
Les leçons de l’expérience Corbyn. Entretien avec Andrew Murray
Cinq ans après la démission de Jeremy Corbyn de la tête du Parti travailliste, la gauche britannique se trouve dans une situation difficile. Le remodelage du Labour par Keir Starmer, qui a purgé ou suspendu des députés et un grand nombre de militants, a permis d’éradiquer l’héritage de l’ère Corbyn. Les politiques de son nouveau gouvernement dans tous les domaines, de la protection sociale à la politique étrangère, ont mis l’accent sur la continuité plutôt que sur une rupture avec les gouvernements conservateurs précédents.
Les émeutes anti-migrants et anti-musulmans de l’été dernier, la cote de popularité déjà en baisse des travaillistes dans les sondages et la montée de la droite radicale de Nigel Farage et de son parti Reform UK indiquent qu’une vague réactionnaire déferle sur la scène politique britannique. Dans ce contexte de recul de la gauche, une poignée de candidats indépendants de gauche, dont Corbyn – aujourd’hui exclu du Parti travailliste – ont remporté des sièges lors des élections générales de juillet dernier, notamment en raison de l’impact du mouvement de solidarité avec la Palestine. Mais l’élan de la fin des années 2010 s’est aujourd’hui largement dissipé.
Andrew Murray était l’une des figures de proue de l’équipe qui s’était constituée autour de Corbyn. Ancien dirigeant du Parti communiste britannique, président pendant de longues années de Stop the War Coalition et membre de la direction de Unite, le plus important syndicat du pays, il est également l’auteur d’un ouvrage incisif sur l’échec du projet Corbyn, publié 2022 aux éditions Verso sous le titre Is Socialism Possible in Britain ? Reflections on the Corbyn Years. Dans cet entretien avec Stathis Kouvélakis, il discute des leçons de l’ère Corbyn, de l’état actuel de la gauche britannique et des possibilités de sa reconstruction.

Le corbynisme, un miracle politique ?
Contretemps – Ma première question porte sur la spécificité du corbynisme et sur les raisons qui en font une expérience importante pour la gauche en dehors du Royaume-Uni. Dans ton dernier livre, tu soulignes trois aspects de cette expérience qui permettent de la définir comme une forme atypique de social-démocratie. Le premier est que Corbyn n’est pas apparu comme un pur parlementaire, mais plutôt comme une incarnation de la politique ancrée dans les mouvements de masse. Le deuxième est que son accession à la tête du Parti travailliste a conduit à une ligne programmatique qui prône une rupture claire avec les politiques néolibérales. Et le troisième est l’anti-impérialisme. Une telle combinaison a toutes les apparences d’un miracle pour quiconque est un tant soit peu familier avec la trajectoire récente de la gauche en Grande-Bretagne. Comment ce miracle a-t-il été possible après des décennies de recul, d’évolution du Parti travailliste vers la droite et de persistance de l’héritage des « années Tony Blair » ?
Andrew Murray – La victoire de Corbyn était totalement inattendue. Le contexte immédiat renvoie à l’exaspération de la base travailliste face à l’héritage du New Labour [dénomination habituelle du parti à l’époque de Tony Blair], dont Ed Miliband, le prédécesseur immédiat de Corbyn, s’était éloigné, mais sans rompre de manière décisive, en particulier sur les questions du néolibéralisme et de la discipline financière. Les trois candidats dits « traditionnels » qui se sont présentés en 2015 à cette élection interne étaient tous très tièdes. Ils ne représentaient pas une véritable rupture avec l’héritage des années Blair et Brown, y compris Andy Burnham, qui était probablement le meilleur – je pense qu’il regrette aujourd’hui de ne pas avoir été plus tranchant à l’époque.
D’autre part, parmi les qualités de Corbyn figure une authenticité naturelle, et il existe un « marché » pour cela à une époque où tous les politiciens semblent « fabriqués », façonnés par les experts en com’, les techniques de marketing et l’éducation d’Oxbridge [abréviation d’Oxford et de Cambridge, les universités les plus élitistes du pays]. L’authenticité de Corbyn transcende en quelque sorte les positionnements politiques particuliers. Nigel Farage [dirigeant du parti de droite radicale Reform UK et initiateur du Brexit] n’est pas comparable à Corbyn d’un point de vue politique, mais il semble lui aussi authentique, et c’est pour cette raison qu’il a actuellement le vent en poupe.
Dans mon dernier livre, ainsi que dans le précédent, j’ai essayé d’examiner comment on en était arrivé là. L’ascension de Corbyn a en effet suivi des décennies de défaites et de marginalisation de la gauche sur la scène politique. Au cours de ces années, nous avons assisté à des mouvements de masse plutôt qu’à des actions parlementaires. Le plus important de ces mouvements a été la mobilisation contre la guerre en Irak, à laquelle j’ai participé, ainsi que les manifestations contre l’austérité après 2010. Corbyn s’est bien davantage distingué dans ces mouvements qu’en tant que parlementaire, car il avait toujours été en marge du PLP [Parliamentary Labour Party : groupe parlementaire travailliste]. Cet élément est souvent négligé et c’est l’une des raisons pour lesquelles le PLP et l’establishment en général se sentaient tellement menacés par lui. Pour eux, le parlement et les élections définissent les paramètres d’une politique acceptable. L’idée d’une pression de masse exercée par les gens dans la rue est considérée comme quasiment inconstitutionnelle.
