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Il y a 80 ans, le 22 juin 1941, les nazis envahirent l’Union soviétique. Dès le début, l’opération Barbarossa fut une guerre d’une sauvagerie sans précédent, visant à réduire des dizaines de millions de personnes en esclavage et à éliminer l’ennemi « judéo-bolchevique » d’Hitler. La résistance héroïque à l’invasion a inversé le cours de la guerre, mais le peuple soviétique a dû payer un prix terrible, des millions de soldats et de civils ayant perdu la vie. Les nazis réservaient deux sorts à la population de l’Union soviétique : l’esclavage ou l’extermination. Le monde extérieur n’a toujours pas mesuré l’ampleur des crimes horribles perpétrés par les nazis lors de l’invasion de l’Union soviétique en ce jour de 1941.

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Un barrage d’artillerie s’étendant sur un front de 2000 kilomètres de long a donné le coup d’envoi de l’invasion de l’Union soviétique par l’Allemagne aux petites heures du 22 juin 1941. Les milliers de panzers et les divisions motorisées s’élancèrent sur le sol ennemi, tandis que les bombardiers commençaient à frapper les aérodromes soviétiques proches et les bases navales éloignées. La Wehrmacht avait rassemblé plus de trois millions de soldats pour cet assaut militaire, le plus puissant de l’histoire de l’humanité.

L’opération Barbarossa dont le nom de code est celui d’un empereur allemand du Moyen Âge qui, en plus d’être le champion de l’expansion en Europe de l’Est a mené une croisade en Terre Sainte, ne fut pas une guerre ordinaire. Hitler la voyait comme une gigantesque épreuve de force entre deux idéologies rivales qui se disputaient la suprématie mondiale : le nazisme et le communisme soviétique (ou « judéo-bolchévisme » dans son jargon).

Le communisme était aux yeux des nazis une arme mortelle que des intellectuels juifs avaient forgée pour nuire aux races les plus développées du monde, le peuple allemand avant tout. Pour que l’Allemagne prospère, le communisme devait mourir. Dans la lutte contre les « criminels » bolcheviques, explique Hitler à ses généraux avant l’invasion, les conventions militaires n’ont aucune valeur : « Un communiste n’est pas un camarade, ni avant ni après la bataille. Ceci est une guerre d’extermination. »

Les nazis racialisèrent leur ennemi de l’Est comme une force « judéo-asiatique », si sournoise et cruelle que les soldats allemands n’avaient aucune chance de l’emporter s’ils ne renonçaient pas à leur chevalerie innée pour agir avec la plus grande impitoyabilité. Le haut commandement des forces armées allemandes rédigea des décrets ordonnant aux soldats combattant sur le sol soviétique de faire fi des normes internationales sur la conduite de la guerre que l’Allemagne respectait sur les autres champs de bataille. Ils préparèrent l’attaque contre l’Union soviétique dans le plus grand secret afin d’anéantir d’un seul coup le pays avec lequel l’Allemagne avait signé un pacte de non-agression.

Ce n’est que le 21 juin que les chefs de compagnie informèrent leurs soldats des objectifs de la campagne imminente. Leurs instructions sont les suivantes :

1/ Le bolchevisme est l’ennemi mortel du peuple allemand national-socialiste. La lutte de l’Allemagne est dirigée contre cette vision subversive du monde et ses agents.

2/ Cette lutte exige une action drastique, impitoyable et énergique contre les agitateurs bolcheviques, les partisans, les saboteurs, les Juifs et l’élimination complète de toute résistance active ou passive.

 

« Une lutte raciale sans merci »

Les envahisseurs frappèrent les Juifs soviétiques avec une force particulière, convaincus qu’ils étaient que chaque Juif sur le sol soviétique était porteur de la peste bolchevique. Chaque fois que les unités allemandes rencontraient une forte résistance, leur réflexe consistait à accuser les Juifs. Les chefs de la police des territoires occupés formaient leurs hommes lors de séminaires intitulés : « Là où il y a un partisan, il y a un Juif et là où il y a un Juif, il y a un partisan. » Après qu’une série de bombes posées par des agents soviétiques ait explosé à Kiev cinq jours après le début de l’occupation de la ville, tuant plusieurs centaines d’Allemands, les occupants se livrèrent par vengeance à un massacre parmi la population juive de Kiev.

