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Après la Slovénie et la Croatie, la Bosnie se soulève, mais pour combien de temps encore ? Ivica Mladenovi?, co-rédacteur en chef de la revue de gauche Novi Plamen, revient dans cet entretien sur les récents soulèvements populaires qui ont secoué cette ancienne république yougoslave, et qui ont suscité à la fois beaucoup d’étonnement et d’espoir. Après deux mois de mobilisations intenses, quels sont les défis que doivent relever les manifestants ? Peut-on espérer voir ce mouvement se répandre à d’autres pays de la région ? 

 

Afin de saisir les enjeux et les défis des soulèvements actuels en Bosnie, il me semble important de revenir, en premier lieu, sur l’organisation et l’architecture de cet État fédéral, tel qu’il a été conçu et mis en place depuis la signature des accords de Dayton en 1995 (accords qui ont mis fin à quatre ans de guerre civile). Comment cet État est-il organisé et quels sont les principaux défis que doivent affronter les manifestants ?

Quand on évoque la situation actuelle en Bosnie, il faut dire, en premier lieu, qu’elle est en grande partie le produit d’un dysfonctionnement de l’État, un État imposé par la communauté internationale depuis la signature des accords de Dayton. La Bosnie-et-Herzégovine est un État unique au monde, aussi bien du point de vue de son fonctionnement que de sa constitution, bien qu’il s’agit d’un pays d’un peu plus de 3,7 millions d’habitants. C’est un État difficile à comprendre, y compris pour un militant comme moi, originaire des Balkans.

L’État bosniaque est constitué de deux entités distinctes, à savoir la Fédération de Bosnie et Herzégovine d’un côté et la République serbe de Bosnie de l’autre. En plus du gouvernement fédéral, il faut distinguer les gouvernements des entités, les pouvoirs cantonaux qui sont au nombre de 10 et qui sont situés dans les parties bosniaques et croates du pays, et enfin, les pouvoirs municipaux et les mairies. Dans l’ensemble, la Bosnie-et-Herzégovine a 13 gouvernements, autour de 260 ministres, et plus de 600 députés élus. Récemment, la Bosnie-et-Herzégovine a été reconnue comme étant l’État avec le plus grand nombre de députés élus par tête d’habitant. Lorsqu’on ajoute à cela le nombre d’employés dans les 137 administrations municipales, et le nombre d’employés dans différentes agences de l’État et dans les entités, on atteint le chiffre de 180 000 personnes travaillant dans la seule fonction publique. Évidemment, le nombre de personnes qui dépendent plus ou moins directement de la fonction publique est bien plus massif.

Ce sont pourtant les conditions de vie, devenues catastrophiques, qui sont à l’origine de la situation actuelle. C’est le pays avec le plus faible pouvoir d’achat en Europe, avec un taux de chômage atteignant 28% en 2013 d’après l’Agence pour le travail et l’emploi, mais selon l’Agence bosniaque de statistique ce chiffre s’élève aux incroyables 45%, avec près de 63% des moins de 24 ans concernés. C’est aussi un État avec 700 000 personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté, 50% de la population vivant au seuil de pauvreté, avec un salaire moyen de 400 euros par mois et une retraite moyenne de 171 euros. Or, malgré cette pauvreté galopante, les enquêtes montrent que le nombre de millionnaires, dont les richesses sont estimées à plus de 30 millions de dollars, ne cesse de croître d’année en année.

Au vu de ces éléments, on comprend mieux ce qui a poussé les gens à se révolter contre un État patriarcal et la classe dirigeante dans son ensemble… une classe dirigeante qui depuis plusieurs décennies jouit des privilèges associés à leur position politique, tout en détruisant le tissu économique hérité de la période socialiste, par des privatisations criminelles dictées par leur agenda néolibéral. Ce n’est donc guère étonnant que le slogan le plus répandu lors des rassemblements soit : « qui sème la misère récolte la colère ». La responsabilité appartient également à la communauté internationale avec, en premier lieu, les États-Unis et l’Europe qui, à travers le soi-disant « haut-représentant », imposent au pays depuis deux décennies, dans leur style néo-colonial, le processus de privatisation de tout et n’importe quoi, et d’autres mesures néo-libérales présentées comme des fins en soi. Dans ce contexte, le principal défi que doivent relever les manifestants, c’est de changer, à la racine, les bases sur lesquelles repose ce système de « capitalisme comprador ».

 

Les mobilisations sont parties de la ville de Tuzla qui a une longue histoire de luttes sociales remontant à l’époque de l’ex-Yougoslavie. Qui sont les initiateurs des mobilisations actuelles, quelle est leur composition ?

