Israël perd cette guerre
Tony Karon et Daniel Levy analysent – dans cet article d’abord publié par The Nation – les logiques politiques et militaires de l’opération du 7 octobre et de la guerre menée à Gaza, en interrogeant les effets à moyen terme sur Israël et ses soutiens, ainsi que sur la résistance palestinienne. Ils considèrent que malgré la violence déchaînée contre les Palestiniens, Israël ne parvient pas à atteindre ses objectifs politiques. Et que si les effets de la situation présente sont catastrophiques pour les vies palestiniennes, Israël ne s’oriente pas vers une victoire ni vers une stabilisation de la situation.
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Il peut sembler absurde de suggérer qu’un groupe d’irréguliers armés, comptant quelques dizaines de milliers de personnes, assiégé et n’ayant qu’un accès limité à des armes de pointe, puisse faire le poids face à l’une des armées les plus puissantes du monde, soutenue et armée par les États-Unis. Pourtant, un nombre croissant d‘analystes stratégiques de l’establishment préviennent qu’Israël pourrait perdre cette guerre contre les Palestiniens, malgré la violence cataclysmique qu’il a déclenchée depuis l’attaque menée par le Hamas contre Israël le 7 octobre. En provoquant l’assaut israélien, le Hamas pourrait réaliser nombre de ses propres objectifs politiques.
Israël et le Hamas semblent être en train de redéfinir les termes de leur compétition politique non pas en fonction du statu quo d’avant le 7 octobre, mais en fonction du statu quo de 1948. La suite n’est pas claire, mais il n’y aura pas de retour en arrière.
Cette attaque surprise a neutralisé des installations militaires israéliennes, brisé les portes de la plus grande prison à ciel ouvert du monde et conduit à un déchaînement effroyable au cours duquel quelque 1 200 Israéliens, dont au moins 845 civils, ont été tués. La facilité déconcertante avec laquelle le Hamas a franchi les lignes israéliennes autour de la bande de Gaza a rappelé à beaucoup l’offensive du Têt de 1968. Pas littéralement : il existe de grandes différences entre une guerre expéditionnaire américaine dans un pays lointain et la guerre d’Israël pour défendre une occupation à domicile, menée par une armée de citoyens motivés par un sentiment de péril existentiel. L’utilité de l’analogie réside plutôt dans la logique politique qui sous-tend une offensive insurrectionnelle.
En 1968, les révolutionnaires vietnamiens ont perdu la bataille et sacrifié une grande partie de l’infrastructure politique et militaire souterraine qu’ils avaient patiemment construite au fil des ans. Pourtant, l’offensive du Têt a été un moment clé de leur victoire face aux États-Unis, même si elle a coûté énormément de vies vietnamiennes. En organisant simultanément des attaques spectaculaires et très médiatisées sur plus de 100 cibles à travers le pays en une seule journée, les guérilleros vietnamiens légèrement armés ont brisé l’illusion de succès que l’administration Johnson faisait miroiter au public américain. Les Américains ont ainsi compris que la guerre pour laquelle on leur demandait de sacrifier des dizaines de milliers de leurs fils était ingagnable.
