte de Robert Parento et John Cochran, deux économistes américains, qui ont proposé que l’Etat grec devrait émettre des reconnaissances de dette envers des créanciers et signées par les débiteurs, cela étayé par un futur impôt sur le revenu. Cela pourrait fonctionner comme un mécanisme d’échange et pourrait être crédible dans la mesure où l’Etat l’accepte comme moyen de s’acquitter des impôts et où il encouragerait la circulation de ces instruments [en anglais IOU – I Owe yoU], entre autres pour payer des impôts.
Es-tu d’accord avec Münchau que cela pourrait mettre un terme à l’austérité tout en restant dans l’euro ?
Mais j’ai aussi argumenté dans le livre pour un instrument similaire, c’est-à-dire l’émission de reconnaissances de dette par l’Etat qui circuleraient de manière obligatoire et permettraient de payer les impôts, ce qui est l’idée essentielle. C’est une idée qui a surgi de différentes manières dans de nombreux endroits du monde.
Je ne pense pas que cela puisse être, toutefois, une réponse à l’austérité sur le long terme. C’est un vœu pied. Elle peut tout au plus être une mesure supplémentaire pour créer des liquidités alors que la Grèce sera sous pression de ceux qui contrôlent les robinets des liquidités – en d’autres termes, Monsieur Draghi et le BCE.
Une mesure de ce type – celle de la circulation parallèle – créerait des problèmes immédiatement d’équivalence entre le véritable euro et l’euro arbitraire créé par la Grèce, parce que, bien sûr, le véritable euro sera considéré comme ayant une valeur supérieure à l’autre. Il y aura alors un taux de change entre les deux. Cela entraînerait une perturbation de la circulation monétaire et de l’argent plus largement. Ce n’est pas un arrangement soutenable. Il s’agit uniquement d’une mesure palliative. Et, à la fin, c’est fondamentalement un palliatif en direction de la sortie. Cela doit être compris en tant que tel.
Donc, oui, j’y suis favorable. En fait, c’est quelque chose que le gouvernement devrait considérer sérieusement comme faisant partie de son arsenal en vue des négociations de juin. Mais il ne faut avoir aucune illusion sur le fait que cela pourrait être une solution permanente et stable. Parce que ce n’est pas le cas.
Une question plus tactique : il semble que la Troïka disposera du droit de prononcer son veto sur toute politique que Syriza mettra en pratique au cours de la prochaine période. Penses-tu que cela puisse être utilisé comme moyen pour renforcer Syriza ? C’est-à-dire, si Syriza propose quelque chose de populaire et qui apparaît comme réalisable, qui serait alors bloqué par les institutions, une ligne d’antagonisme serait alors plus claire pour le peuple grec ?
Démontrant cette volonté de Syriza, son accroissement en termes de popularité, ainsi que l’incapacité de continuer d’agir au sein de la zone euro, cela pourrait-il être, d’une manière paradoxale, une stratégie pour bâtir un soutien populaire au Grexit ?
Je pense que cela pourrait se dérouler plus au moins autour de ce scénario. Ces prétendues institutions seront là tout le temps, exerçant un contrôle. Elles combattront la mise en œuvre de mesures et l’adoption de lois proposées par Syriza et qui pourraient avoir des implications budgétaires et aller contre l’esprit de ce qui a été accepté le 20 février.
Mais le combat contre ces institutions est le plus important combat politique entre maintenant et le mois de juin. Syriza devrait s’y engager ouvertement. C’est la manière de maintenir un soutien populaire, parce que les gens veulent le voir. Ils veulent voir des mesures de soulagement, et ils veulent voir une opposition contre ces types de la troïka. Toutefois, en soi et pour soi, ce n’est pas suffisant. Un plan est aussi nécessaire pour le prochain tour de négociations parce que le piège est là, qui attend.
Une question au sujet de la sortie contrainte et sur ses conséquences: le plan B que toi et Flassbeck décrivez, avec certains détails, semble un peu étatique. Sera-t-il suffisant pour résister au choc de la dévaluation et de l’autarcie ?
Si ce n’est pas le cas, que doivent faire les mouvements grecs et Syriza pour développer ce que l’on pourrait appeler un plan C : un plan de résilience, de communs, de solidarité, qui organiserait la reproduction sociale là où l’Etat ne peut satisfaire les besoins des gens ? Quel rôle de telles stratégies joue pour parer la tentation de l’autoritarisme ?
Cela fait partie du plan B. Le plan B – la manière dont nous en avons parlé, Flassbeck et moi, etc. – est évidemment un plan qui se déroule et devrait se dérouler au niveau de la «haute politique» en premier lieu, parce que c’est là où se situe la crise. Nous avons besoin d’interventions au niveau de la haute politique et au niveau de l’Etat.