Corbyn avait souvent dit, lorsqu’il était à la tête du parti, qu’il voulait déplacer son bureau hors du Parlement, dans un autre endroit de Londres, près des gares d’Euston ou de King’s Cross, pour être en contact avec les quartiers nord et les couches populaires. Il ne l’a jamais fait. Mais il a été perçu comme une menace et c’est ce qui l’a conduit à cette victoire surprenante, à laquelle ni lui ni personne d’autre n’était particulièrement préparé.
Contretemps – Pour faire une comparaison avec les partis de la gauche radicale en Europe continentale, des trois éléments du corbynisme que nous venons de mentionner – mouvements de masse, programme anti-néolibéral et anti-impérialisme – le plus remarquable est incontestablement le troisième. De nombreuses autres forces de gauche sont orientées vers les mouvements sociaux et contestent les politiques néolibérales mais l’anti-impérialisme a été largement abandonné par la gauche occidentale au cours des dernières décennies, à l’exception partielle de l’Europe du sud. Comment expliques-tu cette sensibilité anti-impérialiste non seulement de Corbyn, mais également d’un large secteur de la gauche britannique ? Une sensibilité qu’on avait déjà relevée en 2003, lors des impressionnantes manifestations contre la guerre en Irak, et qui s’est récemment confirmée par l’ampleur du mouvement de soutien à la Palestine, ce qui contraste fortement avec la situation en France.
Andrew Murray – Oui, c’est en partie vrai. L’impérialisme est sans doute davantage ancré dans la culture politique britannique que dans celle de n’importe quel autre pays d’Europe, la France étant le cas le plus proche. Au cours des 25 dernières années, la Grande-Bretagne, avec, une fois de plus, la France en seconde position, a été plus agressive que n’importe quelle autre puissance dans le monde, à l’exception bien entendu des États -Unis. La raison pour laquelle nous avons un mouvement anti-guerre aussi durable est qu’il y a toujours eu des guerres : la Yougoslavie, l’Afghanistan, l’Irak, la Libye, il s’en est fallu de peu que nous ayons la Syrie, mais aussi, d’une façon différente, le Yémen, et maintenant le soutien au génocide en Palestine. Il y a donc toujours eu de quoi alimenter ce feu particulier et des secteurs de la gauche ont toujours maintenu cette orientation. De plus, ce contexte de guerres à répétition a suscité la mobilisation de la communauté musulmane britannique [dans le mouvement anti-guerre].
Sur toutes ces questions – en particulier sur la Palestine, mais aussi sur l’Irak et l’Afghanistan – nous avons pris des positions très fortes, ce qui s’est reflété dans les dernières élections législatives, où [en plus de Corbyn] quatre députés pro-palestiniens indépendants ont été élus, de manière tout à fait inattendue. Des facteurs subjectifs ont joué un rôle à cet égard. Les personnes qui ont dirigé le mouvement britannique contre la guerre d’Irak et la guerre d’Afghanistan étaient des anti-impérialistes et ont réussi à le construire sur une base large. Dans d’autres pays d’Europe, même s’il y avait un grand mouvement contre la guerre en Irak, il n’y avait pas nécessairement un leadership avec ce profil politique. Corbyn a un lien personnel très fort avec tout cela. Il connaît très bien la politique internationale, en particulier l’Amérique latine, mais pas seulement. Ses sympathies personnelles n’étaient partagées par quasiment personne au sein de la direction du Parti travailliste ; les gens s’en accommodaient (ou pas) comme d’une sorte d’excentricité personnelle.
Certains secteurs de la gauche britannique minimisent l’importance de la politique étrangère ou affirment que si nous voulons confronter l’establishment au néolibéralisme, il est trop compliqué de se battre sur un trop grand nombre de fronts. L’establishment du pays ne s’opposerait pas trop durement à un gouvernement travailliste qui nationaliserait l’industrie de l’eau ou mettrait en place des banques d’investissement régionales. Mais s’il mettait en cause la force de frappe nucléaire, l’OTAN ou même le soutien à Israël, il s’agirait-là de lignes rouges. Si elles étaient franchies, on entrerait dans le territoire d’un possible coup d’État, même dans une culture politique [parlementaire] aussi ancrée que celle de la Grande- Bretagne.
Ce qui rend cette orientation anti-impérialiste différente de tout ce que nous avons vu ailleurs, c’est que d’autres mouvements de gauche en Europe – comme Syriza, Podemos, Die Linke, la France Insoumise et d’autres – ont émergé soit comme de nouveaux mouvements en dehors du mainstream, soit dans des pays qui ont longtemps eu une forte tradition communiste. Par contraste, Corbyn a pris le contrôle d’un parti social-démocrate de gouvernement bien établi, traditionnellement tourné vers la droite et toujours pro-impérialiste. Le parallèle avec Bernie Sanders aux États-Unis est le plus évident, même si le Parti démocrate n’est pas identique au travaillisme. Cependant, la résistance à Sanders parmi les démocrates a son parallèle dans la résistance rencontrée par Corbyn au sein de son propre parti. L’establishment travailliste trouvait tout simplement scandaleux que le parti d’Ernie Bevin, de Clement Attlee et de Tony Blair soit dirigé par quelqu’un qui s’oppose à l’impérialisme.
