Grève générale et lutte contre le fascisme
Entre 1934 et 1938, Léon Trotsky a consacré une série de textes fondamentaux à la situation française. Le second et le plus long d’entre eux, Encore une fois, où va la France ?, est publié la fin mars 1935. Contretemps publie ici la troisième partie de ce texte, dans laquelle Trotsky analyse les contradictions de ce que l’on appellera le Front populaire, et en particulier l’alliance non seulement entre les staliniens du PCF et les socialistes réformistes de la SFIO, mais également avec des organisations bourgeoises comme le parti radical. Il expose la nécessité d’une lutte de classe orientée à la fois contre la menace fasciste et contre le capitalisme, lutte qui doit prendre la forme, indissociablement, du combat économique contre le patronat et de la mobilisation politique contre l’État, de la grève générale et de l’auto-défense populaire.
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Le programme de l’Internationale communiste et le fascisme
Le programme de l’Internationale communiste, écrit en 1928, dans la période de déclin théorique de l’I.C., dit : « L’époque de l’impérialisme est l’époque du capitalisme agonisant. » En soi, cette affirmation, formulée bien auparavant par Lénine, est absolument indiscutable et a une importance décisive pour la politique du prolétariat à notre époque. Mais les auteurs du programme de l’Internationale communiste n’ont absolument pas compris la thèse mécaniquement adoptée par eux sur le capitalisme agonisant ou pourrissant. Cette incompréhension apparut d’une façon particulièrement claire dans la question la plus brûlante pour nous: le fascisme.
Le programme de l’Internationale communiste dit à ce sujet : « A coté de la social-démocratie, qui aide la bourgeoisie à étouffer le prolétariat et à endormir sa vigilance, apparaît le fascisme. » L’Internationale communiste n’a pas compris que la mission du fascisme n’est pas d’agir à côté de la social-démocratie, mais d’écraser toutes les anciennes organisations ouvrières, y compris les organisations réformistes. La tâche du fascisme, c’est, selon les termes du programme, d' »anéantir les couches communistes du prolétariat et leurs cadres dirigeants ». Le fascisme ne menacerait absolument pas la social-démocratie et les syndicats réformistes; au contraire, la social-démocratie elle-même jouerait de plus en plus un « rôle fasciste ». Le fascisme ne ferait que compléter l’oeuvre du réformisme, en agissant « à côté de la social-démocratie ».
Nous citons non pas l’article de quelconques Thorez ou Duclos qui se contredisent à chaque pas, mais le document fondamental de l’Internationale communiste, son programme. (Voir chapitre 11, paragraphe 3 : « La crise du capitalisme et le fascisme ») Nous avons là devant nous tous les éléments fondamentaux de la théorie du social-fascisme. Les chefs de l’Internationale communiste n’ont pas compris que le capitalisme pourrissant ne peut plus s’accommoder de la social-démocratie la plus modérée et la plus servile, ni en tant que parti au pouvoir ni en tant que parti dans l’opposition. Le fascisme est appelé à prendre place non pas « à coté de la social-démocratie » mais sur ses os. C’est précisément de là que vinrent la possibilité, la nécessité et l’urgence du front unique. Mais la malheureuse direction de l’Internationale communiste n’a tenté d’appliquer la politique du front unique que dans la période où celle-ci n’était pas imposée à la social-démocratie. Dès que la situation du réformisme fut ébranlée et que la social-démocratie tomba sous les coups, l’Internationale communiste se refusa au front unique. Ces gens ont le fâcheux penchant de mettre un manteau en été et d’aller en hiver sans même une feuille de vigne !
Malgré l’expérience instructive de l’Italie, l’Internationale communiste a inscrit sur son drapeau l’aphorisme génial de Staline: « La social-démocratie et le fascisme ne sont pas des antipodes, mais des jumeaux. » C’est la principale cause de la défaite du prolétariat allemand. Certes, dans la question du front unique, l’I.C. a accompli un brusque tournant: les faits se sont trouvés plus puissants que le programme. Mais le programme de l’Internationale communiste n’a été ni supprimé, ni modifié. Ses erreurs fondamentales n’ont pas été expliquées aux ouvriers. Les chefs de l’Internationale communiste, qui ont perdu confiance en eux-mêmes, conservent pour tous les cas un pont de retraite vers les positions du « social-fascisme ». Cela donne a la politique du Front unique un caractère sans principe, diplomatique et instable.