Bien sûr, toute stratégie qui est dans l’intérêt de la classe laborieuse – tout type de stratégie transitoire – doit incorporer précisément ce que tu appelles plan C. Lorsque nous parlons du public et de l’Etat, etc., ce que j’ai à l’esprit c’est le collectif et plus généralement le secteur public. L’idée d’un Etat occupant tout l’espace est une idée dépassée qui est morte lors de l’effondrement du bloc soviétique. Elle n’est désormais plus en boutique.
Nous parlons de solutions publiques et collectives. Nous avons en effet besoin des communs. Nous avons effectivement besoin d’une activité à partir d’en bas. Nous avons en effet besoin de contributions et d’actions venant des communautés, des quartiers. Mais, avant tout, nous devons résoudre les questions macro tout comme celles de l’Etat. Malheureusement les communautés ne peuvent le faire à ce niveau.
Bien des choses au sujet de ce que tu dis sur une sortie positive et progressive repose probablement sur le rôle des mobilisations populaires poussant le gouvernement en avant et lui donnant le soutien nécessaire en vue de la crise [avec les institutions]. Es-tu optimiste au sujet de la résilience des mobilisations sociales en Grèce en ce moment ? Parce qu’il y a beaucoup de discussions au sujet de leur diminution, du désespoir et de la résignation qui affectent la société grecque depuis deux ans.
Je tire courage de la très forte vague de soutien en faveur du gouvernement parmi les gens ordinaires depuis les élections. Il est vrai que nous n’avons pas assisté à beaucoup de mobilisations. Mais le soutien est énorme. La sensation d’être en faveur de ce qui se passe, s’allier et faciliter la voie au gouvernement pour qu’il agisse est énorme. C’est la chose la plus positive.
Cela se traduira-t-il en des activités? Je n’en sais rien. Personne ne le peut. Mais on ne peut contester la bonne volonté qui existe. Nous devons travailler avec cela. Nous devons la mobiliser en vue de solutions et des réponses radicales.
Quel devrait être, selon toi, le rôle des gens hors de Grèce qui sont favorables à une telle sortie progressive ? Parce qu’il y a quasiment un chantage dans les discussions portant sur le fait que l’on ne devrait pas critiquer ce que Syriza fait, parce que c’est une chose simple à faire depuis le confort de son fauteuil dans des pays qui ne se trouvent pas au bord du précipice, etc.
Mais, en même temps, il est clair qu’il y a de grands changements dont il faut tenir compte. Quelle est, selon toi, la position la plus correcte entre le soutien acritique et une solidarité en termes positifs ?
Un soutien acritique en faveur de Syriza en ce moment est une bêtise. C’est une répétition des plus grandes infirmités de la gauche que, moi et beaucoup d’autres, pensons qu’elles relèvent du passé. «Ne critique pas, soutien, rah rah rah!» Cela fait partie des choses que la gauche était habituée à faire dans les mauvais vieux temps.
Ce n’est pas ce qui se passe dans le cas de Syriza, bien sûr, mais la perspective et l’attitude de «notre équipe est sur le terrain! Soutenons notre équipe et ne soyons pas critiques» ne correspond pas vraiment à une perspective et une attitude de la gauche. Bien sûr que nous soutenons. Mais nous critiquons. Si nous ne critiquons pas, rien de positif ne se passera. C’est là où nous nous trouvons maintenant.
La gauche à l’extérieur a une obligation à critique et, souvent, parce que les choses en Grèce semblent plus simples vue du dehors que de l’ l’intérieur. Les combines qui peuvent être réalisées à l’intérieur ne peuvent être les mêmes à l’étranger, c’est donc une obligation hors de Grèce d’avoir une vue critique. La gauche à l’étranger a une obligation d’appeler un chat un chat. Et de le faire d’une manière positive et créative.
Sur ce front, l’aide la plus sérieuse et la plus positive que la gauche peut donner, au-delà de mobiliser, etc. est de commencer à formuler des propositions, commencer à reconsidérer l’euro-zone dans son ensemble. Je ne le répéterai jamais assez.
La gauche en Europe au cours des dernières années s’est engagée dans un voyage incroyable. C’est comme si elle avait perdu son sens critique. Elle a imaginé que le processus d’intégration européenne à travers l’UE et le processus de formation de la zone monétaire européenne seraient quelque chose de semblable à l’internationalisme tel que nous, à gauche, le comprenons.