L’ennemi principal était à l’intérieur
Contretemps – Venons-en maintenant aux raisons de la défaite du corbynisme. Tu en soulignes trois dans ton livre : le niveau d’hostilité interne à l’égard de Corbyn, autrement dit le fait que l’ennemi principal se trouvait à l’intérieur de son propre parti ; la campagne vicieuse menée contre lui sur la base d’accusations d’antisémitisme ; et, enfin, le Brexit. Y avait-il un moyen de contrer ces obstacles ?
Andrew Murray – Je pense que cela aurait été très difficile. Commençons par le premier facteur. Le problème structurel est que le Parti travailliste, quel que soit son mode formel de structuration, est fondamentalement un parti parlementaire. Le groupe parlementaire (PLP) est l’instance qui fait autorité en ce sens qu’aucune tentative n’a été entreprise auparavant dans l’histoire du parti pour le diriger contre la volonté d’une majorité de députés. Au moins 80 % des députés s’opposaient à Corbyn, avec plus ou moins de véhémence et pour différentes raisons. Certains pensaient simplement qu’il ne pouvait pas remporter des élections, d’autres étaient contre lui par principe, mais, en fin de compte, ils se sont tous opposés à lui. Ces députés étaient et sont toujours dans une sorte de relation symbiotique avec les journalistes. Ils tiennent des propos stupides à un journaliste qui traîne dans cette salle de presse [du parlement], c’est dans les journaux demain, la BBC les reprend et c’est devenu une vérité dans les 24 heures qui suivent. Les autres députés commencent alors à s’exclamer « oh non, c’est épouvantable », mais le mal est fait.
Les politiciens et les journalistes mainstream travaillent de concert. Il ne s’agit pas d’une conspiration, mais d’un processus organique. Les députés ont tenté de renverser Corbyn neuf mois après son élection [à la tête du parti]. Ils ont été battus mais n’ont jamais cessé de conspirer contre lui. Ils ont également travaillé en étroite collaboration avec l’appareil du parti, qui avait été façonné sous Tony Blair. Ils considéraient Corbyn comme une abomination et ont fait de l’obstruction systématique à ses initiatives. Ils ont essayé de saboter la campagne des élections de 2017. J’ai été appelé pour la première fois à travailler avec Corbyn en 2017, pendant la campagne électorale, parce que je disposais de l’autorité symbolique d’avoir occupé des fonctions de direction dans Unite, le plus grand syndicat du pays. J’ai essayé de mettre un peu d’ordre dans la relation entre lui et l’appareil ; il y a eu un peu de progrès mais pas assez. C’est devenu paralysant, en particulier au cours de la dernière année de son leadership.
Au début de l’année 2019, un petit groupe de députés, environ huit, a quitté le parti. Ils ont été rejoints par quelques Tories [députés du Parti conservateur] pour former un nouveau parti, Change UK. Cela n’a pas eu de suite. Ensuite, on a craint que si Tom Watson, le n°2 du parti, avait pris l’initiative d’une scission, il aurait pu facilement emmener avec lui plus de députés que ceux qui seraient restés fidèles à Corbyn. Ils se seraient alors retrouvés techniquement en dehors du Parti travailliste, mais ils auraient été reconnus comme l’opposition officielle. Cette situation a paralysé la capacité à aborder d’autres questions. La première ligne de défense contre le radicalisme politique au sein du travaillisme est le PLP. Son ancrage puissant dans le parti lui permet d’ignorer les tendances du mouvement ouvrier dans son ensemble. C’est le principal ennemi pratique auquel nous avons été confrontés tout au long du processus. Vous avez l’impression d’être en permanence sous le feu ennemi, mais, en fait, il vient de votre propre camp. Nous aurions pu faire face aux Tories, mais cette situation nous a affaibli.
De plus, Corbyn n’a contrôlé l’exécutif national qu’en 2018, soit deux ans et demi après son élection à la tête du parti. Avant cela, il était impossible d’obtenir quoi que ce soit. Certains ont dit : pourquoi n’avez-vous pas limogé tout de suite Iain McNicol, le secrétaire général du parti, comme Starmer l’a fait par la suite avec Jennie Formby [la secrétaire générale de 2018 à 2020] ? La réponse était que vous pouviez le renvoyer, mais l’exécutif national aurait désigné son remplaçant, ce qui signifie que vous auriez eu au bout du compte quelqu’un d’aussi mauvais, ou de pire, pour lui succéder. Aurait-on pu faire davantage ? C’est possible, une autocritique est nécessaire, mais cela n’aurait pas été du tout facile. Quoi qu’il en soit, l’ennemi au sein même du Parti travailliste était le principal problème auquel nous avons dû faire face.
Les accusations d’antisémitisme
Contretemps – Venons-en à l’antisémitisme. Cette campagne de calomnies qui a visé Corbyn et son entourage a un air familier pour la gauche française, avec le déluge qui s’est abattu sur Jean-Luc Mélenchon et la France insoumise depuis le 7 octobre en raison de leur soutien à la Palestine. Toutefois, ce que j’ai appris en lisant ton livre, c’est que ce processus avait commencé avant même l’élection de Corbyn à la tête du parti, lorsque Ed Miliband a exprimé des critiques très modérées à l’égard d’Israël. Même cela a suffi à provoquer un tollé au sein de l’aile prosioniste du Parti travailliste. Faut-il en conclure que cette campagne contre Corbyn au titre de son antisémitisme présumé aurait eu lieu de toute façon en raison de ses positions sur la Palestine et, plus largement, de son anti-impérialisme ?
