Liban, la sempiternelle instrumentalisation politique des réfugié·es syrien·nes
La question des réfugié·es syrien·nes au Liban reste prégnante : les expulsions vers la Syrie se multiplient depuis le début de l’année et les réfugié·es sont politiquement instrumentalisé·es, tant pour garantir un soutien financier de la communauté internationale que pour éviter aux autorités de réformer le pays. Des associations se mobilisent contre ces discours de haine et ces pratiques injustes.
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« Au Liban, je me suis directement confrontée au racisme. » C’est avec une certaine amertume que Nour sirote son verre de limonade, dans le quartier de Furn el-Chebbak à Beyrouth. « Et encore, renchérit cette mère célibataire qui a dû fuir la Syrie il y a dix ans, je ne suis pas à plaindre : un de mes amis est parti du Liban l’an dernier pour la Turquie, qu’il a dû quitter à l’expiration de son visa, direction la Libye, où il est resté deux mois aux mains des gangs, témoin de leurs exactions. Il devait prendre le bateau de pêche qui a coulé en juin au large de la Grèce[1], mais est finalement revenu au Liban, avant d’être expulsé vers la Syrie… »
Depuis mars 2011 et le début de la révolte en Syrie, le Liban a accueilli un nombre considérable de Syriens, estimé aujourd’hui à 1,5 million par le gouvernement, soit le plus important accueil de réfugiés syriens rapporté à une population (plus de 25%), mettant sous pression des infrastructures et des services publics déjà chancelants. Malgré une langue et une culture en partage, et la solidarité de nombreuses associations et individus, un sentiment de discrimination, si ce n’est de racisme, percute une part significative des Syriens vivant au Liban. Cette situation est perçue comme d’autant plus injuste que la plupart d’entre eux travaillent, de manière déclarée ou non, dans des secteurs socialement utiles et que leur présence favoriserait, selon certaines études, l’activité économique.
Les raids, arrestations et expulsions de Syriens en situation irrégulière vers la Syrie remontent à 2018, s’élèvent à plus de 8 000 selon Amnesty International, et se multiplient depuis janvier 2023. Ils auraient surtout lieu dans les zones frontalières, où se concentre la majorité des réfugiés. Comme le précise l’organisation humanitaire, les Syriens renvoyés dans leur pays risquent d’y être torturés, enlevés, emprisonnés ou encore contraints de faire leur service militaire. Dans tous les cas, ils se retrouvent séparés de leurs proches restés au Liban.
Ces expulsions s’inscrivent dans une logique de contrôle et de dérive autoritaire des pouvoirs publics libanais, notamment à l’échelle locale. Dans son dernier rapport, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) mentionne ainsi la mise en place d’amendes pour les réfugiés, de couvre-feux ou encore d’obstacles à la location de logements dressés par les municipalités. De plus en plus de contrôles auraient ainsi lieu, que ce soit dans les secteurs professionnels où les réfugiés sont autorisés à exercer, ou, de manière générale, auprès de travailleurs précaires, comme ceux du groupe Toters de livraison en scooters.
De plus, le HCR a accepté, début août, de donner suite à la demande souveraine du Liban de récupérer les données personnelles de base des réfugiés enregistrés. Même si des échanges ont déjà précédemment eu lieu, et malgré l’engagement du gouvernement libanais à ne pas utiliser ces informations à des fins contraires au droit international, l’inquiétude grandit : pour Ranim Ahmed, membre de l’association The Syria Campaign, « le HCR ne joue pas son rôle de protection et devrait faire davantage pression sur les autorités libanaises. »
Face à ce constat, des stratégies d’évitement et de contournement sont déployées, dégradant un peu plus la vie de ces réfugiés, en plus de la peur et de l’anxiété générées. « Certains Syriens limitent drastiquement leurs déplacements, ne prennent plus qu’un repas par jour et on observe une diminution des consultations médicales », nous indique une source dans le secteur de la santé. Ces mesures tendent donc à précariser une population déjà très vulnérable. Par ailleurs, cela impacte aussi la sociologie des traversées de frontière entre le Liban et la Syrie ; « on observe que davantage de femmes que d’hommes font ces allers-retours, étant donné les risques encourus (de contrôles et de service militaire) » nous précise Catherine Bonnaud, directrice régionale Proche et Moyen Orient à l’Agence Française de Développement (AFD).