Ce n’est pas le cas. Désolé, mais ce n’est pas le cas! Et non seulement ce n’est pas le cas, mais elle ne peut être transformée en internationalisme authentique en en changeant simplement quelques parties, en les réformant, en les améliorant. C’est juste une bêtise! La gauche doit redécouvrir sa capacité et son attitude critiques, réaliser que tout ce qui traverse les frontières n’est pas progressiste. Dans ce cas, l’UE et la zone euro ont démontré très clairement ce qu’elles étaient.
La gauche, sur la durée, doit commencer à présenter des idées sur un internationalisme authentique en Europe qui rejette ces formes d’intégration capitaliste, non à les améliorer:il faut les rejeter. C’est la perspective radicale réelle pour la gauche, et c’est ce qu’elle devrait faire.
Il y a encore une chose. Je vais le dire, mais je ne sais pas quel impact cela aura. La gauche marxiste en particulier, au cours des vingt dernières années, a malheureusement reculé quant à sa capacité d’analyser l’économie politique du capitalisme moderne. Elle est imbibée et a absorbé une conception économique de deuxième zone, qui, fondamentalement, postule que le marxisme et l’analyse marxiste du capitalisme se réduit plus ou moins à la chute tendancielle du taux de profit.
Pour beaucoup de gens en Europe, et ailleurs, l’économie politique marxiste relève plus ou moins d’interpréter tout en termes de proportion de profits – ou ce que l’on mesure comme étant des profits – en rapport au capital avancé. Ce ratio, pour une partie de ces gens, indique tout ce qui est nécessaire de savoir au sujet du passé, du présent et de l’avenir du capitalisme.
Cela n’a bien sûr rien à voir avec Karl Marx et ce n’est pas ce que les grands marxistes ont fait. Il y a des gens qui tentent actuellement d’interpréter ce qui se passe en Europe en lien avec la chute tendancielle du taux de profit. C’est une bêtise. Une bêtise manifeste. Cela ne sert aucuns intérêts ou objectifs. Cela n’aide personne.
La Grèce n’est pas en crise en raison de la chute tendancielle du taux de profit. La tendance du taux de profit à chuter est importante, mais ce qui se passe en Grèce n’est pas une crise périodique causée par la chute des taux de profit.
La gauche – ou ce qu’il reste d’elle – devrait donc commencer à redécouvrir certains éléments du marxisme créatif de la période classique: un peu de Lénine, un peu d’Hilferding, un peu de Boukharine, un peu des grands marxistes allemands. Ainsi que commencer à interpréter le capitalisme moderne d’une manière complexe, riche et équilibrée.
La chute tendancielle du taux de profit est importante, mais c’est une vision économiciste terrible et un fétiche. On ne peut tout ramener à la chute tendancielle du taux de profit. C’est tout simplement du mauvais marxiste et une mauvaise compréhension de l’économie. C’est une chose que la gauche pourrait commencer utilement à faire afin de sortir de la crise de la zone euro dans la période à venir.
Deux questions. La première est un peu pédante: le tournant vers l’économie politique n’est-il pas, dans un certain sens, une victoire théorique du néo-chartalisme [référence à la Théorie étatique de la monnaie de Georg Friedrich Knapp, en 1895, que tu as combattu en théorie mais qui, en pratique, semble être confirmée ?
La deuxième question – plus à propos des connexions entre la théorie et la pratique – porte sur quel type de préparation et d’utilisation pratique ton travail sur la financiarisation, l’argent et le critique t’apporte actuellement en rapport avec la situation en Grèce ?
La première question est d’une certaine manière plus simple à répondre. Le néo-chartalisme a très peu à voir avec ce qui se passe. Nous ne parlons d’autre argent d’Etat créé que de reconnaissances de dette pour faire face aux besoins immédiats de liquidités ainsi que nous en avons discuté. La prétendue théorie monétaire moderne, ce type de néo-chartalisme, est une faible théorie monétaire; elle offre peu d’éléments pour comprendre la zone euro et le capitalisme moderne plus généralement.
La deuxième question est, je pense, plus difficile à traiter et exigeante. Je comprends ce qui se passe en Europe comme un exemple de financiarisation, qui prend une forme particulière en raison de la monnaie unique. Elle a une forme pathologique et infirme particulière en raison de la monnaie unique. La financiarisation des pays européens est déformée en raison de la monnaie unique. Cela dit, mon travail au cours des dernières années m’a été très utile et je pense que les résultats sont assez manifestes au cours des dernières années.
Si nous approchons la crise de l’eurozone comme étant une chose purement monétaire, à partir de la perspective de la théorie monétaire, il suffira de cinq minutes pour la résoudre. C’est tout à fait clair, parfaitement simple. C’est en fait presque trivial. Et, en fait, il ne m’a pas fallu plus d’un week-end, en 2010, lorsque j’ai commencé à analyser les chiffres pour que cela devienne manifeste.