Andrew Murray – Une partie de la gauche estime aujourd’hui que c’est cette question qui a fait échouer Corbyn. Asa Winstanley a écrit un livre intitulé Weaponising Anti-semitism : How the IsraelLobby Brought Down Jeremy Corbyn [Instrumentaliser l’antisémitisme : comment le lobby pro-Israël a fait chuter Jeremy Corbyn]. À mon avis, c’était un facteur secondaire dans la défaite électorale parce que cela entretenait l’idée qu’il était un leader faible. Mais à ce moment-là, beaucoup de gens n’y comprenaient rien. Il est évident que certains pensaient qu’il était vraiment antisémite, mais ces personnes n’allaient probablement jamais voter travailliste. Pour l’aile droite de la communauté juive, toute critique d’Israël est synonyme d’antisémitisme. Ils n’auraient donc en aucun cas voté pour le Parti travailliste, parce que, quel que soit son dirigeant, il ne sera pas aussi une garantie aussi sûre pour le soutien à Israël que les Tories.
Cependant, même s’il ne faut pas y voir un facteur majeur dans la défaite de Corbyn, cette histoire a drainé beaucoup d’énergie de son équipe et de sa campagne. Elle a causé un préjudice moral, en partie parce qu’il n’a pas été possible d’y faire face de façon un tant soit peu efficace. On peut se borner à dire qu’il s’agit d’une campagne de diffamation, qu’il n’y a pas d’antisémitisme à gauche et que ce sont nos ennemis qui ont monté cette affaire de toutes pièces. Ce n’est pas exactement mon point de vue, comme je l’ai écrit dans le livre. Il y avait un problème, nous devions discuter de la manière de le traiter sans mettre en cause nos principes sur la Palestine et sur Israël. Mais en fin de compte, rien de tout cela ne s’est fait. Jeremy a été paralysé par cette campagne. Il l’a trouvée très blessante et il s’est mis en colère. L’un des traits de sa personnalité est qu’il ne répond jamais aux attaques personnelles dont il fait l’objet. Il adopte une approche très passive et n’a pas le sentiment de devoir monter en première ligne.
Paradoxalement, si la tragédie de Gaza s’était produite alors que Corbyn était encore à la tête du parti, tout ce débat sur l’antisémitisme se serait passé autrement. Le génocide à Gaza a mis la question palestinienne au centre des discussions : elle a forcé tout le monde à se concentrer sur elle et à y réfléchir. Il ne s’agit pas d’une question abstraite sur la bonne façon de penser ou de parler des Juif.ve.s ou d’entretenir des relations avec elles et eux. Il s’agit d’une question intimement liée aux crimes commis par Israël, que Jeremy aurait été en mesure d’aborder. Je ne dis pas que le problème aurait disparu, loin de là, mais il aurait été abordé d’une manière qui aurait pu être productive.
Contretemps – Ne penses-tu pas que même à ce moment-là, il aurait été possible de riposter en organisant des voix juives soutenant Corbyn, avec une position de principe sur la Palestine et les droits du peuple palestinien – une position qui serait, sinon explicitement antisioniste, du moins critique à l’égard d’Israël et en défense des droits du peuple palestinien et du droit international ?
Andrew Murray – Beaucoup de choses auraient pu être faites et ne l’ont pas été à cause de cette paralysie de la direction. Un groupe a été créé, Jewish Voice for Labour, qui soutenait Corbyn. Malheureusement, son implantation dans la communauté juive était, et demeure, très faible. Il s’agissait principalement – mais pas exclusivement – de militant.e.s trotskystes de longue date, qui n’avaient jamais été réellement impliqué.e.s dans la communauté juive. Pas tous, mais certains d’entre eux, n’ont décidé qu’ils étaient juif.ve.s qu’au moment où ils sont intervenus pour soutenir Corbyn. Ils et elles avaient tout à fait le droit de le faire, mais ils n’étaient pas très crédibles pour représenter une voix juive alternative.
En outre, le point d’équilibre de la communauté juive en Grande -Bretagne est certainement beaucoup plus à droite qu’aux États-Unis, où 70 % des Juif.ve.s votent démocrate. Beaucoup d’entre elles et eux sont encore très favorables à Israël, bien sûr, mais ils et elles sont par ailleurs « libéraux » [au sens anglophone de « gauche modérée »]. Ce n’est pas le cas en Grande-Bretagne. La partie antisioniste, ou non sioniste, de la communauté juive est relativement faible, notamment parce qu’il s’agit d’une petite communauté. Vous ne disposez donc pas d’un très grand espace pour y déployer des initiatives.
Aurait-il été possible d’en lancer une sur une base plus large ? Je pense que cela aurait été possible, mais il aurait fallu une volonté politique pour le faire, plutôt que d’espérer que ce problème disparaisse de lui-même ou que les déclarations répétées et totalement sincères de Jeremy sur son opposition à l’antisémitisme finissent par faire effet d’une manière ou d’une autre. Chaque fois que la question était soulevée dans les médias, on pouvait voir Jeremy se crisper. Normalement, il est très empathique avec quasiment tout le monde. Mais, sur ce sujet, il n’a pas réussi à communiquer ce qu’il ressentait de manière aussi convaincante qu’il le souhaitait.
