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À propos de : Cy Lecerf Maulpoix, Écologies déviantes, voyage en terres queers, Paris, Editions Cambourakis, 2021, 269 p.

Dans Écologies déviantes, Cy Lecerf Maulpoix prend au sérieux ce qui constitue le sous-titre de son livre, le voyage, non pas à la manière d’un guide intellectuel ou politique qui nous conduirait vers des terres libérées de la domination, mais plutôt comme une invitation à aller fouiller vers des territoires enfouis, discrets, à l’abri d’un certain ordre hétéro-patriarcal.

Cette invitation au voyage met au jour les interstices dans lesquelles ont pu s’engouffrer, à différentes époques et dans différents lieux, des individus et des groupes fuyant certaines normes et construisant un rapport particulier à la nature. C’est là tout l’enjeu de ces découvertes auxquelles nous convie l’auteur, faire surgir cette double dimension, à partir de récits d’expériences et d’évocations de lieux : comment ont été pensés et vécus, et largement tout autant vécus que pensés, la résistance ou le refus de l’hétéronormativité, et l’instauration d’un rapport à la nature qui ne soit pas dominatrice et destructrice.

Parmi les figures oubliées ou peu connues que Cy Lecerf Maulpoix nous fait découvrir, Edward Carpenter occupe une place de choix. Dans l’Angleterre victorienne, celui-ci se penche sur ce qu’il appelle le « sexe intermédiaire » et envisage le rôle politique et social que devraient jouer les homosexuels. Il cherche à prolonger ses engagements socialistes par la redéfinition d’un projet de société fondé sur de nouveaux sentiments, que les individus sont capables de forger entre eux. Il défend ainsi l’idée que les normes qui régissent d’une société ne peuvent être immuables à partir du moment où les individus font valoir d’autres lois qui prennent comme points de départ leurs expériences et leurs sentiments.

Il va alors chercher dans les sociétés non industrielles des exemples d’autres rapports à la naturalité des choses, afin de trouver les ferments d’utopies à même de résister à la violence des sociétés modernes. En même temps qu’il travaille à ses recherches, Carpenter est en quête d’un mode de vie en phase avec ses aspirations émancipatrices, du point de vue des rapports à l’environnement, au travail et à la sexualité. La ferme dans laquelle il s’installe participe d’un certain renouveau du socialisme utopique de la fin du XIXème siècle, en retissant « un équilibre, une autonomie, des modes de coopération », en recréant du lien entre le corps et la nature.

Autre voyage, celui vers le groupe de Bloomsbury, né à Londres au début du XXème siècle, dans lequel on retrouve notamment Virginia Woolf, John Maynard Keynes ou la peintre Dora Carrington. Caractérisé par une importante liberté des relations sexuelles et amoureuses et la présence de plusieurs homosexuel.les en son sein, ainsi que par une sécession masculine vis-à-vis de l’armée, ce groupe quitte Londres pour la campagne du Kent en 1916. Le jardin et la nature environnante constituent pour lui un espace d’épanouissement collectif, physique, sexuel, esthétique, mais également d’autosubsistance partielle.

On pourrait mentionner dans le détail les autres histoires que Cy Lecerf Maulpoix fait ressurgir, celle par exemple des « Radical Faeries », un groupe gay qui s’est d’abord développé au sein de la contre-culture états-unienne des années 1970 et s’appuie sur certaines traditions et spiritualités dans lesquelles la nature occupe une grande place, au même titre que les sorcières écoféministes peuvent mobiliser politiquement la figure de la déesse. Ou encore les récits des expériences personnelles dans des communautés queer en Californie, ou encore de cruising, à savoir la drague anonyme pour des rapports sexuels éphémères, lorsqu’elles se déroulent dans des milieux naturels, et ce qu’elles disent des manières d’habiter sexuellement certains espaces, qui peuvent être protégés par des dispositifs institutionnels.

Comme on le comprend, Cy Lecerf Maulpoix circule entre différentes expériences, différents lieux, différents lieux et époques, mais à chaque fois pour exposer les questionnements soulevés par les formes de sexualité non normatives et les rapports qu’elles entretiennent avec leurs environnements, soulevant ici des questionnements propres à l’écologie politique. Car au-delà de ces récits qui puisent à l’expérience sensible de l’auteur, l’enjeu plus immédiatement politique est de contribuer à dépasser la difficulté que celui-ci a eu à articuler ses deux champs principaux d’engagement, dans les mouvements LGBTQI d’une part et les mouvements écologistes de l’autre.