Les illusions réformistes et staliniennes
L’incompréhension du sens de la thèse de Lénine sur le « capitalisme agonisant » donne à toute la politique actuelle du Parti communiste français un caractère d’impuissance criarde, complétée par des illusions réformistes. Alors que le fascisme représente le produit organique du déclin capitaliste, les staliniens sont subitement persuadés de la possibilité de mettre fin au fascisme sans toucher aux bases de la société bourgeoise.
Le 6 mars, Thorez écrivait pour la 101ème fois dans L’Humanité :
« Afin d’assurer l’échec définitif du fascisme, nous proposons de nouveau au Parti socialiste l’action commune pour la défense des revendications immédiates… »
Tout ouvrier conscient doit bien réfléchir à cette phrase « programmatique ». Le fascisme, comme nous le savons, naît de l’union du désespoir des classes moyennes et de la politique terroriste du grand capital. Les « revendications immédiates » ce sont les revendications qui ne sortent pas du cadre du capitalisme. Comment donc, en restant sur le terrain du capitalisme pourrissant, peut-on « assurer l’échec définitif (!) » du fascisme ?
Quand Jouhaux dit: en mettant fin à la crise (ce n’est pas si simple !), nous aurons vaincu par cela même le fascisme, Jouhaux, au moins, est fidèle a lui-même: il garde encore et toujours espoir dans la régénération et le rajeunissement du capitalisme. Or, les staliniens reconnaissent en paroles l’inéluctabilité de la décomposition prochaine du capitalisme. Comment peuvent-ils donc promettre d’assainir la superstructure politique, en assurant l’échec définitif du fascisme, et en même temps laisser intacte la base économique pourrissante de la société ?
Pensent-ils que le grand capital peut à sa guise faire tourner la roue de l’histoire en arrière et se mettre de nouveau sur la voie des concessions et des « réformes »? Croient-ils que la petite bourgeoisie peut être sauvée, à l’aide de « revendications immédiates » de la ruine croissante, du déclassement et du désespoir? Comment accorder alors ces illusions trade-unionistes et réformistes avec la thèse sur le capitalisme agonisant?
Prise dans son plan théorique, la position du Parti communiste représente, comme nous le voyons, l’absurdité la plus complète. Regardons comment apparaît cette position à la lumière de la lutte pratique.
La lutte pour les revendications immédiates et le fascisme
Le 28 février, Thorez exprimait dans les termes suivants la même idée centrale et radicalement fausse de la politique actuelle du Parti communiste :
« Pour battre définitivement le fascisme, il faut de toute évidence enrayer l’offensive économique du capital contre le niveau de vie des masses travailleuses. »
Pourquoi la milice ouvrière? Pourquoi une lutte directe contre le fascisme ? Il faut tendre à élever le niveau de vie des masses et le fascisme disparaîtra comme par enchantement.
Hélas! dans ces lignes, toute la perspective de la lutte prochaine est complètement défigurée, les relations réelles sont mises la tête en bas. Les capitalistes viennent au fascisme non pas selon leur bon plaisir, mais par nécessité: ils ne peuvent plus conserver la propriété privée des moyens de production qu’en menant l’offensive contre les ouvriers, en renforçant l’oppression, en semant autour d’eux la misère et le désespoir. Craignant en même temps la riposte inévitable des ouvriers, les capitalistes, par l’entremise de leurs agents, excitent la petite bourgeoisie contre le prolétariat, en accusant celui-ci de rendre la crise plus longue et plus profonde, et financent les bandes fascistes pour écraser les ouvriers.
Si la riposte des ouvriers à l’offensive du capital se renforce demain, si les grèves deviennent plus fréquentes et plus importantes, le fascisme, à l’encontre des paroles de Thorez, ne disparaîtra pas, mais au contraire grandira deux fois plus. La croissance du mouvement gréviste provoquera une mobilisation des briseurs de grève. Tous les bandits « patriotes » entreront dans le mouvement. Des attaques quotidiennes contre les ouvriers viendront à l’ordre du Jour. Fermer les yeux là-dessus, c’est aller à une perte assurée.
Est-ce à dire, répliqueront Thorez et consorts, qu’il ne faut pas riposter ? (Et suivront à notre adresse les injures habituelles, par-dessus lesquelles nous passerons, comme par-dessus une flaque d’eau sale.) Non, il est nécessaire de riposter. Nous n’appartenons nullement à l’école qui pense que le meilleur moyen de sauvegarde est le silence, la retraite, la capitulation. « Ne provoquez pas l’ennemi! », « Ne vous défendez pas! », « Ne vous armez pas! », « Couchez-vous sur le dos, les quatre pattes en l’air! » Il faut chercher les théoriciens de cette école stratégique non pas chez nous, mais à la rédaction de L’Humanité ! Il est nécessaire au prolétariat de riposter s’il ne veut pas être écrasé. Mais alors aucune illusion réformiste et pacifiste n’est admissible. La lutte sera féroce. Il faut prévoir d’avance les conséquences inévitables de la riposte et s’y préparer.