La question du Brexit
Contretemps – Venons-en maintenant au Brexit. Selon ton analyse, que je partage, il s’agit du facteur crucial de la défaite électorale du Parti travailliste dirigé par Corbyn en 2019. En gros, la gauche en Europe a vu dans le Brexit une option purement réactionnaire, raciste et de droite. C’est peut-être un peu moins le cas en France, en raison de l’attitude assez critique de Mélenchon vis-à-vis de l’UE, ou en Grèce, en raison de l’expérience de la décennie précédente. Ton approche souligne que la gauche britannique, et en particulier la composante soutenant Corbyn, partageait les illusions libérales selon lesquelles l’UE était en quelque sorte une entité anti-nationaliste et progressiste, et même une garantie des droits sociaux fondamentaux. L’opposition à l’UE a donc été laissée à des personnalités comme Nigel Farage et à une partie des Tories. Cela a conduit à une rupture au sein de la base du Parti travailliste, avec des circonscriptions ouvrières dans le Nord de l’Angleterre, et en fait presque partout en dehors de Londres, qui ont voté majoritairement pour le Brexit, affaiblissant ainsi de manière décisive la position de Corbyn. Je pense qu’il est important de rappeler sur ce point comment Corbyn a géré les suites immédiates du résultat du référendum de 2016, comment cela a positivement joué lors des élections de 2017 et comment ce positionnement a été inversé par la campagne acharnée pour un second référendum avec le résultat que nous connaissons tous maintenant.
Andrew Murray – C’était le facteur critique et cela reflète ce qui se passe, d’après ce que je peux voir, dans presque tous les pays capitalistes du centre mondial, en Europe et en Amérique du Nord. La gauche s’est éloignée des classes travailleuses qui subissent les conséquences de la mondialisation capitaliste. Dans certains cas, les racines sont encore plus profondes. Les communautés qui étaient structurellement ancrées dans le mouvement ouvrier ne le sont plus et, dans certains cas, elles ne l’ont plus été depuis probablement des décennies. Elles ont vu dans le Brexit une occasion de voter pour le changement. Il y a toujours eu plus d’« euroscepticisme », comme on le qualifie, en Grande- Bretagne que dans la plupart des pays d’Europe continentale. Il y a probablement de nombreuses raisons historiques à cela, y compris le chauvinisme et une division sur cette question au sein de la classe dirigeante britannique.
Si vous remontez aux années 1970, lorsque j’ai commencé à militer, le mouvement ouvrier était majoritairement opposé à l’UE en raison de ce qu’elle était déjà à l’époque, à savoir une structure capitaliste conçue pour garantir le fonctionnement de l’économie de marché indépendamment de l’intervention politique au niveau national. Mais lorsque le mouvement ouvrier a été défait en Grande-Bretagne, il a vu dans la possibilité d’une intervention de Bruxelles une panacée que nous ne pourrions jamais obtenir en Grande-Bretagne de la part des conservateurs de Margaret Thatcher et même des travaillistes de type Blair.
C’était une illusion, mais qui n’était pas partagée par la majorité de la classe travailleuse. Évidemment, la définition de cette classe est toujours contestée, mais selon les statistiques disponibles, environ deux tiers ont voté pour le Brexit. Il y a là un clivage entre les travailleur.se.s qui ont constitué la base du Labour pendant un siècle et les élect.eur.ice.s des métropoles urbaines, plus « libéraux », et qui appartiennent souvent, mais pas tou.te.s, à la classe moyenne. Même les travailleur.se.s racisé.e.s ou issu.e.s de l’immigration n’étaient pas tous favorables à l’UE, contrairement à ce qu’on dit souvent. De nombreux chauffeurs de bus noirs du syndicat auquel j’appartenais, Unite, s’inquiétaient de la concurrence des chauffeurs venant des pays d’Europe de l’Est. Le tableau n’est pas très clair, mais ce clivage existe et s’exprime de différentes manières. Encore une fois, c’est aux États-Unis qu’il s’est le plus clairement manifesté, sous la forme d’un clivage entre l’élite libérale des côtes Est et Ouest et les zones industrielles du centre du pays. Mais la tendance est similaire partout.
Jeremy était bien placé pour enjamber ce clivage, car il est vraiment eurosceptique. S’il n’avait pas été à la tête du parti, je suis sûr qu’il aurait voté en faveur de la sortie de l’UE. Il m’a dit qu’il avait en fait voté contre le Brexit parce qu’il pensait qu’il serait malhonnête d’agir différemment. Mais il est également impeccablement « libéral » dans ses positions, comme le montrent son empathie pour les migrants, son attitude à l’égard des droits de l’homme et de toutes les questions similaires. Bien sûr, s’il avait été en position de mener la campagne pour le Lexit [un Brexit de gauche], l’histoire aurait été très différente. Mais en l’état, les gens en Europe et en Grande -Bretagne ont raison de considérer le Brexit comme raciste parce qu’il a été piloté par Nigel Farage et Boris Johnson. Cependant, la vision dominante, qui consiste à dire que les 17,5 millions de personnes qui ont voté pour le Brexit sont racistes ou réactionnaires, voire même, pour une minorité d’entre elles, en faveur d’une économie déréglementée ultra-néolibérale, est complètement fausse. Concernant ce dernier point, je pense que très peu de personnes ont voté pour une telle vision économique.
Jeremy essayait non seulement de concilier la position officielle du parti avec ses propres opinions, mais aussi de diriger une formation qui était culturellement très majoritairement en faveur du maintien dans l’UE tout en essayant de gagner une élection et d’entraîner une partie de l’électorat travailliste qui était favorable au Brexit. En 2017, nous avons réussi à surmonter ces difficultés. Nous avons simplement dit « nous respecterons le résultat du référendum, nous mènerons à bien le Brexit, mais il sera différent de celui que [la Première ministre de l’époque] Theresa May est en train de mettre en place. » Cela a donc été un élément déterminant pour que les habitants de ces régions du Nord de l’Angleterre continuent à nous soutenir [lors de l’élection de 2017].
