Le nouveau monde ou rien. Penser la crise actuelle avec Antonio Gramsci et Walter Benjamin
« La tradition des opprimés nous enseigne que l’état d’exception dans lequel nous vivons est la règle. […] Dès lors, nous constaterons que notre tâche consiste à mettre en lumière le véritable état d’exception. »
Walter Benjamin, Thèses sur le concept d’histoire, VIII
Malgré les appels répétés à l’union nationale, les pays du Nord ne semblent pas en mesure d’apaiser les conflits sociaux qui les secouent depuis la crise des subprimes de 2008. En France, la réforme des retraites proposée par le gouvernement d’Édouard Philippe a provoqué un mouvement de contestation de grande ampleur. De nombreuses manifestations et des grèves ont eu lieu pendant trois mois, rassemblant parfois jusqu’à 1,8 million de participants selon la CGT, afin de lutter contre la fin des régimes spéciaux et la mise en place d’un système universel de retraite par points. Au-delà des mobilisations, le mouvement social a été soutenu par la majorité de la population malgré des campagnes médiatiques pro-réforme qui tentaient à décrédibiliser les grévistes du rail[1]. Aux États-Unis, le mouvement #BlackLivesMatter s’est manifesté simultanément sur les réseaux sociaux et par des émeutes spectaculaires dans les plus grandes villes du pays. La première vague du mouvement a éclaté en 2014 après le meurtre raciste de Michael Brown à Ferguson, dans le Missouri. La deuxième vague, encore plus puissante et radicale, a vu plus de 26 millions de personnes participer aux manifestations qui ont traversé le pays depuis le meurtre de George Floyd par la police de Minneapolis. Le mouvement va jusqu’à toucher les banlieues et les petites villes à majorité blanche. En quelques semaines, il a contraint les municipalités à réduire les budgets de la police, à expulser la police des écoles de diverses villes et à rediriger les fonds vers les services sociaux et l’éducation. En août 2019, des milliers de manifestants ont bloqué l’aéroport international de Hong Kong sur l’île de Chek Lap Kok entraînant conjointement l’annulation de centaines de vols, l’effondrement du cours des actions de la compagnie nationale de Hong Kong et l’arrêt de la mobilité internationale autour d’un des plus importants hubs financiers. Ces trois mois de mobilisations et de lutte, principalement organisées sur les réseaux sociaux, ont su paralyser la circulation et l’accumulation du capital dans une métropole stratégique pour le capitalisme contemporain. La grève s’est aussi élargie aux revendications d’ordre constitutionnel en demandant plus de transparence politique et en exigeant un suffrage universel véritable (revendication déjà à l’origine du « mouvement des parapluies » de 2014). Ces exemples montrent que plusieurs pays du Nord mais aussi des pays comme la Chine échouent à garantir une paix sociale ou du moins un consensus politique dans un moment de profonde crise économique.
Dans le monde entier, la crise sanitaire liée au coronavirus révèle les inégalités d’accès aux soins, la précarisation des services de santé due aux politiques libérales, la détérioration des conditions de travail du personnel soignant et la pénibilité accrue de leurs tâches. Les États occidentaux faillissent à leur devoir premier : assurer la vie de leur population, dont témoignent déjà des centaines de milliers de morts aux États-Unis et en Europe. L’industrie culturelle, représentée entre autres par les grandes entreprises de production cinématographique, les géants mondiaux de l’édition et les cérémonies de remises de prix comme les Césars, traverse des scandales médiatiques qui remettent en cause sa capacité à produire le consensus idéologique (affaires Weinstein, Polanski, Matzneff…). Nous faisons face, ces vingt dernières années, à une toute nouvelle politisation de la culture, notamment parce que la société civile s’empare de ce qui relève des « superstructures » sur les réseaux sociaux et par des mobilisations populaires en rendant public le débat sur la légitimité des œuvres.