Cy Lecerf Maulpoix entend ainsi défricher un champ militant peu répandu en France, celui de l’écologie queer, dont il emprunte la définition à Catriona Sandilands, à savoir « une constellation vaste et interdisciplinaire de pratiques dont le but est de perturber de différentes manières les discours et les articulations institutionnelles de la nature et de la sexualité, de réimaginer des processus d’évolution, des interactions écologiques et des politiques environnementales à la lumière de la théorie queer. »

Mais il préfère au terme de queer celui d’écologies déviantes afin de mieux représenter « la diversité des intersections et des identités mouvantes » et d’affirmer une réappropriation de l’insulte ou du stigmate associés à la « déviance » sexuelle. Il ajoute à cette question de la déviance sexuelle d’autres formes de déviation, de « lignes de fuite, de grande échappées à travers les villes et les champs, d’arrière-postes combattifs, de rêves et d’utopies précieuses à mêmes de nourrir nos imaginaires et nos espoirs ». La fonction politique des voyages évoqués plus haut prend alors tout son sens ; non pas en vue d’un travail à proprement parler d’historien ou d’ethnologue, mais afin de faire des déviances des sources d’imaginaires politiques.

Écologies déviantes n’est cependant pas seulement composé de ces percées vers d’autres temps ou d’autres lieux ; il est aussi une invitation au dialogue, un dialogue critique, pour une écologie anticapitaliste dans laquelle la sexualité et les questions posées par les mouvements LGBTQI ne soient pas des angles morts. Ce dialogue est d’abord le résultat de tentatives militantes de constituer un pôle LGBTQUI au sein des mobilisations écologistes, d’abord lors de la COP21 de Paris en 2015, occasion d’une première tribune interpellant les LGBTI face aux dérèglements climatiques, qui soulignait deux choses.

D’une part, elle faisait l’hypothèse que les crises, en l’occurrence la crise climatique, menacent généralement en premier lieu les minorités : « La crise climatique menace en effet les LGBTI à la fois en tant qu’individus, comme tous les humains, mais aussi en tant que groupe qui risquerait, au même titre que d’autres minorités, de servir de bouc-émissaire à des sociétés angoissées par leur avenir. » D’autre part, cette tribune entamait une réflexion sur les usages politiques de la notion de nature, d’un point de vue écologiste et LGBTQI :

« N’est-il pas pertinent en effet, nous qui avons été si souvent taxés d’être « contre nature », de revenir justement à celle-ci pour continuer à questionner son concept même ? N’y a-t-il pas même un besoin essentiel LGBTI de pouvoir affirmer que nous ne nous inscrivons pas contre elle, mais en elle, et que nos préférences sexuelles, notre genre, les questionnements que nous incarnons ne contribuent pas à la détruire mais seulement à déconstruire l’idée préconçue que nous en avons ? Pour des LGBTI comme nous, protéger le climat, ce n’est évidemment pas défendre un concept rétrograde de « nature ». L’émergence de mouvements tels que « l’écologie humaine », issue directement de mouvements d’extrême droite proches de la Manif pour tous, de même que les discours perturbants de vieux militants écologistes, gentillets mais un peu dépassés, mâtinés de thèses vaseuses sur la reproduction homme-femme méritent une attention, un souci, car ils sont les signes d’un danger et d’un besoin. Le besoin d’une présence et le besoin d’une prise de position claire face à l’ambiguïté de discours redessinant un concept de nature inquiétant. »

Les mobilisations autour de la COP21 furent rendues difficiles par l’état d’urgence décrété après les attentats du 13 novembre, mais ce qui était en germe dans cette tribune essaima ensuite à d’autres occasions, à travers la constitution de pink blocks lors de mobilisations écologistes, en lien avec des collectifs écoféministes.

Pour autant, les rencontres entre mouvements écologistes et mouvements LGBTQI demeurent partielles, parcellaires, rendues possibles essentiellement par le volontarisme de militant.es situé.es dans ces deux champs. On pourrait penser qu’il y a quelques années derrière nous (et c’est encore partiellement le cas), la rencontre entre féminisme et écologie pouvait rencontrer les mêmes obstacles. Mais ces obstacles ont été partiellement dépassés.

D’une part parce que la culture des jeunes générations militantes inclut très largement enjeux et pratiques féministes et se mobilisent en défense du vivant, pour la justice climatique – reliant de fait écologie et féminisme, que ce soit implicite ou parfois plus explicite, dans certains slogans des marches climat par exemple. D’autre part parce que le terme d’écoféminisme s’est rapidement développé depuis quelques années en France, mettant un mot sur une volonté d’alliances et de combats communs. Que ce terme soit approprié différemment, qu’il donne lieu à des versions très différentes, plus ou moins radicales, plus ou moins théoriques, c’est un autre problème, mais quelles que soient ses versions, il appelle à une réflexion convergente entre féminisme et défense du vivant.

