La brutale réalité du régime frontalier de l’Europe
La tragédie humaine qui se déploie et s’étend dans les eaux de la Méditerranée et de l’Atlantique, mais aussi à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie, fait ressortir dramatiquement l’hypocrisie implacable de l’Union européenne érigée en forteresse. Cet article décrit, avec la précision que requiert cette réalité effroyable, les raisons pour lesquelles des personnes se lancent au péril de leurs vies dans ces fragiles embarcations et la façon dont « l’Europe » leur répond, notamment dans ses « prisons insulaires » qui sont une insulte à l’humanité.
***
Plus de 2 000 personnes sont mortes en 2021 alors qu’elles tentaient de rejoindre les îles Canaries en Espagne depuis l’Afrique, un rappel de la réalité meurtrière du régime frontalier de l’Union européenne. Le 19 août, un cargo immatriculé à la Barbade, à 250 kilomètres des îles Canaries, en Espagne, a croisé un bateau à moteur en plastique à moitié immergé. À l’intérieur, l’équipage a découvert une femme de trente ans originaire de Côte d’Ivoire, dernière survivante d’un groupe de cinquante-trois personnes parties sept jours plus tôt de la côte, près de la frontière sud du Maroc. En théorie, la traversée vers l’île touristique espagnole de Fuerteventura devrait prendre environ vingt-quatre heures. Mais ces bateaux ne sont pas conçus pour traverser les vastes étendues de l’Atlantique et peuvent être facilement déviés de leur route. « Chacune des cinquante-deux autres personnes [à bord] est morte sous les yeux de cette dernière survivante, écrit Helena Maleno, directrice de l’ONG Caminando Fronteras. Ces personnes ont passé sept jours éprouvants à la dérive sur la route migratoire la plus dangereuse du monde ».
Ce n’est pas un cas isolé. Alors que l’Union européenne (UE) et l’Espagne ont renforcé les contrôles aux frontières sur les différentes routes de la Méditerranée ces dernières années, les migrant.e.s se tournent de plus en plus vers la traversée bien plus périlleuse des côtes atlantiques nord et nord-ouest de l’Afrique vers les Canaries. Le nombre de migrant.e.s atteignant les îles espagnoles a augmenté de 750 % en 2020 et les six premiers mois de 2021 ont connu une nouvelle hausse de 120 % par rapport à la même période de l’année précédente. Il en résulte une tragédie humanitaire de plus en plus grave. Il est notoirement difficile de calculer le nombre de personnes qui meurent pendant la traversée, en grande partie à cause de la fréquence des « naufrages invisibles », où des bateaux entiers disparaissent dans l’océan sans laisser de trace. Mais Caminando Fronteras a calculé le nombre total de mort.e.s et de disparu.e.s confirmé.e.s à 1 851 personnes en 2020 et à déjà plus de 2000 en 2021.
De nombreux survivant.e.s qui ont atteint les îles témoignent des horreurs liées à la traversée. Près de la plage de Canteras, dans la capitale des Canaries, Las Palmas, nous avons rencontré Fallou, un jeune homme de dix-sept ans, originaire du Sénégal. En octobre 2020, il a embarqué sur un bateau de pêche en bois (connu sous le nom de cayuco) pour effectuer le voyage maritime de 1000 kilomètres entre le pays d’Afrique de l’Ouest et les îles. « Nous avons passé douze jours en mer », raconte-t-il à Tribune. Dix personnes sur le bateau sont mortes. Il n’y avait plus de nourriture, plus d’eau, et nous n’avions plus de carburant pour le moteur. J’étais très faible lorsque nous avons finalement été secourus ». Le lendemain, dans un des restaurants touristiques qui bordent la Place de Santa Catalina, nous avons rencontré Ismael (dix-sept ans) et Tupac (trente-quatre ans), deux migrants du Sahara occidental. « Il y avait quarante-six personnes entassées dans sept mètres, les unes sur les autres », se souvient Tupac.
Imaginez passer sept jours comme ça dans un petit bateau de pêche en bois sur l’océan Atlantique. Vous ne voyez que de l’eau et rien d’autre. La paranoïa monte en vous. Il y a des gens qui pleurent, des gens qui veulent mourir parce qu’il n’y a plus d’eau, des gens déjà morts dans le bateau. Cinq personnes sont mortes pendant le voyage et nous avons dû pousser les corps par-dessus bord.