De manière générale, les mouvements sociaux de ces dernières années ont développé deux nouvelles caractéristiques. D’une part, ils s’organisent de plus en plus souvent en dehors des institutions politiques traditionnelles (partis, syndicats) et selon des logiques d’organisation horizontales. D’autre part, derrière leurs revendications, on peut déceler une nouvelle conception de la domination néo-libérale et de ses conséquences sur le plan économique, juridico-politique, écologique, culturel et même moral.
Bien qu’elle se manifeste simultanément sur le plan économique, culturel et moral, la crise que nous traversons est d’abord politique. À mon sens, deux questions principales font débat. Faisons-nous face à un conflit opposant les masses populaires aux élites, qui seraient aujourd’hui plus qu’hier cupides et corrompues ? Ou s’agit-il plus largement d’une défiance générale envers les institutions de la démocratie représentative, d’une « crise de la représentation » se manifestant par des taux d’abstention élevés aux élections (encore plus significatifs chez les classes populaires et les jeunes qui se détournent des partis politiques et des élections comme mode traditionnel d’expression politique), par le vote d’extrême droite ou encore par la montée de mouvements politiques extra-institutionnels comme celui des zones à défendre (ZAD) à l’image de Notre-Dame-des-Landes, site d’un projet d’aéroport controversé en Loire-Atlantique ou encore les Gilets Jaunes pour « la retraite de ce monde usé et usant »[2]?
Ces questions étant posées, nous pouvons nous demander si nous ne sommes pas en train de traverser ce qu’Antonio Gramsci appelle une « crise d’autorité ». L’histoire post-industrielle ou post-moderne semble difficilement compréhensible en termes de « progrès » et s’apparente de plus en plus à une « catastrophe universelle » selon les termes de Walter Benjamin. Il faut donc penser comment nous pouvons passer de la destitution à l’institution d’un monde nouveau.
Face à la difficulté de comprendre les profondes mutations sociales, économiques et étatiques qui s’intensifient depuis 2008 ainsi que la détresse qu’elles engendrent, cet article propose une relecture de concepts formés dans les années 1920-1930 par Antonio Gramsci et Walter Benjamin. Les concepts élaborés par Gramsci dans l’entre-deux-guerres nous aideront à mieux comprendre les caractéristiques problématiques ou les pathologies de notre présent. La question pratique de l’organisation des masses définies comme subalternes et la constitution d’une contre-hégémonie révolutionnaire telle qu’elle est théorisée par Gramsci nous mènera vers l’analyse de trois formes de pratiques politiques. Elles ont caractérisé de nombreux mouvements sociaux contemporains et témoignent de l’importance de la temporalité comme outil de lutte, comme nous le verrons avec Walter Benjamin.
Crise d’autorité et État intégral : anatomie des sociétés post-industrielles
Antonio Gramsci et Walter Benjamin écrivent dans des conditions historiques qui sous certains aspects se rapprochent de notre situation contemporaine. Le premier est un intellectuel marxiste, militant antifasciste et communiste italien. Il est l’auteur de Cahiers de prison, rédigés lors de sa détention dans les prisons italiennes sous Mussolini de 1926 à sa mort. Dans ces conditions historiques Gramsci développe des notions qui peuvent nous permettre de mieux comprendre ce que nous vivons aujourd’hui. L’entre-deux-guerres est une période historique de crise financière et économique sans précédent (1929) mais aussi de mutations politiques radicales qui transforment les États jusque dans leur structure même (avènement de l’URSS, émergence du fascisme italien et du nazisme). Ce moment voit faillir l’idéologie démocratique et la foi dans le progrès historique qui a contribué à la construction des États constitutionnels modernes depuis la fin du XVIIIème siècle. La période des années 1920-1930 résonne de manière frappante avec la nôtre par trois difficultés : celle de concevoir une cohérence du présent, de se situer dans le sillage d’un processus historique passé et enfin de se projeter vers l’avenir. Dans le Cahier III, au paragraphe 34, Gramsci emploie le concept de « crise d’autorité » en parlant de la situation de désarroi dans laquelle se retrouvent les pays industrialisés à son époque :