Comme je l’ai déjà dit, ça fait bien longtemps que les conditions étaient réunies pour un soulèvement populaire, la revue The Economist ayant même classé la Bosnie en pôle position des pays à haut risque de troubles sociaux. Pourtant, et malgré tout, ces réactions massives des personnes affamées ont suscité un véritable choc, personne ne s’étant attendu à cette tournure des événements. Il n’est donc pas étonnant que la ville de Tuzla ait été le point de départ de ces mobilisations. Déjà, à l’époque du royaume de Yougoslavie, Tuzla a été la ville la plus progressiste, une ville ouvrière, de gauche, antinationaliste… la ville symbole de la Yougoslavie socialiste et de ses fondations : fraternité et unité des peuples yougoslaves. Elle a conservé ce caractère y compris pendant la période la plus sombre des récentes guerres.

Les ouvriers de l’usine DITA, un géant industriel sur le point d’être fermé, résistent en effet depuis de nombreuses années à la fermeture de leur usine. Ils ont exprimé, une fois de plus, leur mécontentement face à la montée du chômage et du manque de perspectives. Ce sont ces mêmes gens qui ont compris, après 20 ans de mobilisations pacifiques, que cette forme de mobilisation ne donne aucun résultat, et qu’il valait donc mieux mettre le feu aux institutions qui de leur point de vue symbolisaient cet État injuste. J’ai lu quelque part le témoignage d’une ouvrière de l’usine DITA, qui racontait comment le premier jour des rassemblements, les fonctionnaires de l’une des institutions leur riaient au nez et leur lançaient des paroles désobligeantes. Dès le lendemain, cette institution fut incendiée, transformant les rires et le mépris des fonctionnaires en choc et en peur de perdre leurs privilèges.

Tel un incendie, les manifestations ont gagné Sarajevo, Zenica, Mostar, Bihac et d’autres villes du pays. Au début, cette révolte purement ouvrière, a mobilisé un bon nombre de chômeurs, de jeunes, ou d’autres groupes d’intellectuels et d’artistes. Toutefois, on a constaté un nombre particulièrement faible d’étudiants mobilisés. Le plus grand défi à l’heure actuelle est donc de réussir à maintenir le même niveau de mobilisation, tout en intégrant les personnes venues des couches sociales les plus diverses.

 

En revanche, les mobilisations n’ont pas réussi à se répandre à l’entité serbe de Bosnie, pourquoi ?

Malheureusement, le nationalisme reste l’une des principales forces mobilisatrices du pays. C’est une force précieuse aux mains des oligarques qui s’en servent pour légitimer leur pouvoir. C’est aussi l’une des raisons principales pour laquelle les mobilisations n’ont pas réussi à atteindre les entités serbe et croate du pays. En fait, la composition fédérale de l’État est telle que chaque tension dans l’une des deux entités est présentée comme un complot visant l’autre peuple. Les problèmes économiques et sociaux sont ignorés au profit des tensions identitaires alimentées par la propagande nationaliste. Par exemple, on ne vit guère mieux en République serbe que dans le reste de la Bosnie, au contraire, mais les Serbes n’ont pas rejoint les mobilisations. Ni les Croates d’ailleurs.

Peut-être qu’ils auraient rejoint les Bosniaques : après tout, ils sont frères par la misère. Les sondages d’opinion montrent ainsi que plus de 70% d’habitant-e-s de la République serbe soutiennent les mobilisations de leurs voisins de la Fédération, mais qu’ils ont peur de les rejoindre par crainte d’être accusés de collaboration avec « l’ennemi », signifiant de facto la trahison. Donc, le nationalisme reste la principale menace qui pèse sur ces rassemblements, même si l’on peut se demander combien de temps ces tours identitaires pourront encore avoir une emprise sur la société. Je suis convaincu que cela ne saurait durer très longtemps. Je m’appuie notamment sur ce qui s’est passé à Tuzla et à Sarajevo, où les manifestants ont très vite dépassé ces divisions nationalistes et ont, pour la première fois depuis la fin de la guerre, mis en avant le caractère classiste de leur révolte.

 

Comment sont organisés les plénums et quelles sont les principales revendications des manifestants ?

Si le mécontentement a été mal formulé et articulé à ses débuts, gardant son caractère purement protestataire, les manifestants se sont rapidement rassemblés en plénums, avec l’idée de diriger, de manière constructive, toute cette colère contre le pouvoir en place, en articulant leurs revendications aux alternatives. Cette forme de démocratie directe sur la base des plénums a déjà été expérimentée lors des mobilisations étudiantes à la Faculté de philosophie de Belgrade en 2006, pour gagner ensuite en ampleur et en popularité lors des rassemblements étudiants de Zagreb en 20091. C’est donc à l’appui de ces expériences que la forme plénum a été adoptée lors des récents soulèvements en Bosnie.