Les dirigeants vietnamiens mesuraient l’impact de leurs actions militaires en fonction de leurs effets politiques plutôt qu’en fonction de mesures militaires conventionnelles telles que les pertes en hommes et en matériel ou les gains de territoire. C’est ainsi que Henry Kissinger s’est lamenté en 1969 :
« Nous avons mené une guerre militaire, nos adversaires ont mené une guerre politique : Nous avons cherché l’usure physique, nos adversaires ont visé l’épuisement psychologique. Ce faisant, nous avons perdu de vue l’une des maximes cardinales de la guérilla : Le guérillero gagne s’il ne perd pas. L’armée conventionnelle perd si elle ne gagne pas. »
Cette logique amène Jon Alterman, du Centre d’études stratégiques et internationales de Washington, à considérer qu’Israël court un risque considérable de perdre face au Hamas :
« Le concept de victoire militaire du Hamas […] vise à obtenir des résultats politiques à long terme. Pour le Hamas, la victoire ne se joue pas en un an ou en cinq ans, mais en s’engageant dans des décennies de lutte qui renforcent la solidarité palestinienne et l’isolement d’Israël. »
Dans ce scénario, le Hamas rassemble autour de lui, dans la colère, une population assiégée à Gaza et contribue à l’effondrement du gouvernement de l’Autorité palestinienne en veillant à ce que les Palestiniens le considèrent encore plus comme un auxiliaire inefficace de l’autorité militaire israélienne. Pendant ce temps, les États arabes s’éloignent fortement de la normalisation, le Sud global s’aligne fortement sur la cause palestinienne, l’Europe recule devant les excès de l’armée israélienne et un débat américain éclate sur Israël, détruisant le soutien bipartisan dont Israël bénéficiait ici depuis le début des années 1970.
Le Hamas, écrit Alterman, cherche à « utiliser la force bien plus grande d’Israël pour vaincre Israël. La force d’Israël lui permet de tuer des civils palestiniens, de détruire les infrastructures palestiniennes et de défier les appels mondiaux à la retenue. Tout cela favorise les objectifs de guerre du Hamas ».
Ces avertissements ont été ignorés par l’administration Biden et les dirigeants occidentaux, dont l‘adhésion inconditionnelle à la guerre d’Israël est ancrée dans l’illusion qu’Israël n’était qu’une nation occidentale parmi d’autres vaquant paisiblement à ses occupations avant d’être victime d’une attaque non provoquée le 7 octobre – un fantasme réconfortant pour ceux qui préfèrent éviter de reconnaître une réalité qu’ils ont contribué à créer.
Oubliez les « défaillances du renseignement » ; l’incapacité d’Israël à anticiper le 7 octobre était une incapacité politique à comprendre les conséquences d’un système d’oppression violent que les principales organisations internationales et israéliennes de défense des droits de l’homme ont qualifié d’apartheid.
Il y a vingt ans, l’ancien président de la Knesset, Avrum Burg, mettait en garde contre l’inévitabilité d’une réaction violente.
« Il s’avère que la lutte pour la survie des Juifs, qui dure depuis 2 000 ans, se résume à un État de colonies, dirigé par une clique amorale de contrevenants corrompus qui sont sourds à la fois à leurs citoyens et à leurs ennemis. Un État dépourvu de justice ne peut survivre », a-t-il écrit dans l‘International Herald Tribune.
Même si les Arabes baissent la tête et ravalent à jamais leur honte et leur colère, cela ne marchera pas. Une structure construite sur l’insensibilité humaine s’effondrera inévitablement sur elle-même. Israël, qui a cessé de se préoccuper des enfants des Palestiniens, ne doit pas s’étonner de les voir s’enfuir dans la haine et se faire exploser au milieu du rêve israélien.
Burg a averti qu’Israël pourrait tuer 1 000 hommes du Hamas par jour sans rien résoudre, parce que les actions violentes d’Israël seraient la source d’un renouvellement de leurs rangs. Ses avertissements ont été ignorés, même s’ils ont été maintes fois confirmés. Cette même logique se retrouve aujourd’hui complètement démultipliée dans la destruction de Gaza. La violence structurelle écrasante sous laquelle vivent les Palestiniens laissait pense en Israël que ces derniers subiraient toujours en silence ; elle se traduit en réalité par le fait que la sécurité israélienne demeure toujours illusoire.
Les semaines qui se sont écoulées depuis le 7 octobre ont confirmé qu’il ne peut y avoir de retour au statu quo ante. C’était probablement l’objectif du Hamas lorsqu’il a organisé ses attaques meurtrières. Et même avant cela, de nombreux dirigeants israéliens appelaient ouvertement à l’achèvement de la Nakba, le nettoyage ethnique de la Palestine ; aujourd’hui, ces voix ont été amplifiées.