En l’espace de deux jours, ils exécutèrent 33 771 hommes, femmes et enfants juifs. Dans leur rapport sur les massacres perpétrés dans le ravin de Babi Yar à Kiev, les responsables SS les présentent comme une vaste opération politique visant à détruire les piliers du pouvoir soviétique. Au sujet des victimes, ils écrivent : « On peut affirmer aujourd’hui que tous les Juifs sans exception ont servi le bolchevisme soviétique. »

Tout en se concentrant en particulier sur les Juifs soviétiques, la colère allemande contre l’ennemi de l’Est était plus ample. Les chefs militaires pensaient que la plupart des soldats de l’Armée rouge étaient infectés par le bolchevisme. Avant la campagne, ils ne prirent aucune disposition pour construire des baraquements ou distribuer de la nourriture aux millions de soldats ennemis qu’ils s’attendaient à capturer. Les rouleaux de fil de fer barbelé étaient les seuls articles fournis aux districts militaires dans le but de détenir les « hordes bolcheviques » capturées.

Lorsque la Wehrmacht amenait des convois de soldats soviétiques capturés dans les camps improvisés, les gardes avaient ordre de ne pas partager la nourriture avec les prisonniers. Une délégation de femmes ukrainiennes qui souhaitaient nourrir les prisonniers de guerre dans un camp près de Zhitomir demanda la permission au commandant autrichien. Celui-ci rejeta leur demande, invoquant une directive d’Hitler visant à « exterminer le bolchevisme, y compris les personnes infectées par celui-ci ».

Une instruction destinée aux gardes du camp, publiée en septembre 1941, qualifiait chaque homme de l’Armée rouge de bolchevik et « d’ennemi mortel de l’Allemagne nazie ». Dans un langage qui assimilait les prisonniers soviétiques à des animaux sauvages, l’instruction ordonnait aux gardes allemands de toujours garder les yeux sur les prisonniers. Ils devaient les maîtriser par des gestes et des regards qui traduisaient « la fierté et la supériorité allemandes », en plus d’user le langage des armes.

La politique d’éradication de la prétendue menace bolchevique fut d’une terrible efficacité. Au début de l’année 1942, plus de deux millions de prisonniers de guerre soviétiques en captivité en Allemagne étaient morts de faim, de maladie et d’une série de nouvelles techniques de meurtre testées pour la première fois sur des citoyens soviétiques, telles que les chambres à gaz fixes, les fourgons à gaz et le « Genickschussanlage »  (« installations de tir dans la nuque »). Le taux de mortalité s’est ensuite quelque peu ralenti lorsque les Allemands ont commencé à utiliser les prisonniers soviétiques comme une force de travail jetable.

La guerre contre le bolchevisme se poursuivit avec une rage intacte. Lorsque les forces allemandes ne parvinrent pas à prendre Stalingrad à l’automne 1942, un journal allemand donna l’explication suivante : si Stalingrad avait été défendue par des Britanniques ou des Américains, les Allemands auraient conquis la ville en quelques jours. La différence, c’est que l’ennemi auquel les Allemands étaient confrontés n’était pas constitué d’êtres humains, mais de bolcheviks, des créatures bestiales qui se battaient « avec la force de l’infériorité déchaînée » parce qu’elles ne chérissaient pas la vie.

Après leur déroute catastrophique à Stalingrad en février 1943, les Allemands ne réussirent à vaincre l’Armée rouge qu’une seule fois, lorsqu’ils reprirent Kharkov le mois suivant. En entrant dans la ville, les soldats de la 1ère division Waffen SS Adolf Hitler trouvèrent quatre cents soldats soviétiques gravement blessés dans un hôpital militaire. Les Allemands tuèrent de nombreux blessés, avant de verrouiller le bâtiment et d’y mettre le feu.

Quelques jours plus tard, le 24 avril 1943, prenant la parole à l’université de Kharkov, le chef SS Heinrich Himmler rappela à ses hommes les enjeux de cette guerre. Selon Himmler, le gigantesque affrontement de l’Allemagne avec « l’Asie et les Juifs » était « nécessaire à l’évolution » et à l’épanouissement du Troisième Reich. C’est « ici à l’Est » que se décide la guerre mondiale :

« C’est ici que l’ennemi russe, ce peuple de deux cents millions de Russes, doit être détruit sur le champ de bataille, personne par personne, et saigné à mort… nous n’avons qu’une seule tâche, tenir bon et poursuivre la lutte raciale sans pitié. »

 

« Impunité totale »

Quatre-vingts ans après le lancement de l’opération Barbarossa, quantité de dossiers contenant les témoignages de centaines de survivant(e)s de l’occupation nazie ont fait surface dans d’anciennes archives soviétiques. Réalisées au lendemain de la retraite de l’armée allemande en 1943-1944, ces transcriptions sont l’œuvre d’historien(ne)s qui ont suivi l’Armée Rouge sur le chemin de la libération ou de la reconquête. Ils ont visité des villes et des villages fumants en Russie, en Ukraine et en Biélorussie, où ils se sont assis pour parler avec des témoins oculaires, en sténographiant chacun de leurs mots.