Par son offensive actuelle, la bourgeoisie donne un caractère nouveau, incomparablement plus aigu, à la relation entre la situation économique et la situation sociale du capitalisme pourrissant. Exactement de même les ouvriers doivent aussi donner à leur défense un caractère nouveau, qui réponde aux méthodes de l’ennemi de classe. En se défendant contre les coups économiques du capital, il faut savoir défendre en même temps ses organisations contre les bandes mercenaires du capital. Il est impossible de le faire autrement qu’à l’aide de la milice ouvrière. Aucune affirmation verbale, aucun cri, aucune injure de L’Humanité ne pourront infirmer cette conclusion. En particulier à l’adresse des syndicats il est nécessaire de dire: camarades, vos locaux et vos journaux seront saccagés, vos organisations réduites en poussière, si vous ne passez pas immédiatement à la création de détachements de défense syndicale (« milice syndicale »), si vous ne démontrez pas en fait que vous ne céderez pas au fascisme un seul pouce sans combat.
La grève générale n’est pas un jeu de cache-cache
Dans le même article (du 28 février) Thorez se plaint :
« Le Parti socialiste n’a pas accepté nos propositions d’une large action, grève y compris, contre les décrets-lois toujours en vigueur. »
Grève y compris? Quelle grève? Puisqu’il s’agit de l’abolition des décrets-lois, ce que Thorez a en vue, apparemment, ce sont non pas des grèves économiques partielles, mais la grève générale, c’est-à-dire politique. Il ne prononce pas les mots de « grève générale » pour ne pas faire remarquer qu’il ne fait que répéter notre ancienne proposition. A quelles ruses humiliantes doivent avoir recours ces pauvres gens pour masquer leurs oscillations et leurs contradictions!
Ce procédé est devenu, semble-t-il, une méthode. Dans la lettre ouverte du 12 mars, le Comité central du Parti communiste propose au Parti socialiste d’ouvrir contre le service militaire de deux ans une campagne décisive « par tous les moyens, y compris la grève« . De nouveau la même formule mystérieuse! Le Comité central a, évidemment, en vue la grève comme moyen de lutte politique, c’est-à-dire révolutionnaire. Mais pourquoi donc craint-il alors de prononcer tout haut le mot de grève générale et parle-t-il de grève tout court ? Avec qui le Comité central joue-t-il à cache-cache ? N’est-ce pas avec le prolétariat ?
La préparation de la grève générale
Mais si on laisse de coté ces procédés déplacés pour sauver le « prestige », il reste le fait que le Comité central du Parti communiste propose pour la lutte contre la législation bonapartiste de Doumergue-Flandin la grève générale. Nous sommes pleinement d’accord avec cela. Mais nous exigeons que les chefs des organisations ouvrières comprennent eux mêmes et expliquent aux masses ce que signifie dans les conditions actuelles la grève générale et comment il faut s’y préparer.
Déjà une simple grève économique exige d’ordinaire une organisation de combat, en particulier des piquets. Dans les conditions de l’exacerbation actuelle de la lutte des classes, de provocation et de terreur fascistes, une sérieuse organisation de piquets est la condition vitale de tout conflit économique important. Imaginons, pourtant, que quelque chef de syndicat déclare: « Il ne faut pas de piquets, c’est une provocation, il suffit de l’autodéfense des grévistes ! » N’est-il pas évident que les ouvriers devraient conseiller amicalement à un tel « chef » d’aller à l’hôpital, sinon directement dans un asile d’aliénés. C’est que les piquets représentent précisément l’organe le plus important de l’autodéfense des grévistes !
Etendons ce raisonnement à la grève générale. Nous avons en vue non pas une simple manifestation, ni une grève symbolique d’une heure ou même de 24 heures, mais une opération de combat, avec le but de contraindre l’adversaire à céder. Il n’est pas difficile de comprendre quelle exacerbation terrible de la lutte des classes signifierait la grève générale dans les conditions actuelles ! Les bandes fascistes surgiraient de toutes parts comme des champignons après la pluie et tenteraient de toutes leurs forces d’apporter le trouble, la provocation et la désagrégation dans les rangs grévistes. Comment pourrait-on préserver la grève générale de victimes superflues et même d’un complet écrasement sinon à l’aide de détachements de combat ouvriers sévèrement disciplinés ? La grève générale est une grève partielle généralisée. La milice ouvrière est le piquet de grève généralisé. Seuls des bavards et des fanfarons misérables peuvent dans les conditions actuelles jouer avec l’idée de la grève générale, en se refusant en même temps à un travail opiniâtre pour la création de la milice ouvrière !