Fin novembre, une pause humanitaire mutuellement acceptée a permis au Hamas de libérer des otages en échange de Palestiniens détenus dans les prisons israéliennes et d’augmenter les fournitures humanitaires entrant dans la bande de Gaza. Lorsqu’Israël a repris son assaut militaire et que le Hamas a recommencé à lancer des roquettes, il est apparu clairement que le Hamas n’avait pas été vaincu sur le plan militaire. Les massacres et les destructions massives qu’Israël a provoqués à Gaza suggèrent une intention de rendre le territoire inhabitable pour les 2,2 millions de Palestiniens qui y vivent et de pousser à l’expulsion par le biais d’une catastrophe humanitaire provoquée par l’armée. En effet, les FDI estiment avoir éliminé jusqu’à présent moins de 15 % des forces de combat du Hamas. Cette campagne a tué plus de 21 000 Palestiniens, pour la plupart des civils, dont 8 600 enfants.
Le 7 octobre et la politique palestinienne
Il est presque certain que l’armée israélienne chassera le Hamas du pouvoir à Gaza. Mais des analystes tels que Tareq Baconi, qui a étudié le mouvement et sa pensée au cours des deux dernières décennies, affirment qu’il cherche depuis un certain temps à se libérer du carcan de la gouvernance d’un territoire séparé du reste de la Palestine, selon des conditions fixées par la puissance occupante.
Le Hamas a longtemps manifesté son désir de sortir de son rôle de gouvernance de Gaza, depuis les manifestations massives et non armées de la Marche du retour en 2018, violemment réprimées par les tirs de snipers israéliens, jusqu’aux efforts contrariés par les États-Unis et Israël pour transférer la gouvernance de Gaza vers une Autorité palestinienne réformée, des technocrates convenus ou à un gouvernement élu, tout en se concentrant sur le recentrage de la politique palestinienne à Gaza et en Cisjordanie sur la résistance au statu quo de l’occupation, plutôt que sur son maintien. Si l’une des conséquences de son attaque était la perte de la charge de gouverner Gaza, le Hamas pourrait y voir un avantage.
Le Hamas a tenté de pousser le Fatah sur une voie similaire, en exhortant le parti au pouvoir en Cisjordanie pour que l’Autorité palestinienne (AP) mette fin à la collaboration avec Israël en matière de sécurité et à se confronter plus directement à l’occupation. La perte du contrôle de Gaza est donc loin d’être une défaite décisive pour l’effort de guerre du Hamas. Pour un mouvement voué à la libération des terres palestiniennes, gouverner Gaza commençait à ressembler à une impasse, tout comme l’autonomie limitée permanente dans des îlots isolés de la Cisjordanie l’a été pour le Fatah.
Selon M. Baconi, le Hamas s’est probablement senti obligé de prendre un pari risqué pour briser un statu quo qu’il considérait comme une mort lente pour la Palestine. « Tout cela ne signifie pas pour autant que le changement stratégique du Hamas sera considéré comme une réussite à long terme », écrit-il dans Foreign Policy.
La perturbation violente du statu quo par le Hamas pourrait bien avoir donné à Israël l’occasion d’accomplir une nouvelle Nakba. Cela pourrait entraîner une conflagration régionale ou porter aux Palestiniens un coup dont ils mettraient une génération à se remettre. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’il n’y aura pas de retour à la situation antérieure.
Le pari du Hamas a donc peut-être été de sacrifier la gestion d’une bande de Gaza assiégée pour consolider son statut d’organisation de résistance nationale. Le Hamas n’essaie pas d’enterrer le Fatah : les divers accords d’unité entre le Hamas et le Fatah, en particulier ceux dirigés par des prisonniers des deux factions, démontrent que le Hamas cherche à présenter un front uni.