« Passé et présent. L’aspect de la crise moderne que l’on présente comme une vague de matérialisme est relié à ce que l’on nomme crise d’autorité. Si la classe dominante a perdu le consensus-consentement, c’est-à-dire qu’elle n’est plus dirigeante mais uniquement dominante, détentrice de la pure force coercitive, cela signifie précisément que les grandes masses se sont détachées des idéologies traditionnelles, ne croient plus en ce qu’elles croyaient auparavant, etc. La crise consiste précisément en ce que le vieux meurt et le nouveau ne peut pas naître. Dans cet inter-règne se vérifient les phénomènes morbides pathologiques les plus variés. »
Pour Gramsci, l’État dans son ensemble, ou plus précisément « l’État intégral », fonctionne grâce à deux dispositifs. D’une part, la coercition et la domination sont appliquées par le gouvernement, la police et la justice, comme simples exercices de la force et de la contrainte. D’autre part, il se pose en organe de direction et s’efforce à produire le consentement, c’est-à-dire l’adhésion volontaire par opposition à la soumission forcée. Lorsque la société civile et le gouvernement entrent en contradiction, c’est-à-dire que la classe dominante perd les masses qui ne croient plus en sa légitimité, il y a une « crise d’autorité », une crise de l’État intégral. La classe dominante qui ne peut plus compter sur le consentement de la population doit alors utiliser la force pour essayer de conserver son pouvoir.
Cette analyse de Gramsci pourrait largement s’appliquer aux situations politiques actuelles de différents États libéraux. Le parti espagnol « Podemos » a fait l’hypothèse selon laquelle la population continuerait à croire à la justice, au régime parlementaire, à l’administration, c’est-à-dire à l’État démocratique. En revanche, elle serait dubitative sur la capacité des élites à agir en vue du bien commun, à créer des richesses ou à rendre légitime la loi. Il faudrait refonder la démocratie représentative sur des bases saines grâce à l’intervention des institutions et des mouvements sociaux constitués par les masses populaires. De l’autre côté du prisme politique, on constate l’émergence d’un populisme autoritaire à travers à la montée des partis d’extrême-droite. Ce type de populisme prône un pseudo-dépassement du clivage traditionnel gauche-droite en s’appuyant sur des valeurs de gauche qu’il détourne pour leur conférer une teneur réactionnaire. On peut dater le début de cette tendance historique avec le thatchérisme qui s’est approprié les aspirations égalitaires populaires dans le but de stigmatiser les « profiteurs », incarnés par les étrangers, ennemis des autochtones vertueux.
Seulement, dans l’inter-règne, on ne sait pas si c’est l’ancien ou le nouveau qui va triompher. Gramsci, interprète de Marx et de la préface de la Contribution à la critique de l’économie politique, reprend l’analyse selon laquelle, à un certain stade de leur développement, les forces productives entrent en contradiction avec les rapports de production existants. C’est dans ce cadre que se profile le combat entre l’ancien et le nouveau. Les contradictions, les décalages, les intérêts conflictuels entre forces productives et rapports de production, et entre gouvernement (classe dominante) et société civile engendrent « des complications, des positions absurdes, des crises économiques et morales qui ont souvent tendance à nous mener à la catastrophe » (Cahier XXII, §1, 2139). Les crises selon Gramsci sont des crises de longue durée irréductibles à un « événement » qui doivent être pensées comme des « développements ». 1929 n’est qu’une date au milieu de la longue crise que constitue l’entre-deux-guerres – au même titre que 2008 dans la séquence actuelle. Nous pouvons même faire l’hypothèse que l’histoire du capitalisme dans son ensemble est une « crise continuelle » puisqu’elle engendre en permanence une lutte où s’affrontent et se dépassent des forces antagonistes. Aujourd’hui, la crise écologique constitue un défi inédit qui remet en cause le principe même de la croissance et engendre concrètement chaque année des milliers de réfugiés climatiques.