C’est une question d’union monétaire qui est mal structurée et qui a évolué très mal au cours de son existence. Elle est par conséquent intenable. Cela, pour quelqu’un formé à la théorie monétaire et qui comprend la monnaie et la finance, serait plus clair et plus simple à voir qu’à d’autres qui ont travaillé dans d’autres domaines de l’économie et de l’économie politique.
Mon travail a été à cet égard bénéfique. Lorsque la crise a éclaté en 2010, il m’était clair qu’eu égard au système monétaire: 1° l’austérité était la perspective la plus probable, qu’elle serait désastreuse, ce que nous avons affirmé, moi et les gens du Research on Monetary and Finance; 2°. qu’une sortie resterait en permanence sur la table en raison des structures de l’union monétaire. C’est toujours ce qui est en cours. Cinq ans plus tard, nous parlons toujours de la sortie. Ensuite, 3°, l’idée d’un bon euro est risible, ainsi que cela est apparu. En ce sens, mon propre travail au cours de ces nombreuses dernières années m’a été d’un grand secours.
Une chose encore, du travail que j’ai réalisé au cours des dernières années, est importante. Elle concerne la monnaie comme catégorie sociale plus large. La dimension sociale non-économique de l’argent et de la finance qui, ainsi que tu le sais, a toujours été une préoccupation profonde pour moi.
Cette crise montre incontestablement que l’argent est bien plus qu’un phénomène économique. Bien sûr que c’est, fondamentalement, un phénomène économique. Mais c’est bien plus que cela. Il a de nombreuses dimensions sociales et l’une d’entre elles, qui est cruciale, est celle de l’identité.
L’argent, pour des raisons que je ne peux discuter ici mais que j’ai développé dans mon travail, est associé aux croyances, habitudes, perspectives, à l’idéologie et à l’identité. L’argent devient l’identité plus que le capitalisme. Et l’euro est devenu, d’une manière incroyable, quelque chose d’identitaire pour des pays périphériques, nulle part plus qu’en Grèce.
La question de la sortie et les craintes qu’elle provoque – ou les préoccupations qu’elle engendre – parmi les Grecs n’ont pas simplement à voir avec les implications économiques, aussi sévères soient-elles. Elle regarde aussi l’identité.
Les gens doivent se rendre compte que pour les Grecs, rejoindre l’union monétaire et utiliser la même monnaie que dans le reste de l’Europe occidentale constituait aussi un bond identitaire. Dans la conscience populaire, étant donné l’histoire de la Grèce, cela a permis aux Grecs de penser qu’ils étaient devenus de «véritables Européens». Pour un petit pays à l’extrémité sud des Balkans, à l’histoire turbulente, c’est une chose très importante.
L’importance de cela est apparue pleinement au cours des dernières années. Plus la crise était profonde, plus absurde l’appartenance à l’union monétaire est devenue, plus l’attachement à l’euro est devenu fort parmi certaines couches de la population. La raison de cela: l’identité. Les gens veulent entretenir un lien avec l’idée de l’Europe, l’idée de ne pas faire partie du Moyen-Orient ou du Proche-Orient.
Faire partie des blancs ?
Oui. C’est très important. Cela ne doit pas être sous-estimé. Pour nous, pour la gauche grecque, mais aussi pour la gauche en Europe, un récit alternatif est vital. Parce que le même problème d’identité a aussi émergé en Europe occidentale. D’une manière différente.
Là, ce n’est pas une question de devenir européen. Là, c’est une question d’internationalisme. «Parce que nous utilisons cette monnaie, nous avons surmonté toutes les divisions. Nous sommes devenues de véritables Européens. Nous avons transcendé nos vieilles perspectives nationalistes, etc.» C’est une bêtise, bien sûr. Mais c’est un non-sens très puissant.
La gauche, en Grèce comme ailleurs, doit urgemment commencer à développer des récits alternatifs en termes d’internationalisme, d’européeanité, de solidarité, etc. qui rompent avec ces concepts et phénomènes pourris que le capitalisme financier a créés; au premier rang desquels figure, bien sûr, la monnaie unique.
Entretien conduit par Sebastian Budgen.
Traduit de l’anglais par A l’encontre.
Source originale de la traduction:
– http://alencontre.org/europe/grece-la-deuxieme-phase-et-les-defis-de-la-sortie-de-leuro-i.html
– http://alencontre.org/europe/grece-la-deuxieme-phase-et-les-defis-de-la-sortie-de-leuro-ii.html
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Image en bandeau : « Sans titre » (via Flickr.)