Contretemps – Corbyn a même déclaré que le Brexit présentait certains avantages, notamment celui de pouvoir mettre en œuvre une politique industrielle et d’autres points du programme beaucoup plus facilement.
Andrew Murray – Même John McDonnell l’a dit dans un discours fameux, bien qu’il se soit ensuite rétracté. Tout le monde savait que cela avait toujours été un sujet de controverse au sein de l ‘équipe de Corbyn. Il y avait des gens qui disaient, nous pouvons faire tout ce que nous voulons, même si nous sommes dans l’UE. D’autres, dont John Trickett [une figure historique de la gauche du parti] et moi-même disaient le contraire.
Contretemps – Le cas de la Grèce démontre clairement que la deuxième hypothèse est vraie.
Andrew Murray – Oui, bien sûr. La différence avec la Grèce, c’est que nous n’avons jamais été dans la zone euro. J’ai lu le livre de Yanis Varoufakis, Conversations entre adultes, et on y voit les pressions que la Grèce et lui-même ont subies.
Contretemps – Varoufakis a presque complètement changé d’avis sur l’UE depuis qu’il a écrit son livre. Il est désormais en faveur d’une rupture qu’il considère comme inévitable pour toute politique de gauche.
Andrew Murray – Même dans ce livre, et c’est peut-être un hommage à son honnêteté, sa naïveté est évidente, il ne la cache pas. Cependant, en Grande-Bretagne, nous avons eu un programme d’austérité qui n’avait pas grand-chose à voir avec l’UE, mais bien plutôt avec la City de Londres, sous David Cameron et [son chancelier] George Osborne. La situation était donc différente, mais aux élections législatives de 2017, tout s’est bien passé. Pourtant, même à ce moment-là, nous avons perdu six sièges que nous détenions en 2015. On pouvait voir que notre position était devenue fragile. Les premières discussions que nous avons eues au sein de la direction après 2017 portaient toutes sur la nécessité de cibler les élect.eur.ice.s plus âgé.e.s dans les zones ouvrières laissées pour compte. La raison en est qu’une opportunité en ce sens s’était présentée en 2017. Même les députés hostiles se sont tus pendant un certain temps après ce scrutin. Corbyn avait fait beaucoup mieux que prévu[1], il avait la capacité de conduire le parti là où il le souhaitait, mais il ne l’a pas fait. J’ai proposé pour ma part que nous devions essayer de contribuer à mettre en œuvre le Brexit. Cela aurait signifié travailler avec Theresa May, qui avait perdu sa majorité en s’y essayant. Cela aurait été risqué. Mais cela nous aurait permis de nous concentrer sur notre programme national et d’aller de l’avant jusqu’aux prochaines législatives.
Jeremy n’a pas voulu aller dans ce sens. Et nous avons dérivé vers une politique qui allait exactement dans la direction opposée. Mais en 2017, il n’y avait pas de mouvement de masse en faveur d’un second référendum. Il s’agissait alors d’une tendance marginale. Ce que les « Remainers » [partisans du maintien dans l’UE] voulaient, c’était un soi-disant « Brexit soft », ils ne pensaient pas vraiment qu’il était possible de faire marche arrière. Mais dans le vide causé par l’absence d’initiative de la part des travaillistes et, plus sérieusement, par l’incapacité du gouvernement conservateur à mettre en œuvre le Brexit, ce mouvement de masse en faveur d’un second référendum a vu le jour. Il s’agissait du premier mouvement de masse pro-UE de l’histoire de la Grande-Bretagne. Il y a eu de grandes manifestations, quels que soient les critères retenus pour évaluer leur taille. Dans la plupart d’entre elles, il y avait probablement beaucoup de gens qui étaient des soutiens du Parti travailliste, et cela a complètement effrayé les dirigeants. Il y avait aussi ces pétitions en ligne en faveur d’un second référendum, qui permettaient de savoir combien de personnes avaient signé dans telle ou telle circonscription. Jeremy était assis là et voyait le nombre de signatures augmenter : 8 000, 10 000, puis 15 000 rien que pour Islington North [la circonscription de Corbyn].
Nous en sommes donc arrivés à un point où, en 2019, il n’était plus possible d’évoluer sans causer de réels dégâts. Pourtant, John Trickett et moi-même avons rédigé des textes internes pour dire que si nous nous opposions au second référendum, c’est-à-dire si nous reprenions essentiellement la position de 2017, nous perdrions certes des voix au profit des Verts ou des Libéraux, mais pas beaucoup de sièges, voire aucun, parce que les sièges que nous pourrions perdre se trouvaient soit à Londres, soit à Manchester, soit à Brighton, où nous disposions de majorités travaillistes écrasantes. Dans les circonscriptions du sud du pays, nous n’avions de toute façon aucune chance réaliste de l’emporter si nous allions dans l’autre sens. Mais si nous options pour un second référendum, alors ce serait la défaite. J’ai dressé une liste d’une soixantaine de sièges que nous perdrions au final. Je pense que nous en avons perdu une quarantaine parmi ces soixante, ainsi que d’autres, qui ne figuraient pas sur ma liste. On pouvait donc prédire ce qui allait se passer.