Le capitalisme du XXIème siècle semble être à bout de souffle. Au Japon et en Europe les taux de croissance baissent significativement d’année en année. Il ne semble plus pouvoir tenir les promesses du XXème siècle : garantir un progrès économique tout en satisfaisant le bien-être matériel des populations. Les contradictions du système capitaliste se font de plus en plus évidentes et ce dernier va devoir à l’avenir s’allier avec des formes politiques de moins en moins démocratiques pour perdurer. Les démocraties libérales connaissent depuis plusieurs années des crises d’autorité simultanées qui fragilisent leurs États intégraux fondés sur un consensus politique de plus en plus fragile. Les sociétés civiles occidentales se dissocient de plus en plus des structures politiques traditionnelles et de leurs gouvernements. En effet, les crises économiques et financières successives fonctionnent comme des moments révélateurs des limites de l’idéologie néo-libérale et de la mondialisation à outrance. La crise d’autorité s’accompagne d’une crise de la représentation politique qui enraye le mécanisme dialectique des États intégraux.
Construire la contre-hégémonie des subalternes face aux phénomènes morbides pathologiques
Quelles conséquences pratiques peut-on tirer de cette analyse de la crise ? Comment, en temps de crise, faire advenir le meilleur et non le pire ? Comment faire l’emporter le nouveau sur l’ancien ?
À une autre échelle que celle de la montée des partis d’extrême-droite en Occident, rappelons-nous comme il a été politiquement décisif de chasser les éléments nationalistes et les militant•e•s d’extrême-droite lors des manifestations des Gilets Jaunes sur les Champs-Élysées. C’est à partir de ce problème que s’est mis en place un dédoublement des mobilisations. Chaque samedi, le point de rendez-vous de la gare Saint-Lazare attirait de plus en plus de Gilets Jaunes, d’associations, et de militants en général avec comme but de se dissocier du rassemblement sur les Champs-Élysées considéré comme gangrené par l’extrême-droite. Progressivement, les Champs-Élysées ont perdu leur primauté comme point de rassemblement. Et le mouvement des Gilets Jaunes a su réorienter sa direction politique en se dissociant de ses éléments réactionnaires. Il faut être particulièrement vigilant•e•s envers les conséquences politiques d’une crise, aux phénomènes morbides pathologiques qui peuvent en surgir. Antonio Gramsci introduit cette notion en évoquant bien sûr la montée du fascisme italien dans les années 1920 et 1930, un phénomène morbide pathologique qui a mis en échec les forces progressistes communistes :
« À un certain moment de leur vie historique, les groupes sociaux se détachent de leurs partis traditionnels, autrement dit les partis traditionnels avec leurs formes données d’organisation, les hommes déterminés qui les constituent, les représentent et les dirigent ne sont plus reconnus par leur classe ou fraction de classe comme leur expression. Quand ces crises se manifestent, la situation immédiate devient délicate et dangereuse parce que le champ est ouvert aux solutions de force, à l’activité des puissances obscures représentée par les hommes providentiels et charismatiques ». (Cahier XIII)
Ces phénomènes morbides pathologiques peuvent émerger dans toutes les dimensions de l’État intégral. Elles peuvent se manifester au sein de la société civile par la propagation d’idées réactionnaires au sein des masses populaires. Cette propagation est souvent engendrée par la médiatisation de discours pseudo-scientifiques autoritaires, racistes ou faisant l’apologie de politiques économiques d’austérité. Les Nouveaux Philosophes, groupe constitué par Bernard-Henri Lévy, ou encore la figure médiatique de Michel Onfray constituent une autre sorte de manifestation de ces phénomènes morbides. Ces derniers contaminent à la fois la classe dominante et les masses, la société civile et l’État au sens le plus restreint du terme.
Les Gilets Jaunes, les collectifs qui luttent contre les violences policières, les manifestations féministes montrent que des subalternes ont brisé l’état de mutisme et d’invisibilité auquel les classes dominantes essaient systématiquement de les contraindre. En refusant de consentir à leur propre exploitation, en sortant de la passivité et en s’approprient un geste fondamentalement révolutionnaire, les subalternes font face à la violence d’État. Nous le voyons aujourd’hui dans l’acharnement judiciaire que subit la famille Traoré depuis le décès d’Adama Traoré lors de son interpellation par la police. Le mouvement « Justice et Vérité » pour les victimes des violences policières ne fait que prendre de l’ampleur, en particulier depuis le déconfinement. Du côté de l’État, lors d’une crise de l’autorité, il ne peut plus compter sur le consentement des masses et doit s’en remettre à sa seule force coercitive. La répression policière des mouvements sociaux qui émergent dans les démocraties libérales est ainsi devenue une forme de gestion politique aussi courante que pathologique et morbide de la part des États mis en crise.