Concernant les questions LGBTQI, la situation est toute autre, puisque peu d’expériences, peu d’écrits et peu de concepts circulent pour dynamiser ou impulser de possibles rencontres et convergences. C’est là tout l’intérêt du livre de Cy Lecerf Maulpoix, qui procède d’ailleurs de la même façon que certaines militantes et chercheuses qui ont introduit l’écoféminisme en France, en se faisant passeuses d’expériences situées ailleurs, dans l’espace et le temps ; et ce n’est pas un hasard si ces transferts d’écrits écoféministes ont paru dans la même collection où est publié Écologies déviantes[2].

Pour autant, si le geste de l’auteur est une invitation à la rencontre de deux champs militants, celui-ci prend soin de cerner un certain nombre de questions ou de divergences importantes qui peuvent empêcher une telle rencontre. Le troisième chapitre de l’ouvrage, « Les jardins de l’antitechnicisme », dénonce ainsi certaines lectures de l’écologie qui visent à restreindre les droits LGBTI au nom d’une défense de la nature, sous-entendu d’un ordre naturel, une tendance qu’on retrouve également concernant les droits des femmes menacés par une écologie d’extrême-droite qui revendique le respect des « limites ». « Le lien entre contrenaturalité et antitechnicisme, dans un contexte néolibéral de développement des biotechnologies, a ainsi vite été utilisé pour décrédibiliser les demandes des LGBTQUI », mais cette tendance n’est pas propre à l’extrême-droite, puisque des personnalités de gauche ont pu dénoncer la PMA et la GPA au même titre qu’elles dénonçaient les OGM (des « technologies productivistes que l’on prétend appliquer aux humains », dixit José Bové en 2018).

A pu également jouer un rôle néfaste la redécouverte des écrits de Jacques Ellul contre le système technicien (qui dénonçait le droit des femmes à l’avortement), et plus généralement une critique de la technique comme le grand mal sans la situer dans les rapports sociaux réellement existants, conduisant à des ; cela a pu dérives transphobes et homophobes, telles que celles du journal La Décroissance ou certains collectifs anti-industriels. Au-delà de ces profonds désaccords, Cy Lecerf Maulpoix met également l’accent sur certains impensés qu’il est nécessairement de dépasser pour pouvoir envisager des alliances écolo-queers.

Le chapitre qu’il consacre à la ville est en ce sens exemplaire des paradoxes qui nous traversent, en qu’elle incarne tout le pouvoir de destruction du vivant par nos modes de vie, le contraire d’un rapport harmonieux, sobre et raisonné à l’environnement, et en même temps, pour de « nombreuxSES LGBTQUI ou transpédégouines mais aussi pour touTEs celleux en recherche d’une nouvelle autonomie et d’une vie émancipée du contrôle de la famille, […] une véritable « mythologie » constitutive de nos mémoires, de nos histoires et de nos subjectivités. » L’attention portée à ces subjectivités, façonnées par nos identités sociales, ne doit pas conduire à mettre sous le tapis les enjeux politiques et économiques qui leur sont corrélés, comme l’évoque l’auteur à propos de Paris et son image de marque gay-friendly.

On pourrait multiplier les points aveugles d’une partie de l’écologie à propos des questions LGBTQI que Cy Lecerf Maulpoix met au jour. C’est là un des intérêts importants du livre, qui peine par contre un peu plus à montrer les raisons et les chemins de rencontre ou les voies d’une écologie queer : quelles bases matérielles ? Quels intérêts partagés ? Quelles revendications, discours, langage communs ?  La question affleure à plusieurs reprises, et l’on peut tirer des rencontres qu’il évoque ou des expériences passées qu’il retrace, des pistes en ce sens. Reste à voir si les réflexions qu’il porte à la connaissance de ses lecteur.trices parleront aussi bien aux activistes LGBTI que queers, qui pourront s’en emparer, les prolonger, et forger ainsi des chemins partagés.

Notes

[1] Voir également le livre qu’il lui a consacré : Edward Carpenter et l’autre nature, Le Passager clandestin, 2022.

[2] Voir Reclaim, Anthologie de textes écoféministes, choisis et présentés par Emilie Hache, Paris, Cambourakis, 2016 ; et l’entretien avec Emilie Hache et Isabelle Cambourakis sur Contretemps.

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