Parmi les personnes interrogées figuraient plusieurs Juifs qui avaient miraculeusement survécu. Dina Prochineva, une actrice de Kiev, avait sauté dans le ravin de Babi Yar avant que les balles des bourreaux ne l’atteignent. Elle resta allongée dans la fosse pendant des heures, trempée par le sang de ses compatriotes juifs, faisant semblant d’être morte, avant de sortir en rampant à la faveur de la nuit. Pendant les deux années suivantes, elle vécut comme une vagabonde dans un pays hostile, dénoncée par ses amis et secourue par des étrangers. Un coiffeur de Brest (Pologne Orientale) survécut en se cachant sous un lit pendant des mois. Il avait pour règle de se coucher sur le ventre, pour ne pas tousser.

Les historiens ont interrogé un large éventail de témoins : des enseignants, des ingénieurs, des travailleurs industriels, des fonctionnaires du parti et des paysans. Ils ont parlé à des hommes et des femmes qui avaient combattu les Allemands en tant que partisans, ainsi qu’à des ecclésiastiques qui avaient du mal à expliquer pourquoi ils avaient inclus Adolf Hitler dans leurs prières publiques. Malgré la diversité de leurs origines, pratiquement tous les témoins ont qualifié la domination allemande d’inhumaine et d’extrêmement cruelle.

De nombreux survivant(e)s soviétiques furent témoins de massacres. Des habitant(e)s de Kiev ont décrit la procession des Juifs de la ville vers leur lieu d’exécution ; des enfants ont observé les fusillades, perchés sur des arbres. Un médecin de Kharkov a assisté, impuissant, à l’embrasement de l’hôpital militaire. Le sort des prisonniers de guerre soviétiques suscite une immense compassion. Des convois de prisonniers misérables, marchant à peine, sont passés à plusieurs reprises devant l’école d’un village d’Ukraine orientale, sur le chemin d’une usine de machines voisine.

Un instituteur raconte :

« Plusieurs fois, la classe a été perturbée parce que chacun des écoliers avait un père, un frère à la guerre. Une fois, lorsque le directeur leur a interdit de sortir et de regarder les prisonniers, les enfants ont tellement pleuré qu’il était impossible de faire cours. Ils pleuraient et j’étais assis là à pleurer. »

Les témoins comprenaient que la violence découlait du mépris total des occupants allemands pour le peuple soviétique et qu’elle faisait partie intégrante de leurs conceptions de suprématie raciale. Une femme de Lvov se souvient du premier passage à tabac dont elle fut témoin. C’était une semaine après le début de l’occupation de Lvov lorsqu’elle a vu un Allemand dans la rue frapper une femme au visage :

« Ensuite, c’était quotidien. Ils nous traitaient tous avec un grand mépris. Tous de la même façon. Ils se sentaient comme des demi-dieux. Partout, ils disaient, « Oui, oui, cette terre est à nous ».

La femme, d’origine polonaise, a ajouté la remarque suivante :

« Nous avons vu et compris parfaitement que dès qu’ils en auraient fini avec les Juifs, ils commenceraient à faire de même avec nous aussi. »

Cet ajout indique clairement que la victime de l’agression dont elle a été témoin était juive.

Un homme de Tarnopol se souvient qu’un jour de 1942, alors qu’il se rendait à pied dans un village voisin, il a vu un paysan qui venait de livrer son quota de céréales et qui était sur le chemin du retour :

« Il montait un bon cheval et voulait passer plus rapidement. Comme des wagons circulaient encore à cet endroit, il s’est mis au milieu de la route. Pendant ce temps, une voiture est arrivée. Il fait signe. Pendant qu’il faisait tourner le cheval, la voiture a été obligée de s’arrêter. Alors un Allemand a sauté de la voiture et a commencé à battre le paysan. [Le paysan] a été battu très sévèrement. Plusieurs femmes sont sorties d’un wagon et l’ont aidé à rentrer chez lui, mais il est mort peu de temps après ».

