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Tandis que des millions d’individus, notamment issus de l’immigration postcoloniale, subissent au quotidien discriminations et stigmatisation, une part importante de la société française, jusqu’au plus haut sommet de l’État, continue de minimiser l’existence du racisme, allant jusqu’à supprimer le mot « race » de la constitution en 2018. Les discriminations sont pourtant désormais démontrées par les sciences sociales : de l’école au monde du travail, de l’accès au logement aux contrôle au faciès. Violences physiques et symboliques, elles poussent parfois à quitter la France pour fuir le racisme. Plus souvent les individus font face en tentant d’invisibiliser le stigmate, voire en s’organisant collectivement.

Dans L’épreuve de la discrimination. Enquête dans les quartiers populaires (PUF, 2021), Julien Talpin, Hélène Balazard, Marion Carrel, Samir Hadj Belgacem, Sümbül Kaya, Anaïk Purenne et Guillaume Roux rendent compte d’une enquête inédite dans 6 communes populaires en France – de Roubaix à Villepinte en passant par Grenoble ou Vaulx-en-Velin – qu’iels mettent en relation avec des quartiers de Londres, Los Angeles et Montréal.

S’appuyant sur 245 entretiens biographiques avec des habitants et le suivi d’une quinzaine de collectifs antiracistes entre 2015 et 2018 iels reviennent sur la manière dont ces sentiments d’injustice peuvent parfois constituer des étincelles, un ferment de révolte, comme l’ont montré les soulèvements récents contre les violences policières, aux États-Unis et en France. Ce livre témoigne aussi des difficultés des forces de gauche à s’approprier ces questions et à répondre à la politisation discrète exprimée par les habitants. 

Conclusion

Ce livre confirme l’ampleur des discriminations, notamment ethno-raciales, et leurs incidences décisives sur les parcours de vie, les sentiments d’appartenance collective et le rapport au politique des habitants des quartiers populaires. En France, des millions de personnes subissent quotidiennement disqualification, micro-agressions et stigmatisation, et occasionnellement des traitements différenciés du fait de leurs origines supposées. L’équipe Trajectoires et Origines a permis d’établir au moyen d’une enquête quantitative de grande ampleur la réalité de ce phénomène[1]. Notre enquête la complète sur le plan qualitatif, renseignant sur les incidences personnelles et collectives des expériences de stigmatisation et de discrimination. Ces épreuves laissent des traces indélébiles sur les subjectivités, conduisant certaines personnes à quitter leur pays pour se prémunir du racisme.

A ce titre, et alors que certains chercheurs considèrent que les sciences sociales offriraient désormais trop de place à ces enjeux[2], il nous semble que cet intérêt croissant tient d’abord à l’urgence de saisir une réalité longtemps invisibilisée dans les recherches, celles-ci ne faisant que refléter son déni par la majorité de la société française. Les centaines de témoignages recueillis ici contrastent avec l’indifférence générale que suscite généralement le racisme pour ceux qui n’y sont pas confrontés. Quand elles documentent l’expérience ordinaire des discriminations raciales et leurs incidences, les sciences sociales n’en font donc pas trop, elles ne sont pas marquées du sceau de l’idéologie ; elles font juste leur travail.  Si la classe continue évidemment à structurer les trajectoires, nier l’incidence de la race dans les destins sociaux constitue une forme de mépris social exercé par les chercheurs en sciences sociales, qui défendent pourtant une approche compréhensive.