Dans ce contexte, les plénums incarnent les assemblées des citoyens et citoyennes qui souhaitent participer et débattre des questions qui les concernent directement. Y prennent part tou-te-s les citoyen-ne-s d’une communauté locale, mais aussi des membres de groupuscules moins homogènes, ainsi que les ouvriers, les étudiants, les professeurs ou encore les militants qui offrent leur appui logistique à l’organisation des assemblées. Les décisions sont prises en votant, et ensuite, le plénum rend public ses décisions via son site internet. Ce qui signifie que personne n’a le droit de s’exprimer au nom du plénum, mais que tous les participant-e-s ont le droit de s’exprimer en public en leur nom propre. Il s’agit de montrer par là que personne n’est irremplaçable, et qu’une société horizontale sans hiérarchies et sans leader peut constituer un défi pour la démocratie bourgeoise. Dans les plénums, les citoyen-ne-s deviennent donc des sujets politiques à part entière.

Il faut noter que les plénums n’ont pas vocation à devenir une alternative à la démocratie parlementaire, ils exercent sur celle-ci un pouvoir avant tout correctif. Du coup, les revendications formulées lors des plénums concernent essentiellement la résolution des problèmes liés à la législation fiscale, les relations de propriété, l’économie démocratique et d’autres questions clés. Parmi les revendications, on peut citer ici la constitution d’un gouvernement d’experts, l’introduction d’impôt progressif, la mise en équivalence entre les salaires des représentants politiques avec ceux du secteur privé et public, la réduction de la TVA, l’impôt sur les bénéfices supplémentaires, l’arrêt des privatisations, la réduction et la répartition du temps de travail, la nationalisation des banques, l’annulation des privatisations illégales, la participation des ouvriers dans la direction des usines, etc.

Donc, ce bref aperçu des principales revendications, malgré leur caractère général, donne à voir qu’il s’agit avant tout des questions d’ordre économico-social, allant à l’encontre de la thèse selon laquelle les mobilisations seraient le fait d’une conspiration de séparatistes, fédéralistes ou unitaristes, comme essaient de nous faire croire les élites politiques. Ces soulèvements consistent avant tout dans une révolte d’un peuple désespéré et privé de ses droits.

 

Quels sont les résultats les plus importants de ces mobilisations et comment vois-tu leurs perspectives ? Penses-tu que ce mouvement a des chances de s’étendre à d’autres républiques de l’ex-Yougoslavie ? On peut en effet se demander pourquoi de tels soulèvements n’ont pas eu lieu en Serbie, alors qu’il y a autant de raisons de s’y révolter…

Pour l’instant, on peut souligner plusieurs choses : en premier lieu, les citoyen-ne-s sont devenu-e-s de plus en plus conscient-e-s de leur force, une force ressentie par les élites politiques, contraintes du coup de faire quelques concessions ; en deuxième lieu, ces mobilisations montrent la perte totale de légitimité des élites politiques : en ce sens, il n’est pas étonnant de voir, ici et là, les photos de Tito ou des personnes brandissant les drapeaux rouges ; enfin, en troisième lieu, les gens comprennent de mieux en mieux les jeux politiques et ne sont plus prêts à céder aux manipulations nationalistes servis par la classe dirigeante. Toutefois, il est clair que les plénums ne vont pas pouvoir tenir à ce rythme là et garder cette légitimité pendant longtemps, d’autant plus que toute forme de leur institutionnalisation est exclue. Aussi, leur organisation sur la base du volontariat peine à mobiliser un grand nombre d’activistes.

Malgré cela, les plénums ont réussi à former des réseaux de solidarité avec un grand potentiel de transition pouvant apporter des changements plus fondamentaux à l’avenir. Ces changements nécessitent une meilleure organisation des forces de gauche. Dans ce contexte, il me paraît important que les forces de gauche se rassemblent rapidement et qu’elles arrivent à lancer une nouvelle initiative ou à former une coalition ad hoc. En agissant ainsi, on donne plus d’épaisseur au message des manifestants, avec la possibilité d’attirer davantage de membres situés hors du ghetto de gauche, et enfin, avec le potentiel de créer un nouveau noyau des forces de gauche. La radicalisation et la politisation des syndicats locaux, dont les possibilités n’ont cessé de croître dans la situation actuelle, devraient elles aussi faire partie des objectifs stratégiques à atteindre.

On verra comment la situation évoluera mais, pour l’instant on n’a aucune certitude quant à l’issue des événements. Cette situation d’incertitude vaut également pour la Serbie et d’autres pays de la région. Ici, la situation actuelle est telle qu’il suffit d’allumer une mèche pour provoquer l’incendie dans l’ensemble des pays. Toutefois, à l’heure actuelle, il est impossible de prévoir quelle classe dirigeante pourrait allumer cette mèche. Concernant la Serbie, c’est peut-être l’adoption d’une nouvelle loi sur le travail, annoncée pour le mois de juin, qui pourrait marquer le début du changement. Ou bien il se peut qu’on n’ait plus aucune révolte dans un avenir proche, ni en Serbie ni dans la région. Il est tout simplement difficile de prévoir la suite des événements. D’ailleurs, aucun commentateur ou analyste de la Bosnie-et-Herzégovine n’avait anticipé, même de loin, que les citoyen-ne-s réagiraient avec autant de détermination à la situation dans leur pays.

 

Propos recueillis et traduits du serbo-croate par Milena Jakši?

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