Pour comprendre comment les forces révolutionnaires peuvent mettre toutes les chances de leur côté, il faut attirer l’attention sur une autre notion importante de la pensée gramscienne, la notion d’appareil d’hégémonie. Lorsqu’ils sont traversés par peu de contradictions et de luttes, les appareils d’hégémonie ont pour effet notamment de nous faire penser que l’ordre établi est naturel, que le monde est tel qu’il doit être et qu’aucune autre manière de vivre en communauté n’est souhaitable. L’hégémonie de la classe dominante se constitue grâce à des appareils publics : l’école, le système parlementaire, le pouvoir judiciaire, la police, le gouvernement, les appareils de répression ; ainsi que des appareils privés qui font partie de la sphère de la société civile : les organisations politiques, syndicales, les associations culturelles et de solidarité, la presse, les réseaux sociaux, les médias en général. La crise d’autorité est donc inévitablement une crise de l’hégémonie construite par la classe dominante. Cette crise peut se conclure par la victoire d’une contre-hégémonie construite par « les subalternes » et les masses à condition que les masses passent soudain « de la passivité politique à une certaine activité et qu’elles posent des revendications qui dans leur ensemble constituent une révolution » (Cahier XIII, §23).
La subalternité caractérise l’état d’une personne dont la voix et les actions sont ignorées. Lorsque Gramsci parle de subalternes, il pense aux classes populaires, au prolétariat industriel et à la paysannerie italiens, donc surtout à des Blancs. Cette notion, suffisamment large, a été reprise a posteriori par des intellectuel•le•s décoloniaux•ales. Ranajit Guha, historien indien, pense le terme subalterne comme synonyme de « rang inférieur », en insistant donc sur la dichotomie entre élites et subalternes comme fondement d’une relation de pouvoir qui caractérise à la fois l’ordre social indien traditionnel et l’ordre colonial britannique. Il relit Gramsci en utilisant son analyse de la dialectique entre coercition et consentement, répression et tolérance à l’opposition. R. Guha s’est attaché à retracer l’histoire continue des subalternes, leurs résistances, leurs mobilisations et leurs révoltes face à l’exploitation coloniale. La constitution de cette histoire des subalternes indiens a pour finalité la reconnaissance d’un domaine autonome des subalternes et un nouveau regard sur la place des insurrections paysannes qui relativise la primauté des mobilisations ouvrières. Les auteurs des Subaltern Studies considèrent donc que l’attribut général de la subordination peut se décliner en termes de classe, caste, âge, genre, profession. L’exploitation économique n’a donc dans ce cadre pas de prévalence sur les aspects politiques, sociaux et culturels, puisqu’il s’agit de faire de « l’histoire intégrale ». Cette forme de marxisme non-occidental tente aussi de sortir d’une définition du sujet révolutionnaire comme étant calqué sur la classe ouvrière métropolitaine, et peut nous aider à penser une horizontalité des luttes sociales spécifiques ainsi que leur articulation.