La question n’est pas tant celle de la hiérarchisation des formes de domination, que de l’importance de prendre en compte, de façon intersectionnelle, tous les facteurs – et donc le rôle du genre, de la race et de la classe (mais aussi de l’orientation sexuelle, de l’âge, etc.) dans l’analyse des processus de stratification sociale. S’intéresser à la race n’implique donc pas de considérer qu’elle sur-déterminerait tout autre mécanisme de domination. Ne pas la prendre en compte revient à occulter une partie de l’expérience des acteurs et ce faisant à offrir des analyses partielles voire biaisées. On ne peut ainsi pas comprendre le succès des manifestations antiracistes de juin 2020, survenues après la fin de notre enquête, sans prendre en compte la question de l’expérience partagée du racisme. Ces mobilisations attestent non seulement du fait que les discriminations et les violences policières qui visent les minorités, y compris quand elles se déroulent à l’étranger, résonnent avec l’expérience de nombreux habitants de quartiers populaires, mais qu’elles constituent également un potentiel d’engagement dont témoignent aussi les collectifs que nous avons suivis.

Des mobilisations antiracistes inédites en juin 2020

La mort de Georges Floyd sous le pied d’un policier à Minneapolis au printemps 2020 a suscité une vague de mobilisation antiraciste historique par son ampleur et sa durée, mais surtout par sa dimension globale, tous les pays du Nord étant touchés et, d’une façon ou d’une autre, chacun de nos terrains d’enquête. A Paris, à l’appel du Comité Adama, ce sont plusieurs dizaines de milliers de personnes qui se sont pressées devant le tribunal judiciaire pour réclamer « vérité et justice ». S’en sont suivies des manifestations répétées pendant plusieurs semaines.

Ces manifestations contre les violences policières ont notamment soulevé la question de la possibilité de comparer la France aux Etats-Unis. Responsables politiques, syndicats de policiers, journalistes et éditorialistes se sont alors succédés pour souligner que le contexte français serait radicalement différent et incomparable. Si la mise à mort froide et intentionnelle d’un homme noir par un policier témoigne du racisme systémique qui traverse la société américaine, notre pays en serait prémuni.

La question de la comparabilité a ainsi été essentiellement posée “par le haut”, en s’interrogeant sur le fonctionnement de l’institution policière des deux côtés de l’Atlantique et sur les politiques publiques qui sous-tendent l’expérience des minorités, ce qui est évidemment indispensable[3]. Mais ces débats gagnent à être également éclairés “par le bas”, à la lumière des expériences qu’en font les individus. C’est la question à laquelle s’est consacrée notre enquête. Les histoires raciales propres à chaque pays, ainsi que les différences institutionnelles et culturelles, sont-elles à ce point spécifiques que l’expérience du racisme, d’un côté de l’Atlantique et de l’autre, serait incomparable ou sans commune mesure ? Ces contextes nationaux influencent-ils la façon de vivre le racisme et d’y réagir ?

Premier résultat et surprise de notre enquête : si le racisme est évoqué plus spontanément sur nos terrains étrangers, il est mentionné tout aussi fréquemment en France. En dépit d’une construction nationale peu favorable à l’énonciation de ces enjeux, plus de 9 enquêtés sur 10 en France ont fait part d’au moins une expérience de discrimination ou de stigmatisation liée à leurs origines, leur religion supposée ou leur quartier de résidence, évoquant le plus souvent plusieurs expériences. Bien sûr, les contextes nationaux comptent. La question du racisme anti-musulman et de l’islamophobie revient très fréquemment en France et en Grande-Bretagne, beaucoup moins aux Etats-Unis et au Canada, où la part des musulmans parmi les classes populaires est plus faible. Les institutions et espaces de la discrimination ne sont pas toujours les mêmes : aux Etats-Unis, les Africains-américains mentionnent plus souvent la prison que sur nos autres terrains d’enquête. De fait, un homme noir sur trois a la probabilité d’y séjourner une fois dans sa vie, une proportion sans commune mesure avec ce qu’on observe en Europe[4].

L’analyse montre cependant la grande similarité des récits de discriminations à l’embauche, sur le marché du logement, ainsi que ce qui a trait aux micro-agressions vécues au quotidien.  Elle montre l’ampleur autant que le poids, dans l’existence des individus, de ces expériences, ceci dans les différents contextes nationaux étudiés. Des deux côtés de l’Atlantique, le racisme, avec les inégalités de classe et de genre, structure le rapport au monde social des minorités.