La grève générale dans une « situation non-révolutionnaire » ?
Mais les malheurs du Comité central du Parti communiste ne sont pas finis.
La grève générale, comme le sait tout marxiste, est un des moyens de lutte les plus révolutionnaires. La grève générale ne se trouve possible que lorsque la lutte des classes s’élève au-dessus de toutes les exigences particulières et corporatives, s’étend à travers tous les compartiments des professions et des quartiers, efface les frontières entre les syndicats et les partis, entre la légalité et l’illégalité et mobilise la majorité du prolétariat, en l’opposant activement à la bourgeoisie et à l’Etat. Au-dessus de la grève générale, il ne peut y avoir que l’insurrection armée. Toute l’histoire du mouvement ouvrier témoigne que toute grève générale, quels que soient les mots d’ordre sous lesquels elle soit apparue, a une tendance interne à se transformer en conflit révolutionnaire déclaré, en lutte directe pour le pouvoir. En d’autres termes: la grève générale n’est possible que dans les conditions d’une extrême tension politique et c’est pourquoi elle est toujours l’expression indiscutable du caractère révolutionnaire de la situation. Comment, en ce cas, le Comité central peut-il proposer la grève générale? « La situation n’est pas révolutionnaire! »
Peut-être Thorez nous objectera-t-il qu’il a en vue non pas la véritable grève générale, mais une petite grève bien docile, tout juste bonne pour l’usage propre de la rédaction de l’Humanité ? Ou, peut-être, ajoutera-t-il discrètement que, prévoyant le refus des chefs de la S.F.I.O., il ne risque rien en leur proposant la grève générale? Mais le plus vraisemblable est que Thorez, en guise d’objection, nous accusera simplement de monter un complot avec Chiappe, l’ex-Alphonse XIII et le pape: ce sont les réponses qui réussissent le mieux à Thorez!
Mais tout ouvrier communiste, qui a une tête sur les épaules, doit réfléchir aux contradictions criantes de ses malheureux chefs :
il est impossible, voyez-vous, de bâtir la milice ouvrière parce que la situation n’est pas révolutionnaire ; il est même impossible de faire de la propagande en faveur de l’armement du prolétariat, c’est-à-dire de préparer les ouvriers à la situation révolutionnaire future ; mais il est possible, semble-t-il, d’appeler maintenant même les ouvriers à la grève générale, malgré l’absence de situation révolutionnaire. En vérité on dépasse ici toutes les bornes de l’étourderie et de l’absurdité !
« Les Soviets partout ! »
Dans toutes les réunions, on peut entendre les communistes répéter le mot d’ordre, qui leur est resté en héritage de la « troisième période »: « Les soviets partout! » Il est absolument évident que ce mot d’ordre, si on le prend au sérieux, a un caractère profondément révolutionnaire: il est impossible d’établir le régime des soviets autrement qu’au moyen de l’insurrection armée contre la bourgeoisie. Mais l’insurrection armée suppose une arme dans les mains du prolétariat. Ainsi le mot d’ordre des « soviets partout » et le mot d’ordre de « l’armement des ouvriers » sont étroitement et indissolublement liés l’un à l’autre. Pourquoi donc le premier mot d’ordre est-il sans cesse répété par les staliniens et le second déclaré « provocation des trotskystes » ?
Notre perplexité est d’autant plus légitime que le mot d’ordre de l’armement des ouvriers correspond beaucoup plus à la situation politique actuelle et à l’état psychologique du prolétariat. Le mot d’ordre des « soviets » a, par son essence même, un caractère offensif et suppose une révolution victorieuse. Pourtant le prolétariat se trouve actuellement dans une situation défensive. Le fascisme le menace directement d’écrasement physique. La nécessité de la défense, même les armes à la main, est actuellement plus compréhensible et plus à la portée de masses beaucoup plus larges que l’idée de l’offensive révolutionnaire. Ainsi le mot d’ordre de l’armement peut à l’étape présente compter sur un écho beaucoup plus large et beaucoup plus actif que le mot d’ordre des soviets. Comment donc un parti ouvrier peut-il, s’il n’a pas véritablement trahi les intérêts de la révolution, laisser échapper une situation si exceptionnelle et compromettre malhonnêtement l’idée de l’armement au lieu de la populariser ardemment ?