Pour Gramsci, il faut à la fois que les subalternes s’emparent des appareils hégémoniques publics et privés, allient la spontanéité et la discipline, afin de constituer un « bloc historique » des subalternes qui pourrait aujourd’hui être le résultat d’une convergence des luttes. Je fais référence à une alliance stratégique des luttes qui allierait les forces productives et reproductives au-delà de leurs différences structurelles (ouvrier•ère•s, soignant•e•s, enseignant•e•s, étudiant•e•s précaires ; syndicats et insurgé•e•s…) dans le but d’organiser la direction d’un mouvement de grande ampleur à vocation contre-hégémonique. À ce propos, Gramsci écrit :
« Cette unité de la spontanéité et de la direction consciente ou encore de la discipline, voilà ce qu’est précisément l’action politique réelle des classes subalternes en tant qu’elle est une politique de masse et non une simple aventure de groupements qui se réclament des masses. » (Cahier III, §48)
La notion de bloc historique permet de penser la jonction nécessaire et vitale entre les structures et les superstructures sans subordonner les secondes aux premières. Elle nous amène à comprendre l’évolution historique des formes culturelles et économiques comme étant inextricablement mêlées. Les forces matérielles constituent le contenu du bloc historique et les idéologies, sa forme, le contenu et la forme étant unis de manière dialectique. L’homme est lui-même un bloc historique dans le sens où il est formé à la fois d’éléments individuels et subjectifs et d’éléments de masse, objectifs et matériels, avec lesquels il entretient un rapport actif. Lorsque les crises modernes deviennent organiques, elles se transforment en crise du bloc historique lui-même et contaminent alors toutes les sphères de la société : l’économie, la politique, la culture, la morale… Gramsci les appelle aussi crises d’hégémonie ou encore crises de l’État dans son ensemble ; ces termes comme les expressions de crise d’autorité, de représentation, de l’État intégral désignent le même phénomène vu sous un angle différent. La résolution de ces crises doit passer par la création d’un bloc historique révolutionnaire des subalternes, c’est-à-dire l’organisation politique des forces sociales afin de faire advenir le meilleur de la crise. Ce bloc historique doit articuler un lien organique entre les intellectuels et le peuple-nation, entre les dirigeants et les masses. Cette adhésion doit être consolidée par un sentiment-passion qui devient compréhension mutuelle et permet l’émergence de nouveaux savoirs. C’est dans ce cadre que le rapport de représentation trouve sa légitimité, sa finalité et sa force.
Nous avons vu quelles perspectives pratiques pouvaient être esquissées par la pensée gramscienne. La notion de « subalterne » nous permet de penser des sujets révolutionnaires au-delà de la figure consacrée de l’ouvrier mâle blanc citadin. Gramsci, qui a également été journaliste, insiste beaucoup sur l’importance de s’emparer des appareils d’hégémonie pour préparer la population à l’avènement d’un nouveau monde, c’est-à-dire pour rassembler les conditions de succès d’une révolution politique.
Arrêter le temps pour engendrer le nouveau monde: tirons sur les horloges, déboulonnons les statues !
Dans la construction de cette contre-hégémonie des masses subalternes, il serait intéressant de noter que les grands mouvements contestataires se penchent de plus en plus sur les questions du temps et de l’histoire comme enjeux politiques. De plus, les questions culturelles ne semblent plus subordonnées aux questions économiques. Les superstructures deviennent un terrain de lutte au même titre que les structures. Or, la temporalité est une forme culturelle et sociale qui touche toutes les sphères de la vie sociale. De la manière dont nous organisons notre quotidien rythmé entre travail salarié, travail domestique et loisir ou « temps libre », le temps nous forge. Chaque hégémonie s’accompagne d’une certaine représentation du temps, que ce soit le temps l’époque dans laquelle nous vivons la temporalité du quotidien.
Dans une perspective proprement historique et même historiographique, le mouvement #BlackLivesMatter a su remettre sur le devant de la scène politique mondiale l’histoire coloniale et ségrégationniste américaine, en déboulonnant les statues qui honorent d’anciens propriétaires d’esclaves (Junipero Serra, Francis Scott Key, Ulysses Grant). En France, en Belgique et au Royaume-Uni, ce mode d’action provoque un engouement, on y réclame la restitution des œuvres d’art pillées lors de la colonisation (celles qui constituent le fond du musée du Quai Branly par exemple). S’esquisse ainsi la mise en question d’un certain héritage historique transformé en objet de lutte.
Sur le plan symbolique, les reconfigurations de la temporalité historique peuvent également devenir un moyen de lutte alternatif aux statistiques. La réappropriation militante du calendrier annuel est une tentative de prendre le contrôle de l’agenda politique. Les mouvements féministes déterminent chaque année la date et l’heure de l’année à partir de laquelle les femmes ne sont plus rémunérées pour leur travail (en 2019, le 5 novembre à 16h47), pour les mouvements écologistes il s’agit de la date à partir de laquelle toutes les ressources renouvelables de la planète auront été épuisées (en 2019, le 29 juillet).