Le rôle des institutions dans la (re)production des discriminations

Au-delà des morts et des violences les plus manifestes, les relations avec la police sont très tendues dans les quartiers populaires, sur tous nos terrains, français et étrangers. Près d’un tiers de nos enquêtés, quel que soit le contexte national, fait part d’expériences d’insultes, de contrôles d’identité jugés discriminatoires (“au faciès”), de brimades voire de violences physiques dans leurs interactions avec la police. Un sondage récent indiquait qu’un tiers des Français ne se sentait pas en sécurité face aux forces de l’ordre[5]. Cette proportion est certainement plus importante encore parmi les jeunes hommes des quartiers populaires, particulièrement concernés  par les interventions policières.

Cette relation très dégradée entre un service public et les citoyens interroge d’un point de vue démocratique[6]. Elle pose aussi un problème spécifique concernant les discriminations : la police devrait en effet constituer la première institution vers laquelle se tourner quand on veut dénoncer un acte raciste ou qu’on s’estime victime de discrimination. Or, du fait de cette défiance, beaucoup d’enquêtés indiquent ne pas déposer plainte – tout particulièrement quand l’acte émane des policiers eux-mêmes, mais pas seulement – considérant souvent que “cela ne sert à rien”. Les études s’intéressant au traitement institutionnel des plaintes pour violences ou discriminations raciales[7] montrent en effet que les policiers ou les gendarmes ne sont pas toujours accueillants avec les victimes, et que les infractions racistes sont ensuite considérées, au cours du processus judiciaire, comme « satellites »[8], sauf lorsqu’il s’agit de violence ou d’outrage. Le recours à la HALDE, puis au Défenseur des droits, reste par ailleurs très limité. Au final, ce non-recours au droit – bien plus important en France que dans les autres pays où il existe une tradition de juridicisation des problèmes sociaux plus poussée – vient entretenir la résignation et redoubler le sentiment d’injustice.

Il aurait fallu souligner davantage à quel point les politiques publiques mises en œuvre depuis des décennies en direction des quartiers populaires, ainsi que l’histoire plus longue de construction coloniale de l’Etat-nation français, s’avèrent déterminants dans les processus analysés. Si la discrimination a ici été saisie “par en bas”, par l’expérience qu’en font les individus, elle vient souvent “d’en haut”, des institutions et des pouvoirs publics. Alors qu’en France le racisme a surtout été pénalisé comme opinion individuelle, nos enquêtés témoignent également de toutes ses déclinaisons pratiques, notamment de la part des institutions : contrôles policiers, orientation scolaire, attribution de logements ou d’emplois publics … S’il ne s’agissait pas d’évaluer la réalité des discriminations dont on nous faisait part – travail déjà réalisé à maintes reprises par les sciences sociales – on ne peut qu’être frappé par la fréquence des inégalités de traitement institutionnel mentionnées par les enquêtés[9], et leurs incidences sur le recours au droit et le rapport au politique. Alors que le débat en France s’est fortement structuré ces derniers temps autour des catégories de « racisme systémique » ou de « racisme d’Etat », témoignant d’une diffusion des concepts issus des sciences sociales, les pouvoirs publics ont fait preuve d’une grande inertie, refusant de reconnaître de quelconques dysfonctionnements institutionnels et dépolitisant le problème en le renvoyant au comportement individuel de quelques « brebis galeuses ». En refusant de la sorte de prendre la mesure de la défiance que nourrissent ces expériences institutionnelles négatives, les responsables politiques contribuent à l’approfondissement du fossé entre certaines fractions de la population et la République.