Nous sommes prêts à reconnaître que notre question est dictée par notre nature « contre-révolutionnaire », en particulier par nos aspirations à provoquer l’intervention militaire: on sait que dès que le mikado et Hitler se seront persuadés par notre question qu’un courant d’air souffle dans les têtes de Bela Kun et de Thorez, ils déclareront la guerre à l’U.R.S.S.
Tout cela a été irréfutablement établi par Duclos et n’a pas besoin de preuves. Mais, tout de même, daignez répondre: comment peut-on arriver aux soviets sans insurrection armée? Comment arriver à l’insurrection sans armement des ouvriers? Comment se défendre contre le fascisme sans armes? Comment arriver à l’armement, même partiel, sans propagande pour ce mot d’ordre ?
Mais la grève générale est-elle possible dans un proche avenir ?
A une question de ce genre, il n’y a pas de réponse a priori, c’est-à-dire toute faite d’avance. Pour avoir une réponse, il faut savoir interroger. Qui ? La masse. Comment l’interroger? Au moyen de l’agitation.
L’agitation n’est pas seulement le moyen de communiquer à la masse tels ou tels mots d’ordre, d’appeler les masses à l’action, etc. L’agitation est aussi pour le parti un moyen de prêter l’oreille à la masse, de sonder son état d’esprit et ses pensées et, selon les résultats, de prendre telle ou telle décision pratique. C’est seulement les staliniens qui ont transformé l’agitation en un monologue criard : pour les marxistes, pour les léninistes, l’agitation est toujours un dialogue avec la masse.
Mais pour que ce dialogue donne les résultats nécessaires, le parti doit apprécier correctement la situation générale dans le pays et tracer la voie générale de la lutte prochaine. A l’aide de l’agitation et du sondage de la masse, le parti doit apporter dans sa conception les corrections et les précisions nécessaires, en particulier dans tout ce qui concerne le rythme du mouvement et les dates des grandes actions.
La situation dans le pays a été définie plus haut: elle a un caractère pré-révolutionnaire avec le caractère non-révolutionnaire de la direction du prolétariat. Et puisque la politique du prolétariat est le principal facteur dans le développement d’une situation révolutionnaire, le caractère non-révolutionnaire de la direction prolétarienne entrave la transformation de la situation pré-révolutionnaire en situation révolutionnaire déclarée, et par cela même contribue à la transformer en situation contre-révolutionnaire.
Dans la réalité objective il n’y a pas, bien entendu, de strictes délimitations entre les différents stades du processus politique. Une étape s’insère dans l’autre, en résultat de quoi la situation révèle diverses contradictions. Ces contradictions, assurément, rendent plus difficiles le diagnostic et le pronostic, mais ne les rendent nullement impossibles.
Les forces du prolétariat français non seulement ne sont pas épuisées, mais sont même intactes. Le fascisme comme facteur politique dans les masses petites-bourgeoises est encore relativement faible (quoique beaucoup plus puissant, malgré tout, qu’il semble aux parlementaires). Ces deux faits politiques très importants permettent de dire avec une ferme conviction: rien n’est encore perdu, la possibilité de transformer la situation pré-révolutionnaire en situation révolutionnaire est encore complètement ouverte.
Or, dans un pays capitaliste comme la France, il ne peut y avoir de luttes révolutionnaires sans grève générale: si les ouvriers et les ouvrières, pendant les journées décisives, restent dans les usines, qui donc se battra? La grève générale s’inscrit ainsi à l’ordre du jour.
Mais la question du moment de la grève générale est la question de savoir si les masses sont prêtes à lutter et si les organisations ouvrières sont prêtes à les mener au combat.
Les masses veulent-elles lutter ?
Est-il vrai pourtant qu’il ne manque que la direction révolutionnaire ? N’y a-t-il pas une grande force de conservatisme dans les masses elles-mêmes, dans le prolétariat ? Des voix s’élèvent de différents côtés. Et ce n’est pas étonnant! Quand approche une crise révolutionnaire, de nombreux chefs, qui craignent les responsabilités, se cachent derrière le pseudo-conservatisme des masses. L’histoire nous enseigne que quelques semaines et même quelques jours avant l’insurrection d’octobre, des bolcheviks marquants comme Zinoviev, Kamenev, Rykov (de certains comme Losovsky, Manouilsky, etc., inutile de parler) affirmaient que les masses étaient fatiguées et ne voulaient pas se battre. Et pourtant Zinoviev, Kamenev et Rykov, comme révolutionnaires, étaient cent coudées au-dessus des Cachin, Thorez et Monmousseau.