L’Autorité palestinienne est incapable de protéger les Palestiniens de Cisjordanie de la violence croissante des colonies israéliennes et du contrôle permanent qui pèse sur les populations, et encore moins de répondre de manière significative à l’effusion de sang à Gaza. Sous le couvert du soutien occidental à Gaza, Israël a tué des centaines de Palestiniens, en a arrêté des milliers et a déplacé des villages entiers en Cisjordanie, tout en intensifiant les attaques des colons soutenues par l’État. Ce faisant, Israël a encore affaibli le Fatah au sein de la population et l’a poussé dans la direction du Hamas.
Depuis des années, les colons protégés par les FDI attaquent les villages palestiniens dans le but de forcer leurs habitants à partir et de renforcer l’emprise illégale d’Israël sur le territoire occupé. Mais l’expansion de ce phénomène depuis le 7 octobre fait pâlir même les complices américains d’Israël. La menace de M. Biden d’interdire les visas aux colons impliqués dans des actes de violence contre les Palestiniens de Cisjordanie est une dérobade : ces colons sont loin d’être des voyous individuels ; ils sont armés par l’État et agressivement protégés par les FDI et le système juridique israélien, parce qu’ils mettent en œuvre une politique d’État. Mais même la menace mal formulée de M. Biden montre clairement qu’Israël est en désaccord avec son administration.
Le Hamas a une perspective pan-palestinienne, et non une perspective spécifique à Gaza, et il a donc voulu que le 7 octobre ait des effets transformateurs sur l’ensemble de la Palestine. Au cours de l’ « Intifada de l’unité » de 2021, qui visait à relier les luttes des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza à celles menées à l’intérieur d’Israël, le Hamas a pris des mesures pour soutenir cet objectif. Aujourd’hui, l’État israélien accélère cette connexion par une campagne de répression paranoïaque contre toute expression de dissidence de la part de ses citoyens palestiniens. Des centaines de Palestiniens de Cisjordanie ont été arrêtés, y compris des militants et des adolescents postant sur Facebook. Israël n’est que trop conscient du risque d’escalade en Cisjordanie. En ce sens, la réponse israélienne n’a fait que rapprocher les peuples de Cisjordanie et de Gaza.
Il est clair qu’Israël n’a jamais eu l’intention d’accepter un État palestinien souverain à l’ouest du Jourdain. Au lieu de cela, Israël intensifie ses plans de longue date pour assurer son contrôle sur le territoire. Cette situation et l’empiètement croissant d’Israël sur la mosquée Al Aqsa nous rappellent qu’Israël alimente activement tout soulèvement en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et même à l’intérieur des lignes de 67.
Ironiquement, l’insistance des États-Unis pour que l’Autorité palestinienne prenne le contrôle de Gaza après la guerre de dévastation menée par Israël, ainsi que leurs avertissements tardifs et faibles concernant la violence des colons, renforcent l’idée que la Cisjordanie et Gaza constituent une seule et même entité. La politique israélienne de 17 ans visant à séparer une Cisjordanie souple, dirigée par une AP cooptée, d’une « bande de Gaza dirigée par les terroristes » a échoué.
Israël après le 7 octobre
Le raid mené par le Hamas a brisé les mythes de l’invincibilité israélienne et de l’attente de tranquillité de ses citoyens alors même que l’État étouffe la vie des Palestiniens. Quelques semaines auparavant, le Premier ministre Benjamin Netanyahu se vantait qu’Israël avait réussi à « gérer » le conflit au point que la Palestine ne figurait plus sur sa carte du « nouveau Moyen-Orient ».
Grâce aux accords d’Abraham et à d’autres alliances, certains dirigeants arabes se sont ralliés à Israël. Les États-Unis encouragent ce plan, les présidents Donald Trump et Joe Biden se concentrant tous deux sur la « normalisation » avec des régimes arabes disposés à laisser les Palestiniens soumis à un apartheid israélien de plus en plus strict. Le 7 octobre nous a brutalement rappelé que cette situation était intenable et que la résistance des Palestiniens constituait une forme de droit de veto sur les efforts déployés par d’autres pour déterminer leur sort.