Dans ce contexte, on ne peut qu’être frappés par le peu de moyens et d’énergie consacrés aux politiques de lutte contre les discriminations, sur nos terrains comme ailleurs. Celles-ci ont depuis 2015 quasiment disparu, remplacées par des politiques de prévention de la radicalisation et de promotion des valeurs de la République. Si les politiques de lutte contre les discriminations ne devraient constituer que l’ultime maillon de la chaîne des politiques d’égalité et de droit commun, leur affaiblissement risque de contribuer à l’approfondissement des inégalités. La Politique de la ville était initialement pensée en ce sens, quand bien même ses dévoiements successifs en ont surtout fait une politique de compensation. Elle a  été affaiblie au point d’avoir quasiment disparu aujourd’hui[10]. Un rapport parlementaire soulignait pourtant, en 2018, à quel point la Seine-Saint-Denis (et donc les communes populaires) était structurellement sous-dotée par rapport à d’autres départements[11]. Il démontrait ainsi, après de nombreux autres enquêtes et rapports qui se sont succédés depuis les années 1980, qu’on  ne donne pas « trop aux quartiers », bien au contraire. Si tout n’est pas question de moyens, et que la façon dont ont été construits symboliquement ces quartiers et ceux qui y résident s’avère décisive, l’allocation des ressources constitue la première étape dans un processus d’égalisation des conditions.

Interpréter et réagir aux expériences discriminatoires

L’interprétation de ces expériences négatives dépend évidemment de l’histoire nationale et de la façon dont la question raciale a été construite dans chaque pays. De fait, les enquêtés français s’avèrent plus hésitants pour mettre des mots sur les maux qu’ils ont vécus. Ont-ils été traités différemment du fait de leurs origines supposées, de leur lieu de résidence, de leur attitude ou tenue vestimentaire ? En raison du déni qui entoure ces questions en France, il est souvent difficile d’objectiver son expérience, de crainte de se voir reprocher de se « victimiser »[12]. A l’étranger, du fait d’une légitimité plus forte des catégories ethno-raciales – permise notamment par l’existence de statistiques ethniques, de politiques de discrimination positive et de mobilisations ayant diffusé les connaissances à ce sujet – les individus attribuent plus aisément et plus explicitement leurs expériences à leur couleur de peau – même si les phénomènes de déni et l’injonction à la “color blindness” ne sont pas spécifiques à la France[13].

Dans notre pays, plus qu’à l’étranger, le racisme et les discriminations sont fréquemment vécus comme un « déni de francité », les individus se voyant renvoyés en dehors des frontières de la communauté nationale. Si les minorités que nous avons interviewées se sentent très majoritairement françaises, elles ont le sentiment de ne pas être perçues comme telles par le reste de la société. Les minorités françaises sont souvent renvoyées – tant dans leurs interactions ordinaires que par certains discours publics – à leurs origines supposées, ce qui peut conduire à fragiliser le sentiment d’appartenance nationale. Plusieurs de nos enquêtés ont ainsi quitté la France pour se prémunir du racisme, s’installant à Londres ou Montréal pour mener à bien leurs projets professionnels ou familiaux.