Ismael, secouru par les garde-côtes espagnols après quatre jours passés sur l’océan en mai dernier, avait payé plus de 2500 euros pour avoir une place sur un petit bateau de pêche de type patera. Il se souvient avoir « prié Dieu et lui avoir demandé de ne pas se mettre en colère, de ne pas laisser venir une grosse vague, car elle pourrait briser le bateau en deux ».
Lui et les dizaines de milliers d’autres personnes contraintes de risquer leur vie et de subir un tel traumatisme sont la preuve vivante de la brutalité du régime frontalier de l’UE. Leurs expériences contrastent fortement avec les déclarations des dirigeant.e.s européen.ne.s concernant le « devoir moral » de l’Union de sécuriser des « itinéraires légaux et sûrs » pour les réfugié.e.s fuyant l’Afghanistan après le retrait chaotique des forces occidentales du pays. En effet, le nombre de mort.e.s sur les routes migratoires des Canaries est lié au fait que l’UE a transformé ses frontières en espaces extralégaux où les protections fondamentales des droits de l’homme ont été largement suspendues.
Un modèle contre-productif
En 2020, la grande majorité des vingt-trois mille sans-papiers arrivant aux Canaries étaient originaires de sept pays africains : 52 % du Maroc et du Sahara occidental occupé, 20 % du Sénégal, 18 % du Mali et un total de 9 % de la Côte d’Ivoire, de la Guinée et de la Gambie réunies. Ces personnes sont parties de différents points le long d’un tronçon de la côte ouest-africaine de plus de mille kilomètres de long, un petit nombre venant d’aussi loin que la Gambie.
Pour Juan Carlos Lorenzo, coordinateur pour les Canaries de la Commission Espagnole d’Aide aux Réfugiés (CEAR), un facteur évident de l’augmentation du nombre de personnes empruntant cet itinéraire est « les effets économiques désastreux de la pandémie, en particulier dans des pays comme le Maroc, où l’industrie touristique est importante et où l’État-providence ne fonctionne pas ». Il cite également l’aggravation du conflit au Mali, les effets du changement climatique sur l’agriculture dans la région du Sahel en Afrique et la dévastation du secteur vital de la pêche au Sénégal en raison de la surpêche par des chalutiers étrangers.
En plus de ces pressions, Lorenzo pense qu’un autre processus a joué un rôle clé dans la réorientation des flux migratoires vers les Canaries. Au cours de la dernière décennie, l’UE et ses États membres ont convergé vers une stratégie de « forteresse Europe » en matière de contrôle des frontières, avec une série de politiques draconiennes aux frontières méridionales de l’Union. Ces mesures comprennent la mise à niveau des systèmes de surveillance des frontières, la construction et le renforcement des murs et clôtures, l’expulsion rapide des migrants sans procédure régulière et l’externalisation de la gestion des frontières vers des pays tiers.
Cette dernière politique, qui consiste à confier la mise en œuvre de la sécurité des frontières de l’UE à des gouvernements autoritaires en Turquie et en Libye, a donné lieu à de nombreux abus. La Commission des droits de l’homme des Nations unies a critiqué à plusieurs reprises le financement par l’UE et l’Italie des garde-côtes libyens, ainsi que leur coopération dans la pratique du retour forcé des migrants.e.s en Libye, où ils et elles sont confronté.e.s à des conditions « inhumaines » dans les centres de détention pour migrant.e.s.
Avec la Turquie et la Libye, le Maroc est actuellement l’un des principaux bénéficiaires des fonds frontaliers de l’UE. En 2018, la Commission Européenne a engagé 148 millions d’euros en faveur de ses forces frontalières, tandis que Madrid a dépensé 90 millions d’euros supplémentaires en assistance au cours des trois dernières années. Ces fonds espagnols comprenaient un don de 26 millions d’euros en équipements de défense des frontières, soit 750 véhicules, 15 drones et des dizaines de scanners et de radars (ce qui signifie des contrats lucratifs pour le secteur de la défense espagnol).