Il est trop tôt pour mesurer l’impact du 7 octobre sur la politique intérieure israélienne. Il a rendu les Israéliens plus faucons, mais aussi plus méfiants à l’égard de leurs dirigeants nationaux après l’échec colossal des services de renseignement et de la riposte. Il a fallu que les familles des Israéliens détenus à Gaza se mobilisent massivement contre le gouvernement pour obtenir une pause dans l’action militaire et un accord sur la libération des otages.
Des dissensions internes spectaculaires et très médiatisées au sujet des otages et de ce qui est exigé d’Israël pour obtenir leur retour pourraient faire monter la pression en faveur d’autres accords de libération, voire d’un véritable cessez-le-feu, malgré la détermination d’une grande partie des dirigeants politiques et militaires à poursuivre la guerre. L’opinion publique israélienne reste confuse, en colère et imprévisible.
Il y a ensuite l’impact de la guerre sur l’économie israélienne, dont le modèle de croissance repose sur l’attraction d’investissements directs étrangers élevés dans son secteur technologique et d’autres industries d’exportation. Les protestations sociales de l’année dernière et l’incertitude liée à la crise constitutionnelle ont déjà été citées comme l’une des raisons de la chute de 68 % des investissements directs étrangers d’une année sur l’autre, signalée au cours de l’été. La guerre d’Israël, pour laquelle 360 000 réservistes ont été mobilisés, ajoute un nouveau niveau de choc. L’économiste Adam Tooze a écrit dans son Substack :
« Le lobby de la technologie en Israël estime qu’un dixième de sa main-d’œuvre a été mobilisé. La construction est paralysée par la mise en quarantaine de la main-d’œuvre palestinienne en Cisjordanie. La consommation de services s’est effondrée, car les gens se tiennent à l’écart des restaurants et les rassemblements publics sont limités. Les relevés de cartes de crédit indiquent que la consommation privée en Israël a chuté de près d’un tiers dans les jours qui ont suivi le déclenchement de la guerre.
Les dépenses consacrées aux loisirs et aux divertissements ont chuté de 70 %. Le tourisme, pilier de l’économie israélienne, s’est brutalement arrêté. Les vols sont annulés et les cargaisons sont détournées. Au large des côtes, le gouvernement israélien a ordonné à Chevron d’arrêter la production du gisement de gaz naturel de Tamar, ce qui représente un manque à gagner de 200 millions de dollars par mois pour Israël. »
Israël est un pays riche qui dispose des ressources nécessaires pour faire face à une partie de cette tempête, mais cette richesse s’accompagne d’une certaine fragilité, et le pays a beaucoup à perdre.
Gaza après le 7 octobre
Les forces israéliennes se sont déversées dans Gaza avec un plan de bataille, mais sans plan de guerre clair pour Gaza après leur invasion. Certains chefs militaires israéliens cherchent à maintenir un « contrôle de sécurité » du type de celui dont ils bénéficient dans le domaine de la Cisjordanie de l’Autorité palestinienne. À Gaza, cela les opposerait à une insurrection mieux préparée, soutenue par la majeure partie de la population.
Dans les milieux gouvernementaux israéliens, nombreux sont ceux qui préconisent le déplacement forcé d’une grande partie de la population civile de Gaza vers l’Égypte, en provoquant une crise humanitaire qui rendrait Gaza invivable. Les États-Unis ont déclaré avoir exclu cette possibilité, mais aucun joueur avisé n’écarterait la possibilité que les Israéliens cherchent à obtenir le pardon plutôt que la permission de procéder à un nettoyage ethnique à grande échelle, conformément aux objectifs démographiques à long terme d’Israël visant à réduire la population palestinienne entre le Jourdain et la Méditerranée.
Les fonctionnaires américains se sont tournés vers les livres de prières d’antan, parlant avec espoir de remettre Mahmoud Abbas, 88 ans, le chef de l’AP, à la tête de Gaza, avec la promesse d’une nouvelle poursuite de la chimérique « solution à deux États ». Mais l’AP n’a aucune crédibilité, même en Cisjordanie, en raison de son consentement à l’occupation israélienne qui ne cesse de s’étendre. Et puis, il y a la réalité : empêcher une véritable souveraineté palestinienne dans n’importe quelle partie de la Palestine historique est depuis longtemps un point de consensus au sein des dirigeants israéliens, dans la majeure partie de l’éventail politique sioniste.