Celui qui dit que notre prolétariat ne veut ou n’est pas capable de mener la lutte révolutionnaire, celui-là lance une calomnie, en reportant sa propre mollesse et sa propre lâcheté sur les masses laborieuses. Jusqu’à maintenant il n’y a eu aucun cas ni à Paris ni en province où les masses soient restées sourdes à l’appel d’en-haut.
Le plus grand exemple est la grève générale du 12 février 1934. Malgré la complète division de la direction, l’absence de toute préparation sérieuse, les efforts tenaces des chefs de la C.G.T. de réduire le mouvement au minimum, puisque ne pouvant pas l’éviter complètement, la grève générale eut le succès le plus grand qu’elle pût avoir dans les conditions données. C’est clair: les masses voulaient combattre. Tout ouvrier conscient doit se dire: la pression de la base doit être bien puissante, si Jouhaux lui même est sorti pour un moment de l’immobilité. Certes, il ne s’agissait pas d’une grève générale au sens propre, mais seulement d’une manifestation de 24 heures. Mais cette limitation ne fut pas apportée par les masses : elle fut dictée d’en haut.
La manifestation de la place de la République, le 10 février de cette année, confirme la même conclusion. Le seul instrument qu’aient utilisé les centres dirigeants pour la préparation fut la lance de pompiers. Le seul mot d’ordre que les masses entendirent fut: Chut! Chut! Et, néanmoins, le nombre des manifestants dépassa toutes les attentes. En province, la chose s’est présentée et se présente dans la dernière année absolument de la même façon. Il est impossible d’apporter un seul fait sérieux qui témoignerait que les chefs veulent lutter et que les masses se refuseraient à les suivre. Toujours et partout, on observa un rapport absolument inverse. Il garde toute sa force encore aujourd’hui. La base veut lutter, les sommets freinent. C’est là le principal danger et il peut aboutir à une véritable catastrophe.
Les bases et les sommets à l’intérieur des partis
Le même rapport se retrouve, non seulement entre les partis (ou les syndicats) et le prolétariat, mais aussi à l’intérieur de chacun des partis. Ainsi, Frossard n’a pas, dans la base de la S.F.I.O., le moindre appui: seuls, le soutiennent les députés et les maires, qui veulent que tout reste comme par le passé. Au contraire, Marceau Pivert, grâce à ses interventions de plus en plus claires et résolues, devient dans la base une des figures les plus populaires. Nous le reconnaissons d’autant plus volontiers que nous n’avons jamais renoncé dans le passé, comme nous n’y renoncerons pas dans l’avenir, à dire ouvertement quand nous ne sommes pas d’accord avec Pivert.
Pris comme symptôme politique, ce fait dépasse pourtant de loin, par son importance, la question personnelle de Frossard et de Pivert: il montre la tendance générale du développement. La base du Parti socialiste, comme du Parti communiste, est plus à gauche, plus révolutionnaire, plus hardie que ses sommets : c’est précisément pourquoi elle est prête à donner sa confiance seulement aux chefs de gauche. Plus encore: elle pousse les socialistes sincères toujours plus à gauche. Pourquoi donc la base se radicalise-t-elle elle-même? Parce qu’elle se trouve en contact direct avec les masses populaires, avec leur misère, avec leur révolte, avec leur haine. Ce symptôme est infaillible. On peut se fier à lui.
Les « revendications immédiates » et la radicalisation des masses.
Les chefs du Parti communiste peuvent, certes, invoquer le fait que les masses ne font pas écho à leurs appels. Or, ce fait n’infirme pas, mais confirme notre analyse. Les masses ouvrières comprennent ce que ne comprennent pas les « chefs », c’est-à-dire: dans les conditions d’une très grande crise sociale une seule lutte économique partielle, qui exige d’énormes efforts et d’énormes sacrifices, ne peut pas donner de résultats sérieux. Pis encore : elle peut affaiblir et épuiser le prolétariat. Les ouvriers sont prêts à participer à des manifestations de lutte et même à la grève générale, mais non pas à de petites grèves épuisantes sans perspective. Malgré les appels, les manifestes et les articles de L’Humanité, les agitateurs communistes n’apparaissent presque nullement devant les masses en prêchant des grèves au nom des « revendications partielles immédiates ». Ils sentent que les plans bureaucratiques des chefs ne correspondent absolument pas à la situation objective, ni à l’état d’esprit des masses. Sans grande perspective, les masses ne pourront et ne commenceront à lutter. La politique de L’Humanité est la politique d’un pseudo-« réalisme » artificiel et faux. L’insuccès de la C.G.T.U. dans la déclaration de grèves partielles est la confirmation indirecte, mais très réelle de la profondeur de la crise et de la tension morale dans les quartiers ouvriers.