Ce témoin a continué :

« Les Allemands n’ont jamais assumé la responsabilité du moindre assassinat; il était impossible de porter la moindre accusation contre eux. L’impunité était totale. Même les gens qui travaillaient pour les Allemands n’osaient s’adresser volontairement à eux. A la moindre protestation, ils étaient assassinés sur-le-champ ».

 

Le rétablissement du servage

La méthode préférée des Allemands pour discipliner les travailleurs soviétiques était de les flageller ou de les fouetter en public. Les témoins ont raconté que les Allemands frappaient les travailleurs qui ne saluaient pas correctement ou qui gardaient une main dans leur poche.

Les châtiments corporels avaient été abolis en Russie au début du XXe siècle, et les manuels soviétiques les décrivaient comme un vestige sordide du passé féodal du pays. Le fait que les Allemands brandissent des cannes et des fouets suggérait aux observateurs sur le terrain un retour au servage. Une chanson fit le tour des villages ukrainiens à l’été 1942 : « Le tsar en Russie a aboli le servage depuis longtemps / Mais ici Hitler a ordonné l’introduction de l’esclavage ».

De nombreux témoins ont commenté les pendaisons de partisans et de « bandits » présumés que les Allemands ont pratiquées par milliers, à en juger par les nombreuses preuves disponibles. Ils pendaient les gens aux balustrades des balcons, aux poteaux des rues ou aux arbres et laissaient leurs corps suspendus pendant des semaines afin de terroriser la population. Tout le monde devait voir les cadavres, soulignaient les témoins.

En se promenant dans le centre de Kharkov à la mi-novembre 1941, un professeur local a compté plus de soixante corps suspendus aux balcons du deuxième étage des immeubles :

« Leurs jambes étaient à une distance d’un mètre et demi à deux mètres du sol et il était facile de les toucher avec la main. La majorité était des hommes, mais parmi les pendus se trouvent aussi des femmes. Un spectacle épouvantable ! »

Dans certains cas, les Allemands procédèrent même à des pendaisons avec une torsion, afin d’accentuer leur cruauté. « Je n’ai jamais vu nulle part dans l’histoire qu’on ait pendu des gens comme l’ont fait les Allemands », a déclaré un président de kolkhoze de la région de Toula, décrivant la pendaison d’une femme qui avait été accusée à tort d’être une partisane. « Ils l’ont pendue comme ça : ils l’ont déshabillée, l’ont attrapée par le menton avec un crochet et l’ont pendue. Elle a crié pendant quatre jours. »

Un partisan biélorusse a été interviewé dès décembre 1942, après avoir été envoyé par avion à Moscou avec d’autres combattants pour informer les responsables communistes de l’état de la guerre des partisans dans les marais et les forêts de Biélorussie. Il a parlé des potences que les Allemands avaient installées « sur les places, dans les parcs et devant les théâtres. Dernièrement, des potences ont été installées dans chaque quartier de village. Ils les pendent avec des hameçons dans les mâchoires, comme des poissons ».

 

Une violence sans précédent

Les Soviétiques, hommes et femmes, avaient connu presque sans exception une grande violence tout au long de leur vie d’avant-guerre. Ils avaient vécu une guerre civile sanglante, une campagne de collectivisation des plus brutales et la famine qui s’en est suivie. Plusieurs millions de personnes avaient été victimes de vagues récurrentes d’arrestations dans les années 1920 et 1930. En dépit de ces souffrances, de nombreux témoins soviétiques ont qualifié la violence infligée par les occupants allemands de sans précédent en raison de sa nature avilissante.

Lorsqu’ils décrivent la domination allemande, ils utilisent le lexique de la révolution russe qui aiguise le sentiment de leur dignité et des abus qui lui sont infligés. Le régime stalinien s’adressait aux gens en tant que citoyens et mettait un point d’honneur à les raisonner, même s’il arrêtait ou tuait des milliers de personnes qui ne se pliaient pas à sa logique officielle. En revanche, comme l’ont souligné les témoins soviétiques, les Allemands ne communiquaient qu’en aboyant des ordres ou en recourant à la violence physique pure et simple. Les témoins ont mentionné à maintes reprises les panneaux « Entrée pour les Russes strictement interdite » que les occupants apposaient sur les toilettes publiques ou à l’entrée des places de la ville, parfois, comme ils l’ont souligné, dans un russe approximatif.