Ce qui est important, c’est que cela reflétait un clivage au cœur de la coalition électorale progressiste. Jeremy a plutôt bien réussi à le gérer jusqu’à ce que nous en arrivions au problème du Brexit. Il a défendu un programme social-démocrate radical qui avait autant de sens dans les anciennes zones industrielles que dans la banlieue nord de Londres, qui est son environnement naturel. Il avait la capacité de combler ce fossé entre l’électorat métropolitain et l’électorat ouvrier traditionnel, bien plus que Kamala Harris ou n’importe qui d’autre. Mais le Brexit l’a fait trébucher.
C’est l’un des problèmes de Jeremy en tant que leader. Rien dans sa vie ne l’a préparé à diriger le Parti travailliste et il était passif, effrayé ou trouvait difficile de prendre des décisions lorsque les opinions de ses partisans étaient partagées. Il a toujours dit que le Parti travailliste devait être dirigé par ses membres. Il fallait que ce que les membres veulent, ils l’obtiennent. Et comme une nette majorité des membres souhaitait que le Parti travailliste s’oppose au Brexit, il a estimé qu’il devait leur donner ce qu’ils voulaient.
Mais je pense que c’était-là poser la mauvaise question. Si vous demandiez aux gens : voulez- vous rester dans l’UE ou voulez-vous un gouvernement travailliste en Grande-Bretagne dirigé par Jeremy Corbyn ? Dans l’état actuel du monde, vous ne pouvez pas avoir les deux, donc laquelle des deux options choisiriez-vous ? Presque tout le monde, à l’exception de ceux qui étaient de toute façon des ennemis invétérés de Corbyn, aurait opté pour la seconde, que ce soit en restant dans l’UE ou pas.
Même ceux qui dirigent aujourd’hui le Parti travailliste auraient été favorables à un gouvernement Corbyn dans ces conditions. Lorsque cette question a été posée, c’est toujours ce qui en est sorti. Lisa Nandy – qui fait aujourd’hui partie du gouvernement de Keir Starmer en tant que ministre de la culture – était assez prudente sur le Brexit, car sa circonscription de Wigan, une ancienne circonscription minière du Lancashire, était très favorable au Brexit. Elle a été invitée à s’exprimer sur le sujet en 2019 dans la circonscription de Starmer, à Holborn et St Pancras [dans le centre de Londres], devant environ 400 personnes, et elle a posé la question suivante à la fin de son discours : « Que préférez-vous avoir ? La Grande-Bretagne dans l’UE ou Corbyn à Downing Street ? » Toutes les mains étaient en faveur de l’option Corbyn à Downing Street, mais Jeremy n’a jamais trouvé le moyen de formuler la question de cette manière, et nous non plus. Il n’est pas juste de tout mettre sur le dos de la passivité de Corbyn, il y avait aussi d’autres problèmes, c’est le moins que l’on puisse dire.
Quelles perspectives pour la gauche britannique ?
Contretemps – Parlons maintenant de l’avenir de la gauche en Grande-Bretagne. Où en sommes-nous maintenant avec la victoire de Starmer ? Il me semble qu’il s’agit d’une victoire à la Pyrrhus, avec un nombre de voix et un taux de participation très limités, ce qui explique à la fois pourquoi la popularité de Starmer est déjà en chute libre et pourquoi Corbyn a été réélu en tant que député indépendant, aux côtés de quelques autres députés indépendants de gauche. La possibilité de créer un nouveau parti, ou du moins un nouvel espace politique à gauche, fait désormais l’objet d’un débat. D’autres soutiennent qu’il faut rester au sein du Parti travailliste et y mener la bataille. Quel est ton point de vue à ce sujet ? L’objectif doit-il être de créer un nouvel espace ou d’essayer de répéter le « miracle » de 2015 ?
Andrew Murray – Je ne pense pas que le miracle de 2015 puisse être répété. Un récent sondage d’opinion montre que le Labour est maintenant en troisième position, derrière non seulement les Tories, mais aussi derrière Reform UK [le parti de Nigel Farage]. Les Tories et Reform UK, tous deux dirigés par la droite dure, ont obtenu 50 % des voix au dernier scrutin. Bien sûr, il reste quatre ans et demi avant les prochaines élections, mais nous allons atteindre un point de bascule où Reform UK va soudain devenir très crédible. Ce sera probablement lors des élections galloises de 2026 – si ce n’est plus tôt – dans lesquelles ce parti pourrait remporter un grand nombre de sièges travaillistes, ce qui constituerait alors une sorte de percée en matière de crédibilité.
La situation est tellement désastreuse pour le Labour que je me demande si le corbynisme n’était pas en fait le dernier souffle du travaillisme. Corbyn a suscité un enthousiasme massif autour du parti et, en 2017, il a obtenu 40 % des voix. Depuis 1970, le Labour n’a obtenu 40 % ou plus qu’à trois reprises : deux fois sous Blair et une fois sous Corbyn. C’était un énorme succès, qui a donné un nouveau souffle au Parti. Starmer a tout mis en œuvre pour le faire disparaître.