Il ne faut pourtant pas croire que la radicalisation des masses continuera d’elle-même, automatiquement. La classe ouvrière attend une initiative de ses organisations. Quand elle en sera venue à la conclusion que ses attentes sont trompées-et cette heure n’est, peut-être, pas si loin-le processus de radicalisation se brisera, se transformera en manifestations de découragement, de prostration, en des explosions isolées de désespoir. A la périphérie du prolétariat, des tendances anarchistes côtoieront des tendances fascistes. Le vin se sera changé en vinaigre.
Les changements de l’état d’esprit politique des masses exigent la plus grande attention. Sonder cette dialectique vivante à chaque étape, c’est la tâche de l’agitation. Actuellement, le Front unique reste criminellement à la fois en retard sur le développement de la crise sociale et sur l’état d’esprit des masses. Il est encore possible de rattraper le temps perdu. Mais il ne faut plus perdre de temps. L’histoire compte maintenant non pas par années, mais par mois et par semaines.
Le programme et la grève générale
Pour déterminer à quel degré les masses sont prêtes à la grève générale et en même temps renforcer l’état d’esprit combatif des masses, il faut mettre devant elles un programme d’action révolutionnaire. Des mots d’ordre partiels tels que l’abolition des décrets-lois bonapartistes et du service militaire de deux ans trouveront, assurément, dans ce programme une place marquante. Mais ces deux mots d’ordre épisodiques sont absolument insuffisants.
Au-dessus de toutes les tâches et revendications partielles de notre époque se trouve la QUESTION DU POUVOIR. Depuis le 6 février 1934, la question du pouvoir est posée ouvertement comme une question de force. Les élections municipales et parlementaires peuvent avoir leur importance, en tant qu’évaluation des forces – pas plus. La question sera tranchée par le conflit déclaré des deux camps. Les gouvernements du type Doumergue, Flandin, etc., n’occupent l’avant-scène que jusqu’au jour du dénouement définitif. Demain, ce sera ou bien le fascisme ou bien le prolétariat qui gouvernera la France.
C’est précisément parce que le régime étatique intermédiaire actuel est extrêmement instable que la grève générale peut donner de très grands succès partiels, en contraignant le gouvernement à en venir à des concessions dans la question des décrets-lois bonapartistes, du service militaire de deux ans, etc. Mais un tel succès, extrêmement précieux et important en lui-même, ne rétablira pas l’équilibre de la « démocratie »: le capital financier redoublera les subsides au fascisme et la question du pouvoir, peut-être après une courte pause, se posera avec une force redoublée.
L’importance fondamentale de la grève générale, indépendamment des succès partiels qu’elle peut donner, mais aussi ne pas donner, est dans le fait qu’elle pose d’une façon révolutionnaire la question du pouvoir. Arrêtant les usines, les transports, en général tous les moyens de liaison, les stations électriques, etc., le prolétariat paralyse par cela même non seulement la production, mais aussi le gouvernement. Le pouvoir étatique reste suspendu en l’air. Il doit, soit dompter le prolétariat par la faim et par la force, en le contraignant à remettre de nouveau en mouvement la machine de l’Etat bourgeois, soit céder la place devant le prolétariat.
Quels que soient les mots d’ordre et le motif pour lesquels la grève générale a surgi, si elle embrasse les véritables masses et si ces masses sont bien décidées à lutter, la grève générale pose inévitablement devant toutes les classes de la nation la question : qui va être le maître de la maison ?
Les chefs du prolétariat doivent comprendre cette logique interne de la grève générale, sinon ce ne sont pas des chefs, mais des dilettantes et des aventuriers. Politiquement, cela signifie: les chefs sont tenus dès maintenant de poser devant le prolétariat le problème de la conquête révolutionnaire du pouvoir. Sinon, ils ne doivent pas se hasarder à parler de grève générale. Mais en renonçant à la grève générale, ils renoncent par cela même à toute lutte révolutionnaire, c’est-à-dire ils livrent le prolétariat au fascisme.
Ou la capitulation complète ou la lutte révolutionnaire pour le pouvoir – telle est l’alternative qui découle de toutes les conditions de la crise actuelle. Celui qui n’a pas compris cette alternative n’a rien à faire dans le camp du prolétariat.