Ce que confirme Serge, membre de l’organisation Bouzourna Jouzourna (« nos graines sont nos racines »), qui promeut une agriculture durable à Saadnayel, dans la Bekaa, et emploie plusieurs Syriens. Selon lui, lassés du racisme ordinaire, certains Syriens des environs repartent délibérément : « Une famille a même récemment dépensé des milliers de dollars auprès de passeurs pour retourner de l’autre côté de la frontière. » Le gouvernement libanais a quant à lui organisé deux campagnes de retours volontaires l’an dernier, touchant quelques centaines de personnes. Et ce malgré les risques.
Comme souvent, les réfugiés sont politiquement instrumentalisés, diabolisés et utilisés comme boucs émissaires. Tout à la fois, ils seraient responsables de la crise économique au Liban, accapareraient certains emplois au détriment des Libanais, qui en réalité n’en veulent pas. On leur impute également la propagation des crises sanitaires – Covid-19 et choléra -, mais aussi, comme toujours dans ce genre de contexte, la montée de l’insécurité. Dans le même temps, ils sont soupçonnés de percevoir des sommes importantes de la part du HCR et du Programme alimentaire mondial[2] et de renvoyer celles-ci en Syrie. Les phantasmes xénophobes et classistes n’ont pas de frontières.
L’Agence Française de Développement, bien consciente de ce ressentiment des Libanais, a fait le choix d’inclure, dans la mise en œuvre de ses projets dans les secteurs de l’éducation, de la santé, de l’eau et de l’assainissement, l’ensemble des « populations vulnérables », indifféremment syriennes ou libanaises. « Face à une augmentation de l’animosité des institutions et de la société vis-à-vis de la crise syrienne, on évite les narratifs irritants » explique ainsi Catherine Bonnaud. « Et la situation du Liban dans son ensemble est inquiétante », conclut-elle.
D’aucuns relativisent pourtant l’ampleur de cette hostilité au sein de la société libanaise. Pour Samer Abdallah, responsable de programmes au sein de la Fondation Samir Kassir (SKF), il existe bel et bien une « co-existence organique » entre ces populations. Certes, il y a des manifestations de racisme et des tensions ponctuelles, mais pas de rejet massif, ni de fatigue généralisée vis-à-vis des Syriens. De plus, la population libanaise, vieillissante, est dorénavant en diminution : 79 000 Libanais[3] ont quitté le pays l’année suivant l’explosion du port le 4 août 2020 et la tendance ne semble pas à la baisse… Avec de probables impacts économiques.
Pour lui, les réfugiés syriens servent de monnaie d’échange. « L’idée du gouvernement est d’en faire un levier pour augmenter les fonds alloués par la communauté internationale. » En effet, ce sujet est revenu sur le devant de la scène médiatique au printemps 2023, quelques semaines avant la tenue de la 7ème conférence de Bruxelles sur l’aide à apporter sur l’avenir de la Syrie et des pays de la région, les 14 et 15 juin. L’enjeu était de maintenir à un niveau important les subventions attribuées au Liban dans un contexte de réduction de l’aide dans la région, notamment du fait du conflit en Ukraine, et pour réduire l’écart entre les besoins et les ressources du HCR (Seulement 31% couverts à la mi-septembre) sur le terrain. Lors de ce rendez-vous, la communauté internationale s’est engagée à hauteur de 5,6 milliards d’euros pour 2023 et au-delà, soit une somme conséquente, mais moins importante que l’an passé.
« La question des réfugiés syriens est aussi agitée par les autorités libanaises afin d’obtenir des marges de manœuvre opérationnelles sur le suivi des projets (impacts, résultats) financés par la communauté internationale » argumente Samer Abdallah. La situation est ainsi instrumentalisée pour limiter les comptes à rendre et exempter le gouvernement de ses responsabilités. En particulier pour justifier l’absence de mise en place de réformes politiques et économiques, dans un pays sans Président de la République depuis un an, où prospère une corruption clanique et familiale et où les déposants ont perdu 90% de la valeur de leurs dépôts bancaires.