Parmi les quelque cinq millions de civils soviétiques envoyés en Allemagne comme travailleurs forcés, beaucoup vécurent leur avilissement avec une acuité particulière. Après avoir débarqué des trains de marchandises dans des « camps de distribution » situés à l’extérieur des grandes villes allemandes, ils étaient désinfectés, photographiés et leurs empreintes digitales étaient relevées. Ceux qui sont affectés au travail dans les usines d’armement reçoivent une petite plaque en bois portant les lettres OST (« EST ») avec un numéro imprimé à côté. Désormais, on s’adressait à eux uniquement par leur numéro d’identification.

D’autres travailleurs et travailleuses ont été proposés à l’achat à des fermiers et des restaurateurs. Une jeune femme de 21 ans originaire de Tchernigov a décrit la scène qui s’est déroulée au bureau du travail de Nuremberg :

« Ils nous ont déshabillés et nous ont placés de manière ordonnée dans une file de personnes nues. Les clients marchaient autour de nous et nous tapaient dans le dos avec une canne ».

Les employeurs faisaient des offres individuelles, en fonction de l’âge et de la santé du travailleur ou de la travailleuse. Une inspection minutieuse de leurs dents et de leurs yeux faisait partie de la routine. « Nous offrions un spectacle horrible. Les Allemands nous regardaient comme si nous étions des animaux », se souvint une étudiante de Mogilev.

Une bibliothécaire de Simferopol, âgée de vingt-neuf ans au moment de son entretien en août 1944, a vu les couples de fermiers commencer à se chamailler, les hommes cherchant à acheter des filles plus jeunes alors que leurs femmes préféraient les femmes plus âgées :

« Ils nous regardaient de tous les côtés, comme du bétail. Souvenez-vous de La Case de l’Oncle Tom de Beecher Stowe :  ils achetaient des esclaves. »

 

Après la libération

Les survivant(e)s soviétiques se souvenaient avec précision du moment de leur libération. Une infirmière de Kiev s’était réfugiée dans une pirogue alors que les Allemands se battaient pour contrôler la ville contre l’avancée des troupes soviétiques. Le matin du 7 novembre 1943, qui était un jour férié révolutionnaire, quelqu’un lui a dit qu’il y avait des hommes de l’Armée rouge dans les rues. L’infirmière s’est précipitée dehors.

Elle ne parvenait encore pas à trouver les mots pour exprimer ses sentiments lors de son entretien :

« Je… vous… … pour moi… Je ne peux pas le décrire. Je pleurais. Un soldat a pris mes mains et les a embrassées, mes mains sales. C’est là que j’ai fondu en larmes ».

Un survivant juif de Lvov qui s’était échappé d’un camp de la mort et avait survécu dans la clandestinité se souvenait d’avoir été si faible qu’il ne pouvait marcher qu’avec des béquilles. « C’est dans cet état que l’Armée rouge m’a trouvé… J’avais renoncé à moi-même. La vie n’avait plus de sens pour moi. »

Les soldats soviétiques qui sont entrés dans les villes et villages ravagés ont décrit des scènes de désolation déchirante. « Je n’oublierai jamais la façon dont nous avons été accueillis à Poltava », écrit un officier à sa sœur en septembre 1943 :

« Une vieille femme pleurait dans mes bras. Lorsque nous nous sommes séparés, elle a fait un signe de croix sur moi, encore et encore. Sur une place, il y avait une très vieille petite femme qui se promenait avec un sac de pommes. En silence, elle distribuait deux pommes à chaque soldat. Quand on voit tout ça, on a envie de pleurer ».

Partout dans les zones libérées, les experts médico-légaux découvraient les restes de civils exécutés qui avaient été jetés dans des fossés antichars ou des ravins. Les responsables communistes rassemblèrent les soldats et les habitants sur les lieux des crimes afin de les mobiliser davantage pour la guerre contre les Allemands. Pour les survivants traumatisés, ces rassemblements avaient également une fonction cathartique.