Les dirigeants israéliens n’ont pas besoin de se conformer aux attentes d’une administration américaine qui pourrait bien être démise de ses fonctions l’année prochaine. Ils ont d’ailleurs prouvé qu’ils étaient capables de mettre la charrue avant les bœufs même si Biden était réélu. Les États-Unis ont choisi d’accompagner la machine de guerre israélienne, dont la destination n’est peut-être pas claire, mais ce n’est certainement pas vers un État palestinien, quel qu’il soit.
L’impact mondial du 7 octobre
Israël et les États-Unis se sont peut-être convaincus que le monde avait « tourné la page » sur la situation des Palestiniens, mais les énergies libérées par les événements survenus depuis le 7 octobre suggèrent que c’est le contraire qui est vrai. Les appels à la solidarité avec la Palestine ont résonné dans les rues du monde arabe, servant dans certains pays de langage codé de contestation d’un autoritarisme décrépit. Dans l’ensemble du Sud et dans les villes occidentales, la Palestine occupe désormais une place symbolique en tant qu’avatar de la rébellion contre l’hypocrisie occidentale et un ordre postcolonial injuste.
Depuis l’invasion illégale de l’Irak par les États-Unis, des millions de personnes à travers le monde sont descendues dans la rue pour protester. Le syndicalisme a retrouvé ses traditions internationalistes pour contester les livraisons d’armes à Israël et s’est souvenu de son pouvoir de changer l’histoire. Des mécanismes juridiques tels que la Cour pénale internationale, la Cour internationale de justice et même des tribunaux américains et européens sont utilisés pour contester les politiques gouvernementales qui permettent à Israël de commettre des crimes de guerre.
Paniqués par un monde horrifié par ses actions à Gaza, Israël et ses défenseurs sont revenus aux accusations d’antisémitisme à l’encontre de ceux qui contestent la brutalité d’Israël. Mais tout, des marches de masse à l’opposition juive bruyante en passant par les enquêtes d’opinion sur la gestion de la crise par Biden, indique qu’assimiler la solidarité à l’antisémitisme n’est pas seulement erroné dans les faits, c’est aussi peu convaincant.
Plusieurs pays d’Amérique latine et d’Afrique ont symboliquement coupé les ponts, et le bombardement délibéré d’une population civile et l’interdiction d’accès à un abri, à de la nourriture, à de l’eau et à des soins médicaux ont laissé pantois même de nombreux alliés d’Israël. L’ampleur de la violence que l’Occident est prêt à tolérer contre un peuple captif à Gaza offre au Sud un rappel brutal des comptes non réglés avec l’Occident impérial. Et lorsque le président français Emmanuel Macron et le Premier ministre canadien Justin Trudeau implorent publiquement Israël d’arrêter de « bombarder des bébés », Israël risque de perdre même une partie de l’Occident. À court terme, il est devenu difficile pour les pays arabes et musulmans de maintenir, et encore plus d’élargir, leurs relations publiques.
Le fait de se lier à la réponse d’Israël au 7 octobre a également fait éclater la bulle des fantasmes américains de reconquête de l’hégémonie dans le Sud sous la rubrique « nous sommes les gentils ». Le contraste entre leur réponse à la crise russo-ukrainienne et à la crise israélo-palestinienne a fait naître un consensus sur l’hypocrisie au cœur même de la politique étrangère américaine, donnant lieu à des spectacles aussi extraordinaires que la réprimande de Biden, face à face lors d’un sommet de l’APEC, par le Premier ministre malaisien Anwar Ibrahim pour son incapacité à s’élever contre les atrocités commises par Israël.