Comment le racisme façonne des appartenances minoritaires

Alors qu’on entend fréquemment « qu’en France les races n’existent pas », au point que le mot ait été retiré de la Constitution en 2018, les pratiques racistes et discriminatoires, tout particulièrement quand elles émanent des institutions, contribuent à façonner des sentiments d’appartenance minoritaires. De fait, nombre d’enquêtés déclarent se sentir davantage « musulmans », « noirs » ou « arabes » que par le passé – ou qu’ils ne le souhaiteraient – du fait d’être si fréquemment renvoyés à ces groupes. Les sentiments d’appartenance ne sont pas que réactifs, ils sont pour partie hérités de la socialisation familiale, d’une transmission culturelle et d’une volonté de se réapproprier en propre la façon de se définir. Néanmoins, ces appartenances héritées sont activées, qu’on le veuille ou non, par les processus d’assignation que constituent les discriminations. A ce titre, et alors que certains déplorent « l’ethnicisation de la France »[14] ou les logiques identitaires qui caractériseraient certains mouvements sociaux[15] voire les travaux universitaires[16], ces identifications minoritaires sont d’abord le fruit de politiques et de pratiques discriminatoires, qui façonnent les frontières symboliques et les appartenances sociales. La répétition d’expériences stigmatisantes imprime sa marque sur les imaginaires et les façons de se définir, construisant des identifications réactives. Ce phénomène n’empêche pas les individus, au gré de bricolages identitaires, de construire des identités plurielles, fluides, à trait d’union, de Français noir et/ou musulman par exemple, de façon assez comparable à ce qu’on peut observer à l’étranger. Si ces identifications demeurent labiles, loin de constituer une « conscience oppositionnelle » très nette chez les minorités, elles représentent néanmoins un substrat culturel sur lequel pourraient s’appuyer les mouvements sociaux.

Quand l’injustice suscite la mobilisation

Les discriminations ethno-raciales réduisent les opportunités scolaires, professionnelles, résidentielles et l’espérance de vie[17], toutes choses égales par ailleurs. Elles laissent également des blessures indélébiles. Elles suscitent aussi souvent un sentiment d’injustice qui ne demande qu’à s’exprimer. Le succès des mobilisations antiracistes ces derniers mois tient précisément à la capacité des mouvements contre les violences policières à capter et canaliser ces sentiments d’injustice jusqu’alors latents et très saillants dans notre enquête. Loin de la « conscience sociale triangulaire » qui caractériserait désormais les classes populaires – davantage indignées par le voisin Rrom que par l’entreprise multinationale s’adonnant à l’évasion fiscale – notre enquête révèle combien les expériences discriminatoires suscitent des sentiments d’injustice proprement politiques, une montée en généralité et une conflictualisation, quand le racisme vécu est renvoyé à l’histoire coloniale, au passé esclavagiste, à la stigmatisation liée au traitement médiatique réservé à certains groupes ou au vote de lois perçues comme discriminatoires. Ces sentiments d’injustice constituent un potentiel d’engagement que n’ont pas toujours réussi à capter les collectifs que nous avons suivis. Alors qu’on déplore fréquemment la dépolitisation des banlieues, ces mobilisations citoyennes pourraient apparaître comme une chance pour la société française. Elles sont pourtant le plus souvent perçues comme une menace, et les associations qui s’emparent de ces questions sont souvent confrontées à un traitement institutionnel défavorable. Mais si la colère ne s’exprime pas dans la rue, dans les associations et les débats publics, quels en seront les exutoires ?

Malgré ces entraves, une nouvelle génération militante est en train de voir le jour, nourrie des combats des Noirs américains et des luttes de l’immigration et des quartiers populaires qui les ont précédées. En dépit de rappels à l’ordre qui veulent imposer une irréductible incomparabilité, ayant grandi dans une société mondialisée et connectée, ces jeunes générations voient surtout un combat commun pour l’égalité. L’épreuve des discriminations peut alors constituer une ressource minoritaire qui, si elle ne conduit pas mécaniquement à l’engagement, peut le nourrir. Certes, face à la souffrance, les individus préfèrent souvent composer discrètement, mais le travail militant comme la survenue d’évènements traumatiques – à l’instar de la mort de Georges Floyd – peuvent constituer l’étincelle permettant de mettre en branle ce potentiel. Les mobilisations locales que nous avons suivies, si elles s’usent face à la disqualification qu’elles ne manquent jamais de susciter, nourrissent également des apprentissages et des discussions qui débouchent  parfois sur de véritables trajectoires d’empowerment. Ces parcours de politisation indiquent comment des organisations militantes qui ont souvent délaissé les enjeux raciaux pourraient parvenir à reconquérir les suffrages des cités.