Enfin, les luttes qui s’attaquent au temps du travail et de la production, portent une atteinte directement matérielle aux mécanismes d’accumulation du capital. La grève, le blocage des ronds-points, des gares, les opérations « péages gratuits », ont été des outils de lutte formidables pendant le mouvement des Gilets Jaunes car ils ont arrêté ponctuellement la production nationale mais aussi les flux marchands qui y sont liés. Les sphères de la production, de la circulation, de la consommation et en partie de la reproduction du capital ont été impactées. Ils ont été largement inspirés par les stratégies de lutte du mouvement hongkongais.
Il serait nécessaire de repenser l’intérêt de la grève comme outil traditionnel de lutte dans une organisation capitaliste de plus en plus atomisée car mondialisée, dans laquelle les secteurs de production se spécialisent et sont interdépendants. La mondialisation a pour conséquence l’intensification des flux marchands et de main-d’œuvre, de capital productif (capitaux financiers ou circulants et capitaux fixes), et de leur mobilité. Dans une économie fondée sur les technologies de l’information et de la communication et les transports, paralyser un chaînon du processus de production a donc des répercussions immédiates sur l’ensemble des mécanismes d’accumulation du capital à l’échelle internationale[3]. Il nous faut donc nous saisir du temps historique, productif et reproductif, comme outils de la domination, comme appareil d’hégémonie. Il s’agit de générer de nouvelles critiques de l’idéologie du progrès et de l’histoire telle qu’elle est écrite et transmise, et de penser le point de vue comme décisif dans l’écriture de l’histoire. Quelques années après l’écriture des Cahiers de prison et la mort d’Antonio Gramsci, Walter Benjamin, un philosophe juif allemand et historien de l’art traite également de ces thématiques. Alors qu’il est traqué par les milices nazies jusqu’en France et en Espagne où il tente de s’exiler, dans l’urgence et juste avant son suicide, il écrit des Thèses sur le concept d’histoire publiées deux ans après sa mort. Dans ces thèses, il développe la pensée d’un temps historique qualitatif, à la fois messianique et révolutionnaire, un temps de la césure qui formerait une brèche, une rupture, dans le temps quantitatif, celui du supposé progrès, ce dernier se dirigeant sans discontinuité ni rupture vers la catastrophe universelle. Il s’attache à montrer le visage malade de l’histoire comme un paysage pétrifié. Dans la thèse IX, Benjamin parle de l’histoire moderne comme processus irrésistible qui amoncelle derrière son passage les ruines et les victimes engendrées par le progrès capitaliste. Gramsci et Benjamin écrivent tous deux en réaction au nazisme et au fascisme dans des conditions extrêmement précaires. Tous deux livrent un diagnostic de leur présent comme illustration de l’échec du communisme qui avait pourtant réussi en 1917 à effrayer l’Europe toute entière.