M. Ibrahim a spécifiquement averti que la réponse de M. Biden à Gaza avait créé un grave déficit de confiance avec ceux que les États-Unis espèrent courtiser en tant qu’alliés dans leur compétition avec la Russie et la Chine. Le fait d’avoir démontré aux alliés arabes que leur protecteur à Washington se range du côté d’Israël, même lorsque celui-ci bombarde des civils arabes, renforcera probablement la tendance des États du Sud à diversifier leurs alliances géopolitiques.
La question politique
En brisant un statu quo que les Palestiniens jugent intolérable, le Hamas a remis la politique à l’ordre du jour. Israël dispose d’une puissance militaire importante, mais il est politiquement faible. Une grande partie de l’establishment américain soutenant la guerre d’Israël part du principe que la violence émanant d’une communauté opprimée peut être éradiquée en appliquant une force militaire écrasante contre cette communauté. Mais même le secrétaire à la défense, Lloyd Austin, s’est montré sceptique à l’égard de ce postulat, avertissant que les attaques israéliennes tuant des milliers de civils risquaient de les pousser « dans les bras de l’ennemi [et de remplacer] une victoire tactique par une défaite stratégique ».
Les politiciens et les médias occidentaux aiment à imaginer que le Hamas est un cadre nihiliste de type État Islamique qui prend la société palestinienne en otage ; le Hamas est, en fait, un mouvement politique à multiples facettes enraciné dans le tissu et les aspirations nationales de la société palestinienne. Il incarne la conviction, macabrement confirmée par des décennies d’expérience palestinienne, que la résistance armée est essentielle au projet de libération palestinienne en raison des échecs du processus d’Oslo et de l’hostilité irréductible de l’adversaire. Son influence et sa popularité se sont accrues au fur et à mesure qu’Israël et ses alliés continuaient à contrecarrer le processus de paix et les autres stratégies non violentes de libération de la Palestine.
La campagne israélienne aura pour effet de diminuer la capacité militaire du Hamas. Mais même s’il devait tuer les principaux dirigeants de l’organisation (comme il l’a fait précédemment), la réponse d’Israël au 7 octobre renforce le message du Hamas et sa position parmi les Palestiniens dans toute la région et au-delà. Les grandes manifestations en Jordanie avec des chants pro-Hamas, par exemple, sont sans précédent. Il n’est pas nécessaire d’approuver ou de soutenir les actions du Hamas du 7 octobre pour reconnaître l’attrait durable d’un mouvement qui semble capable de faire payer à Israël un certain prix pour la violence qu’il inflige aux Palestiniens chaque jour, chaque année, génération après génération.
L’histoire montre également que les représentants de mouvements qualifiés de « terroristes » par leurs adversaires – en Afrique du Sud, par exemple, ou en Irlande – se présentent néanmoins à la table des négociations lorsque le moment est venu de rechercher des solutions politiques. Il serait anhistorique de parier contre le fait que le Hamas, ou du moins une version du courant politico-idéologique qu’il représente, fasse de même si, et quand, une solution politique entre Israël et les Palestiniens sera réexaminée avec sérieux.
Ce qui se passera après ces horribles violences est loin d’être clair, mais l’attaque du Hamas du 7 octobre a forcé la réinitialisation d’un conflit politique auquel Israël ne semble pas disposé à répondre autrement que par une force militaire dévastatrice à l’encontre des civils palestiniens. Huit semaines après le début de la vengeance, on ne peut pas dire qu’Israël soit en train de gagner.
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Tony Karon est le responsable éditorial d’AJ+ sur Al Jazeera, ancien rédacteur en chef du magazine Time, et a participé au mouvement de libération anti-apartheid dans son pays natal, l’Afrique du Sud.
Daniel Levy est président du projet États-Unis/Moyen-Orient et ancien négociateur israélien avec les Palestiniens à Taba sous le premier ministre Ehud Barak et à Oslo sous le premier ministre Yitzhak Rabin.
Publié initialement dans The Nation, 8 décembre 2023
Traduction : Contretemps. Illustration : Wikimedia Commons.