La responsabilité des élites

Ce livre est centré sur la façon dont les victimes vivent les expériences de discrimination, comment elles affectent leurs parcours de vie et leurs subjectivités. Pourtant, au regard du rôle de l’Etat et des institutions dans la reproduction des discriminations, il faudrait prêter davantage attention au rôle des élites politiques et économiques dans la production du racisme et de la stratification sociale.

Bien qu’il soit essentiel de souligner le caractère indirect et systémique des discriminations, cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas des bénéficiaires de ces inégalités et des acteurs qui contribuent à leur reproduction, par inaction ou plus activement. Si des recherches, notamment via des testings et des enquêtes quantitatives, sont menées afin d’objectiver les espaces où se produisent les discriminations, des approches plus qualitatives s’avéreraient également utiles, notamment pour saisir comment celles et ceux qui n’y sont pas ou peu confrontés appréhendent ces questions[18]. Alors que les politiques de lutte contre les discriminations ont fréquemment ciblé les victimes, dans une étrange inversion des rôles où ce sont celles et ceux qui sont structurellement désavantagés à qui on apprend la tolérance, il apparaît à l’inverse urgent de former les élites politiques, administratives et économiques largement aveugles à ces questions. Notre enquête invite à penser le rôle du groupe majoritaire dans la reproduction du racisme et ce faisant à approfondir les recherches sur la “blanchité”, encore balbutiantes en France[19]. Alors que le racisme des classes populaires blanches est largement investigué, notamment afin de comprendre le vote pour le Front national[20], le racisme d’en haut demeure une boite noire[21]. L’émergence du mouvement Black Lives Matter aux Etats-Unis ces dernières années a suscité l’émergence de réflexions et de mobilisations sur le rôle que peuvent jouer les Blancs face à la reproduction des discriminations[22]. Outre que l’antiracisme suppose de dépasser une posture passive de bienveillance à l’égard des minorités pour développer des formes plus actives de soutien aux mobilisations, ces enjeux demeurent encore émergents en France, d’abord car ils peinent à être nommés. Il ne s’agit pas de développer une approche morale visant à culpabiliser la “fragilité blanche”[23], mais à interroger politiquement le rôle du groupe majoritaire dans la reproduction des inégalités, sociales, mais aussi raciales et de genre. A l’heure où le gouvernement semble prendre la mesure du fossé qui sépare les élites politiques et les habitants des quartiers populaires, la « lutte contre les séparatismes » désormais érigée en priorité d’action publique risque au contraire de renforcer les clivages et les inégalités, autant que la stigmatisation de citoyens perçus comme enfermés dans des identités ethniques ou religieuses. Être ou ne pas être dans la République n’est pourtant pas qu’une affaire de choix individuel : c’est avant tout une affaire d’État, qui passe par des politiques volontaristes de lutte contre les discriminations. La meilleure façon de remédier au séparatisme d’en haut n’est-il pas de faire, enfin, de l’égalité une réalité ?

Notes

[1] C. Beauchemin, C. Hamel, P. Simon, Trajectoires et origines, op. cit.

[2] Voir Loïc Wacquant, “Class, Ethnicity and State in the Making of Urban Marginality”, In J. Flint, R. Powell (dir.) Class, Ethnicity and State in the Polarized Metropolis, Palgrave Macmillan, Cham, 2019 ; Stéphane Beaud, Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Une socio-histoire de la raison identitaire, Marseille, Agone, 2021.

[3] Voir notamment A. Célestine, « Comparaison n’est pas raison » ? à propos des mobilisations pour George Floyd et Adama Traoré », AOC, 8 juin 2020. Plus largement, voir P. Gilroy, L’Atlantique noir Modernité et double conscience, Paris, Editions d’Amsterdam, 1993.

[4] Michèle Alexander, La Couleur de la justice: Incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale aux États-Unis, Paris, Syllepse, 2017 [2012].