Fin 2019, cette coopération en matière de sécurité frontalière a été saluée comme la clé d’une baisse de 50% de la migration irrégulière sur le court passage entre l’Afrique du Nord et le continent espagnol, une tendance à la baisse qui s’est poursuivie en 2020.
Pourtant, comme le note la militante Ana Rosado Caro, « les flux migratoires sont, en réalité, impossibles à arrêter et si vous bloquez une route, une autre plus dangereuse s’ouvrira tout simplement ». Tréma Santana, conseiller du gouvernement régional dans les îles, explique à Tribune que
Il y a eu une poussée initiale d’immigration vers les Canaries avant même la pandémie, à partir de septembre 2019. Et les conditions à l’origine de cette poussée initiale se poursuivent aujourd’hui, à savoir le blocage des routes via l’Afrique du Nord. Les personnes qui sont arrivées ici à l’époque, et c’est encore souvent le cas aujourd’hui, nous disent qu’elles ont d’abord essayé de se rendre en Europe via le nord du Maroc ou même la Libye avant de venir ici.
Santana poursuit :
Ces personnes sont conscientes des dangers accrus de la route de l’Atlantique et du fait que l’on peut facilement mourir, mais savent aussi que des milliers de personnes sont arrivées ici vivantes. En ce sens, vous entendez des gens dire que c’est comme jouer à pile ou face : dans quatorze jours, vous saurez si vous êtes vivant.e ou mort.e, alors qu’en Libye, par exemple, vous pourriez être détenu.e et finir par y passer des années dans le désespoir. En ayant connaissance de ces options, les migrant.e.s préfèrent prendre le risque et voir s’ils vivent ou meurent en essayant d’atteindre les îles.
Les prisons insulaires de l’Europe
Peu de dirigeant.e.s incarnent mieux l’hypocrisie de l’approche de l’UE en matière de migration que le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez. Depuis son entrée en fonction en 2018, le dirigeant du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) s’est penché à plusieurs reprises sur la crise migratoire de l’Europe pour vanter ses références progressistes, cherchant activement des opportunités d’opposer sa position plus libérale et humanitaire aux politiques de droite dure menées par des personnalités comme le premier ministre hongrois Viktor Orbán.
Ces derniers mois, M. Sánchez a fait valoir que son gouvernement était à la pointe des initiatives internationales en matière de centres de réfugié.e.s afghan.e.s, en proposant d’accueillir des milliers de personnes sur une base militaire andalouse jusqu’à ce que leur voyage puisse être organisé, ce qui lui a valu les éloges du président Joe Biden et de la commissaire européenne Ursula Von der Leyen. « En temps de crise, l’Espagne a fait preuve d’humanité et de solidarité, a insisté Mme Von der Leyen. C’est un exemple pour l’âme de l’Europe ».
Pourtant, la façon dont M. Sánchez a géré la migration le long des frontières espagnoles, en particulier au cours de l’année dernière, raconte une toute autre histoire. Les expulsions rapides et forcées de cinq mille personnes qui ont pénétré dans l’enclave nord-africaine espagnole de Ceuta en mai 2021, après que le Maroc a ouvert sa frontière dans le cadre d’une manœuvre géopolitique, sont un exemple de la volonté du premier ministre de renoncer à une procédure régulière. Cette volonté était également visible dans le déploiement cet été de la police anti-émeute sur un promontoire espagnol au large de la côte marocaine, forçant le retour de 125 Africain.e.s subsaharien.ne.s qui demandaient l’asile. Mais l’autre symbole majeur de l’approche punitive de son administration a été les images, l’automne dernier, de 2500 personnes détenues en plein air sur une jetée du port d’Arguineguín, à Gran Canaria. « Ils nous ont sauvés de la mer, raconte Moha, un Marocain de 26 ans, dans un récent rapport de la CEAR, et nous ont amenés à Arguineguín, où nous avons passé près d’un mois à dormir par terre et à avoir faim. Les jours passaient sans que nous puissions nous laver ».