À Melitopol, les responsables de la ville réunirent tous les habitants pour une réunion quelques jours seulement après la libération de la ville. Parmi les intervenant(e)s figuraient quatre jeunes, deux hommes et deux femmes, qui avaient rejoint les partisans après que les Allemands eurent abattu leurs familles et leurs parents. « Ce à quoi nous avons assisté n’était pas une réunion ordinaire », a déclaré un témoin aux historien(ne)s, « c’était un seul et unique rugissement et hurlement. Les histoires étaient si horribles que nous sommes tous restés là, incapables de bouger. »

En Allemagne, pendant ce temps, le sentiment anti-bolchevique atteint de nouveaux sommets. Une vague de suicides déferla sur l’Est de l’Allemagne au début de 1945, en prévision de l’arrivée des Soviétiques. La peur et la haine des Russes s’empara de la majeure partie de la nation puisqu’Hitler avait prédit que le destin de tous les Allemands serait la destruction, le viol et l’esclavage avec « d’immenses colonnes d’hommes se dirigeant vers la toundra sibérienne », à moins qu’ils n’intensifient leur effort de guerre.

Ces sentiments perdurèrent même après le suicide d’Hitler et l’effondrement de son Troisième Reich. Au printemps 1945, un officier de renseignement nord-américain visita l’ouest de l’Allemagne, une région qui n’avait jamais été touchée par l’Armée Rouge. L’officier, qui était lui-même juif, fut étonné de constater l’absence quasi totale d’antisémitisme au sein de la population, malgré les énormes efforts déployés par les nazis pour leur inculquer ces préjugés. Il fut cependant encore plus frappé par ce qu’il décrivit comme une « phobie des Russes » quasi-universelle. Partout, il entendait des gens faire des remarques sur les Russes « incultes », « barbares », « graisseux ».

Dans une banlieue de Hambourg, un allemand observa dans son journal comment les prisonniers de guerre soviétiques libérés erraient dans les rues au début du mois de mai, demandant de la nourriture et recourant à la force lorsque les habitants refusaient leurs demandes. Il décrit dans son journal l’hystérie de la population : « Les Russes pillent ! », « Les Russes sont tous des meurtriers et des criminels ! » Les hommes se rassemblaient avec des battes et des bâtons, prêts à défendre leurs villages.

Le projet d’une croisade contre le bolchevisme menée par l’Allemagne a survécu aux nazis : avec quelques modifications, il est devenu un élément déterminant de la guerre froide. Les États-Unis, plutôt que l’Allemagne, ont pris la tête de cette nouvelle lutte. Au lieu du bolchevisme juif, le nouvel ennemi de l’Occident était le bolchevisme russe, mais la criminalité et les desseins mondiaux attribués aux Russes ressemblaient à l’imagerie nazie des Juifs.

Ce schéma présentait avec force l’Union Soviétique comme une puissance agressive, dont les victimes étaient son propre peuple. Il ne pouvait pas concevoir le peuple soviétique comme une victime d’une agression extérieure. Ils n’avaient pas leur place dans la conscience anticommuniste occidentale. Cela explique pourquoi, aujourd’hui encore, on sait si peu de choses sur les nombreuses victimes soviétiques de l’occupation nazie.

Des initiatives récentes telles que l’ouvrage « La Shoah par balles » du père Patrick Desbois ou la recherche par Yad Vashem des sites d’assassinat des Juifs dans les territoires occupés de l’ex-URSS, ont commencé à dresser la carte de « l’Holocauste sur le sol soviétique ». Cependant, leur focalisation sur le meurtre de 2,75 millions de Juifs soviétiques néglige les millions de prisonniers de guerre, d’autres « bolcheviks » présumés, de partisans et de travailleurs esclaves qui ont également perdu la vie dans la campagne d’anéantissement de l’Allemagne à l’Est. Le chapitre soviétique de la guerre la plus terrible de l’histoire moderne n’a pas encore été entièrement raconté.

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Le site web sovietsurvivors.com, lancé le 22 juin 2021, présente une petite sélection des entretiens que les historien(ne)s mentionné(e)s dans cet article ont menés avec des citoyen(ne)s soviétiques qui ont survécu au régime d’occupation allemand. Le site décrit également plus en détail la création et le travail de la commission historique de la guerre.

Jochen Hellbeck est professeur d’histoire à la Rutgers University (New Brunswick). Il écrit actuellement un livre sur la guerre germano-soviétique. Avec Daria Lotareva et Viktoria Naumenko, il prépare également un ouvrage intitulé Soviet Suffering Under Nazi Rule : The First Testimonies.

Publié initialement sur https://jacobinmag.com/2021/06/operation-barbarossa-war-racial-annihilation-soviet-union-nazi-germany

Traduction par Contretemps.

Illustration : https://snl.no

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