[5] https://www.lexpress.fr/actualite/societe/un-francais-sur-trois-ne-se-sent-pas-securite-face-a-la-police-selon-un-sondage_2127331.html

[6] Pascale Dufour, Francis Dupuis-Déri et Anaïk Purenne (coord.), “La police à l’épreuve de la démocratie”, Lien social et Politiques, 84, 2020, 4–24.

[7] ACAT, L’ordre et la force, op.cit.

[8] Hajjat, Keyhani, Rodrigues, art.cit.

[9] L’enquête SIRS (« Santé, Inégalités et Ruptures Sociales »), conduite entre 2005 et 2010, indique que la proportion d’individus qui considèrent que leurs propres droits ne sont pas respectés varie dans l’agglomération parisienne de 21 % dans les quartiers de type supérieur à 28 % dans les quartiers de type moyen, pour atteindre près de 44 % dans les quartiers de type populaire ouvrier. Cité in S. Paugam, “Intégration et inégalités : deux regards sociologiques à conjuguer », S. Paugam (dir.), L’intégration inégale. Force, fragilité et rupture des liens sociaux. Presses Universitaires de France, 2014, p. 18

[10] R. Epstein, T. Kirszbaum. « Ces quartiers dont on préfère ne plus parler : les métamorphoses de la politique de la ville (1977-2018) », Parlement[s], Revue d’histoire politique, vol. 30, no. 3, 2019, p. 23-46.

[11] http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cec/l15b1014_rapport-information#

[12] Ce qui existe aussi en Amérique du Nord, les Africains-Américains se voyant fréquemment reprocher de « jouer la carte de la race » pour expliquer leurs difficultés. Voir Kenneth J. Neubeck, Noel Cazenave, Welfare Racism: Playing the Race Card against America’s Poor, New York, Routledge, 2001.

[13] Cf. E. Bonilla Silva, Racism Without Racists: Colorblind Racism and the Persistence of Racial Inequality in America, Lanham, Rowman & Littlefield, 2006.

[14] J.-L. Amselle, L’ethnicisation de la France, op. cit.

[15] M. Wieviorka, « Des mobilisations antiracistes au repli identitaire ? », Libération, 8 juin 2020.

[16] « Macron juge le “monde universitaire coupable” d’avoir “cassé la République en deux », Les Inrocks, 11 juin 2020.

[17] M. Guillot, M. Khlat, M., “Adult mortality among second-generation immigrants in France: Results from a nationally representative record linkage study”, Demographic Research, 40 (54), 2019, p. 1603-1644.

[18] A l’instar de l’ouvrage de S. Paugam, B. Cousin, C. Giorgetti J. Naudet, Ce que les riches pensent des pauvres, Paris, PUF, 2017.

[19] Voir néanmoins M. Cervulle, Dans le blanc des yeux. Diversité, racisme et médias. Paris, Éd. Amsterdam, 2013 ; S. Laurent, T. Leclère (dir.), De quelle couleur sont les Blancs ? Des « petits Blancs » des colonies au « racisme anti-Blancs, Paris, La Découverte, 2011.

[20] Voir G. Mauger, W. Pelletier (dir.) Les classes populaires et le FN, Le Croquant, 2016.

[21] Albert Memmi distinguait le « racisme édenté » des classes populaires au racisme des dominants. Feagin et Elias invitent à investiguer le rôle de l’élite blanche dans la reproduction du racisme systémique. J. Feagin, S. Elias, “Rethinking racial formation theory: a systemic racism critique”, Ethnic and Racial Studies, 36(6), p. 931-960.

[22] Voir J. Talpin, “Quelle place pour les blancs dans les mouvements antiracistes? Expériences américaines, réflexions françaises”, Contretemps, octobre 2017.

[23] R. Di Angelo, Fragilité blanche. Ce racisme que les blancs ne voient pas, Marseille, Les Arènes, 2020 [2018].

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