La « question » des réfugiés syriens, mobilisée par l’ensemble de la classe politique, qui surfe sur la peur, les rancunes historiques et les divisions communautaires, lui permet de faire diversion quant à sa propre implication dans la crise économique et sociale actuelle. Les dirigeants se retrouvant, ainsi, autant unis dans leur instrumentalisation des réfugiés que dans leur (ir)responsabilité. Partant, des campagnes médiatiques sont orchestrées, avec un narratif très hostile envers les réfugiés – ces « profiteurs » et « criminels » – distillé dans l’opinion publique par des déclarations à l’emporte-pièce, des médias conciliants et des relais très actifs sur les réseaux sociaux.
Mi-juillet, pour s’opposer à une résolution de l’Union européenne (UE) arguant que les conditions en Syrie n’étaient pas réunies pour un retour digne et sûr des réfugiés, des partisans du « Courant patriotique libre/CPL » se sont mobilisés en face des locaux de la délégation de l’UE à Beyrouth. Ce type de rassemblements, in concreto, et leur couverture médiatique, permettent, là encore, de détourner l’attention des priorités et combats politiques essentiels, dont les mobilisations populaires débutées en octobre 2019 avaient pourtant dessiné les contours : « Tous, ça veut dire tous ! » en référence au « dégagisme » à l’encontre d’une caste politique corrompue et patriarcale, et la volonté d’en finir avec le système confessionnel.
A l’échelle régionale, les retours forcés et les gesticulations politiques afférentes s’inscrivent dans le cadre de la relance des relations entre le Liban et le Syrie et, notamment, la réintégration de cette dernière au sein de la Ligue arabe, le 7 mai dernier. Gebran Bassil, président du CPL, clamant même qu’il s’agissait d’une victoire à laquelle le Liban aurait contribué. La mobilisation de la classe politique permettrait ainsi de donner plus de gages au régime de Damas, prélude à davantage de normalisation. Rien de surprenant, selon les mots de la chercheuse Jessy Nassar, étant donné que « l’alignement politique de la Sûreté générale libanaise sur le Hezbollah, qui préserve clairement les intérêts du régime syrien au Liban, contribue à la reproduction d’un régime de sécurité et de terreur ciblant les opposants, y compris les réfugiés syriens anti-Assad[4]. » Ces derniers se retrouvant encore et toujours à la merci de la conjoncture régionale : désengagement états-unien, détente avec l’Iran et influence persistante de Moscou. Et réhabilitation du boucher de Damas.
S’il existe de nombreuses organisations internationales et libanaises, à l’instar de SKF, qui combattent ces discours de haine et apportent un soutien aux réfugiés, ces derniers tentent aussi de s’organiser par eux-mêmes. Pour la chercheuse Elsa Marawi, les Syriens mettent en place des tactiques, « développent des relations avec les habitant·e·s des quartiers où ils vivent, s’investissent dans des activités rémunérées et se forment à de nouvelles compétences à travers l’action des ONG et de la société civile syrienne active au Liban[5] » : l’engagement associatif leur permettrait de structurer leur présence, et même de « s’ancrer », face à l’hostilité d’une partie de la société.
Un ancrage jusque-là bénéfique qui permet à Nour d’élever ses filles avec dignité, en espérant un potentiel départ, ici ou ailleurs.
Notes
[1] Le 14 juin 2023, le bateau de pêche Adriana transportait près de 750 personnes lorsqu’il a coulé au large de Pylos. La recherche des circonstances du naufrage est en cours, mais les garde-côtes grecs ont été mis en causes par des témoignages.
[2] Le maximum de transfert monétaire possible pour une famille vulnérable de cinq personnes ou plus s’élève à 125 dollars par mois.
[3] Selon un rapport d’Information International cité par Beirut Today
[4] Jessy Nassar, « Syrian Refugee Deportation in Lebanon: A Critical Perspective », CARNEGIE Endowment for international peace, 23 mai 2023.
[5] Elsa Maarawi, « L’ancrage par l’engagement associatif : initiatives par et pour les Syriennes au Liban », e-Migrinter [En ligne], 23 | 2022, mis en ligne le 06 décembre 2022.