La grève générale et la C.G.T.
La question de la grève générale se complique par le fait que la C.G.T. proclame son monopole à déclarer et à conduire la grève générale. Il en résulte que cette question ne regarde pas du tout les partis ouvriers. Et ce qui est, à première vue, le plus étonnant, c’est qu’il se trouve des parlementaires socialistes qui pensent que cette prétention est dans l’ordre des choses; en vérité, ils veulent simplement se débarrasser de cette responsabilité.
La grève générale, comme l’indique déjà son nom, a pour but d’embrasser, autant que possible, tout le prolétariat. La C.G.T. ne réunit dans ses rangs probablement pas plus de 5 à 8 % du prolétariat. L’influence propre de la C.G.T. en dehors des limites des syndicats est absolument insignifiante, dans la mesure où, dans telle ou telle question, elle ne coïncide pas avec l’influence des partis ouvriers. Peut-on, par exemple, comparer l’influence du Peuple à l’influence du Populaire ou de l’Humanité?
La direction de la C.G.T., par ses conceptions et ses méthodes, est encore incomparablement plus loin des tâches de l’époque actuelle que la direction des partis ouvriers. Plus on va des sommets de l’appareil vers la base des syndiqués moins il y a de confiance en Jouhaux et en son groupe. Le manque de confiance se change de plus en plus en méfiance active. L’appareil conservateur actuel de la C.G.T. sera inévitablement balayé par le développement ultérieur de la crise révolutionnaire.
La grève générale est, par son essence même, une opération politique. Elle oppose la classe ouvrière dans son ensemble à l’Etat bourgeois. Elle rassemble les ouvriers syndiqués et non-syndiqués, socialistes, communistes et sans-parti. Elle a besoin d’un appareil de presse et d’agitateurs tels que la C.G.T. seule n’en dispose absolument pas.
La grève générale pose carrément la question de la conquête du pouvoir par le prolétariat. La C.G.T. tourna et tourne le dos à cette tâche (les chefs de la C.G.T. tournent la face vers le pouvoir bourgeois). Les chefs de la C.G.T. eux-mêmes sentent assurément que la direction de la grève générale est au-dessus de leurs forces. S’ils proclament, néanmoins, leur monopole à la diriger, c’est uniquement parce qu’ils espèrent par cette voie étouffer la grève générale avant même sa naissance.
Et la grève générale du 12 février 1934[1] ? Ce ne fut qu’une brève et pacifique démonstration imposée à la C.G.T. par les ouvriers socialistes et communistes. Jouhaux et consorts ont pris sur eux la direction formelle de la riposte précisément pour l’empêcher de se transformer en grève générale révolutionnaire.
Dans les instructions à ses propagandistes, la C.G.T. communiquait: « Au lendemain du 6 février, la population laborieuse et tous les démocrates, à l’appel de la C.G.T., ont manifesté leur ferme volonté de barrer la route aux factieux. » A part elle-même la C.G.T. n’a noté ni les socialistes ni les communistes – seulement les « démocrates ». Dans cette seule phrase, c’est tout Jouhaux. C’est précisément pourquoi il serait criminel de faire confiance à Jouhaux pour trancher la question de savoir s’il faut ou non la lutte révolutionnaire.
Bien entendu, dans la préparation et la conduite de la grève générale, les syndicats auront un rôle très influent; mais non pas en vertu d’un monopole, mais côte à côte avec les partis ouvriers. Du point de vue révolutionnaire, il est particulièrement important de collaborer étroitement avec les organisations syndicales locales, sans la moindre atteinte, bien entendu, à leur autonomie.
Quant à la C.G.T., il lui faudra, soit prendre place dans le front commun prolétarien, en se détachant des « démocrates », soit rester à l’écart. Collaborer loyalement à droits égaux ? Oui. Examiner en commun les délais et les moyens de la conduite de la grève générale ? Oui ! Reconnaître le monopole de Jouhaux d’étouffer le mouvement révolutionnaire ? Jamais !
Texte publié en ligne sur le site marxists.org
Illustration – Photogramme tiré du film « Grèves d’occupations » réalisé par le collectif Ciné Liberté en 1936 (Ciné Archives – fonds audiovisuel du PCF, carte cadeau avec le coffret DVD « La vie est à nous » sur les films du Front Populaire)
Notes
[1] Grève générale décidée par la CGT après le 6 février 1934. La CGTU s’était ralliée au mouvement. Selon certaines estimations, il y eut 5 millions de grévistes, un million de participants aux manifestations.