Le Parti travailliste est aujourd’hui vidé de sa substance politique. Aucun gouvernement britannique n’a été élu avec un si faible niveau de soutien électoral. Au début de la campagne, j’ai écrit que j’étais prêt à parier que les travaillistes obtiendraient moins de voix sous Starmer que sous Corbyn en 2017. Mais je n’avais jamais pensé qu’ils obtiendraient encore moins de voix que Corbyn en 2019. Le score en pourcentage est légèrement plus élevé, mais c’est uniquement en raison de l’Écosse, où une dynamique différente était à l’œuvre. Les travaillistes doivent désormais se battre sur plusieurs fronts à la fois. Il y a 89 circonscriptions où Reform UK vient en deuxième position après les travaillistes et 60 autres où c’est un candidat Vert ou un candidat indépendant de gauche qui arrive deuxième. En Écosse, ce sont les nationalistes écossais qui sont presque partout en tête. Ce n’est que dans environ la moitié des sièges détenus par les travaillistes que les conservateurs sont arrivés en deuxième position.
Vous avez donc un parti au gouvernement qui dispose superficiellement d’une très large majorité [de sièges à la Chambre des communes], mais qui est en réalité assiégé de toutes parts. Ce que Corbyn a fait jusqu’au Brexit, c’est surmonter ces divisions, dont certaines sont antérieures à Starmer, voire au New Labour de Tony Blair. Ce n’est qu’en 1997 que Blair a conservé un vote travailliste traditionnel, celui-ci s’est effondré très rapidement par la suite.
Qu’est-ce que cela signifie pour l’avenir ? Après la défaite de 2019, tout le monde était en état de choc, et personne n’essayait de regrouper les troupes ou de proposer une ligne, en particulier lorsque Starmer, pendant sa première année et demie en tant que leader, demeurait très vulnérable parce qu’il était très bas dans les sondages. Il aurait pu être contraint de reculer ou même de démissionner, mais cela ne s’est pas produit. Aujourd’hui, on assiste à une polarisation entre un centrisme néolibéral et néo- impérialiste en faillite et un populisme de droite en plein essor. Le seul problème pour les populistes de droite est qu’ils sont divisés entre les Tories et Reform UK. Il n’y a pas de solution facile pour surmonter cela, mais il n’est pas impossible qu’ils y parviennent.
Il n’y a pas de pôle de gauche indépendant à l’heure actuelle. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le bilan des partis à gauche des travaillistes en Grande-Bretagne est abyssal. Seul le Parti communiste a eu un impact électoral, et encore seulement brièvement. Les autres tentatives n’ont été qu’une accumulation de faux départs et d’initiatives ratées. Aucune d’entre elles ne s’est appuyée sur des hommes politiques d’envergure. George Galloway, avec Respect, était une sorte d’exception, mais il était seul. Il est resté solitaire et très controversé.
Contretemps – Dans ce cas, d’où peut venir l’impulsion pour un nouveau départ ?
Andrew Murray – Nous avons les cinq députés indépendants que tu as mentionnés. Malheureusement, ce sont tous des hommes. Quatre d’entre eux sont musulmans, ils ne sont donc pas représentatifs de l’électorat ou de l’ensemble de la classe travailleuse, mais c’est notre point de départ. Un certain nombre d’autres candidat.e.s ont obtenu de très bons résultats lors des dernières élections, et ont failli être élu.e.s. Ils et elles ont eu un impact, comme Andrew Feinstein qui s’est opposé à Starmer dans sa circonscription. Plus d’une centaine de conseillers municipaux ont quitté le Parti travailliste depuis la guerre à Gaza, soit uniquement à cause deGaza, soit parce que c’était la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Il y a donc une base. Ce qui manque pour l’instant, c’est le catalyseur qui pourrait la rassembler. Il n’y a pas de leader évident. Jeremy est un symbole, mais ses capacités de leadership, quelles qu’elles soient, sont désormais épuisées. On peut envisager des possibilités du côté des syndicats, mais pas en ce moment. Je pense qu’il faut que l’initiative vienne des cinq députés : ils ont la légitimité d’avoir été élus et comptent parmi eux des leaders très efficaces, des personnes charismatiques.
Il faut ajouter à cela les sept députés travaillistes suspendus du parti [parmi lesquels John McDonnell, Rebecca Long-Bailey et Zarah Sultana] parce qu’ils ont voté contre le plafonnement des allocations pour les familles avec deux enfants en situation de pauvreté. Cela signifie qu’en l’état actuel des choses, ces élus ne peuvent plus être désignés comme candidats pour le Parti travailliste. Bien sûr, ils pourraient être réintégrés avant les prochaines élections générales, on le saura bientôt. Il se peut que certains d’entre eux ne souhaitent pas réintégrer les rangs travaillistes. S’ils s’allient aux cinq, on aura alors les prémices de quelque chose qui pourrait être crédible et viable.
Nous avons également, en ce moment même, cet énorme mouvement de solidarité avec Gaza, qui n’a guère reflué après 23 manifestations nationales en plus de 13 mois. C’est vraiment extraordinaire. Il y a là un réservoir de forces en mouvement qui, s’il s’oriente en ce sens, peut ouvrir une nouvelle possibilité.
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Cet entretien a été réalisé à Londres, le 5 décembre 2024, dans la salle de presse du Parlement britannique, où Andrew Murray travaille en tant que journaliste accrédité du quotidien communiste Morning Star. Il a été initialement publié dans Jacobin (États-Unis) le 5 janvier 2025.
Note
[1] Lors de ces élections, le Parti travailliste obtient 40% des voix et effectue une remontée spectaculaire, en gagnant près de 10 points par rapport au scrutin précédent et en faisant reculer l’abstention de près de trois points. Il s’agit de la plus importante progression électorale de toute l’histoire du parti.