« Le progrès, tel qu’il se peignait dans la cervelle des sociaux-démocrates, était premièrement un progrès de l’humanité elle-même (non simplement de ses aptitudes et de ses connaissances). Il était deuxièmement un progrès illimité (correspondant au caractère indéfiniment perfectible de l’humanité). Il était envisagé, troisièmement, comme essentiellement irrésistible (se poursuivant automatiquement selon une ligne droite ou une spirale). […] L’idée d’un progrès de l’espèce humaine à travers l’histoire est inséparable de celle d’un mouvement dans un temps homogène et vide. La critique de cette dernière idée doit servir de fondement à la critique de l’idée de progrès en général. » (Thèses sur le concept d’histoire, thèse XIII)
Comme Gramsci, Benjamin pense l’histoire éthico-politique[4] comme traduction de l’hégémonie. Le progrès est selon lui, l’histoire écrite par les vainqueurs, par les dominants. C’est le développement de la culture, de la science, de la technologie, de l’industrie. Seulement, la perpétuation de la catastrophe universelle est l’envers indissociable du progrès. Walter Benjamin essaie alors de penser l’histoire du point de vue des victimes du progrès, des victimes de la civilisation, c’est-à-dire l’envers de l’histoire officielle. L’amoncellement de ruines et de catastrophes constitue l’histoire des subalternes, des colonisé•e•s, de ceux•elles qui sont mis à mal à chaque nouvelle crise du capitalisme. Gramsci est moins critique de l’idée de progrès. Cependant, il s’oppose à la tradition positiviste qui promeut le progrès technique comme sauveur de l’humanité et pense la possibilité d’une contradiction entre le progrès social (qualitatif) et le progrès économique (quantitatif). Il n’empêche qu’il reste nécessaire d’arrêter le temps capitaliste, d’interrompre la chaîne de la domination séculaire et la continuité de l’oppression. C’est le sens que l’on peut donner au slogan qui a été régulièrement écrit sur les murs pendant le mouvement contre la loi Travail de 2016: « Demain est annulé! ». Au Brésil, le jour du cinquième centenaire de ladite découverte du Brésil, jour de commémoration nationale, de jeunes amérindiens ont été vus entrain de tirer des flèches sur la gigantesque horloge d’un building d’une chaîne de télévision. Dans une autre thèse, Benjamin se réfère à des pratiques politiques similaires :
« Les classes révolutionnaires au moment de l’action ont conscience de faire éclater le continuum de l’histoire. La grande Révolution [La révolution française de 1789] introduisit un nouveau calendrier. Le jour avec lequel commence un nouveau calendrier fonctionne comme un ramasseur historique de temps. Et c’est au fond le même jour qui revient toujours sous la forme des jours de fête, lesquels sont des jours de remémoration. Ainsi, les calendriers ne comptent pas le temps comme les horloges. Ils sont des monuments d’une conscience de l’histoire dont la moindre trace semble avoir disparu en Europe depuis cent ans. La Révolution de Juillet [1830] a comporté encore un incident où cette conscience a pu faire valoir son droit. Au soir du premier jour de combat, il s’avéra qu’en plusieurs endroits de Paris, indépendamment et au même moment, on avait tiré sur les horloges murales. » (Thèses sur le concept d’histoire, thèse XIX).
Les notions gramsciennes d’« État intégral » et de « crise d’autorité » ont pu éclairer la nature répressive de l’État lorsque le consentement des masses échoue. Ce dernier paraissant voué à se déliter face aux contradictions croissantes du capitalisme mondialisé, les États-nations adoptent des stratégies de plus en plus répressives et les politiques monétaires et budgétaires font désormais partie de la sphère de décision d’organisations supranationales (l’Union Européenne, le FMI). Les masses, qui s’identifient aujourd’hui à une société civile, tentent de sortir de leur état de subalternité en s’organisant horizontalement afin de parer aux phénomènes morbides pathologiques engendrés par cette crise généralisée. Pour empêcher la perpétuation de la catastrophe universelle créée par le progrès du capitalisme tardif, arrêtons le temps de la production, le temps de l’histoire des dominants, faisons éclater le continuum de l’histoire : tirons sur les horloges, déboulonnons les statues, exigeons la retraite à 13 ans[5] ! Le nouveau monde ou rien.
Notes
[1] Jusqu’à la mi-janvier 2020, 51 % de la population française soutient ou a de la sympathie pour le mouvement contre 33 % en opposition ou hostiles.
[2] Extrait du Compte-Rendu de l’Assemblée générale des Gilets Jaunes à Belleville le 11 janvier 2020
[3] Lire le dossier “Actualité de la grève” paru dans Contretemps en janvier 2020 https://www.contretemps.eu/dossier-actualite-greve/
[4] C’est-à-dire qu’il ne pense pas l’histoire comme une succession de faits historiques et qu’il nie la possibilité d’une science historique dite objective.
[5] Le slogan “Retraite à 13 ans” est né pendant le mouvement de 2016 contre la Loi Travail comme une forme d’expression du refus du travail.