Pour l’analyste de la migration Blanca Garcés, une partie de ce qui a conduit à ces scènes est l’impréparation des administrations régionales et nationales qui ont été dépassées par l’arrivée de dix-huit mille personnes entre septembre et décembre 2020. Mais, comme elle le note, c’est aussi la conséquence d’une politique intentionnelle visant à empêcher les milliers de nouveaux.les arrivant.e.s de quitter les îles, malgré la plus grande capacité de l’Espagne continentale à faire face à cet afflux. À cet égard, Garcés considère que la politique du gouvernement espagnol est conforme à la pratique consistant à créer des « prisons insulaires », des espaces de détention et de misère sur les îles frontalières de l’Europe, un modèle déjà appliqué à Lesbos et Samos en Grèce et à Lampedusa en Italie.
M. Sánchez et son ministre de l’Intérieur, Fernando Grande-Marlaska, ont été critiqués à plusieurs reprises par le gouvernement régional des Canaries et par le partenaire de coalition du PSOE, Unidos Podemos, pour leur refus d’inverser cette politique de confinement, alors même que les conditions sur l’île se sont aggravées au cours de l’hiver. Le groupe parlementaire de Podemos a envoyé une lettre ouverte à Grande-Marlaska en février, demandant le transfert immédiat de « tous les migrant.e.s en situation vulnérable » sur le continent. Mais Sánchez subissait également une pression intense de la part de Bruxelles pour qu’il maintienne son orientation et contienne les pressions migratoires sur l’Europe continentale. Une pression particulière est exercée par Paris, qui craint que la France ne soit la destination finale de cette population fortement francophone.
Finalement, la question a été résolue par les tribunaux, puisqu’un juge des Canaries a statué en avril dernier que les migrant.e.s avaient le droit de circuler sur le territoire espagnol pendant le traitement de leur dossier. Mais ce n’est pas avant que la politique de confinement n’ait poussé les services sociaux locaux à leurs limites. « Nous étions complètement débordé.e.s et épuisé.e.s et nous ne pouvions pas nous concentrer sur autre chose que les préoccupations immédiates consistant à trouver un logement pour les nouveaux.les arrivant.e.s », explique Juan Carlos Lorenzo à Tribune. Dans ce chaos, les droits légaux des migrant.e.s ont été négligés, comme le traitement des demandes d’asile de ceux qui venaient du Mali. Pour Lorenzo, il y a également eu « un impact dévastateur sur la santé mentale des migrant.e.s, avec un nombre élevé de cas d’automutilation et de maladies mentales, alors que ces migrant.e.s se débattaient avec la réalité de ne pas pouvoir travailler ou quitter les îles. Ce n’était pas pour cela qu’ils avaient risqué leur vie en venant ici ».
Le besoin de changement
Aujourd’hui, les Canaries font face à un nouveau pic d’automne, les migrant.e.s cherchant à traverser les eaux plus calmes typiques de cette période de l’année. Quatre mille personnes ont atteint l’archipel par la route de l’Atlantique en septembre, dont plus de six cents arrivées à Lanzarote au cours de la dernière semaine du mois. Des images récentes ont montré des centaines de nouveaux et nouvelles arrivant.e.s logé.e.s dans un entrepôt industriel insalubre sur l’île, tandis que les services d’urgence ont été mis à rude épreuve par l’éruption volcanique unique en son genre de l’île de La Palma. Dans le même temps, à plus de mille kilomètres au nord des Canaries, au Pays basque, un certain nombre de ceux et celles qui ont fait la traversée vers les îles l’année dernière sont à nouveau contraint.e.s de prendre leur vie en main en cherchant à atteindre la France.
« Il est inévitable, après avoir navigué dans une patera à la dérive sur l’Atlantique pendant plusieurs jours, de penser que la traversée de la Bidassoa [à la frontière franco-espagnole] ne représente pas un risque majeur, écrit Gessamí Forner dans El Salto Diario. Mais [en août], le deuxième migrant en trois mois est mort en essayant de traverser », alors que la France continue d’imposer des contrôles frontaliers le long de toutes les principales routes terrestres.
« J’ai récemment rencontré un jeune homme originaire du Mali qui venait d’arriver aux Canaries, raconte Santana à Tribune. Son téléphone portable est en français, il a de la famille en France, des ami.e.s en France, l’un de ses grands-parents a vécu en France avant de retourner au Mali, la banque centrale de son pays est en France, des soldats français sont dans son pays. Il m’a demandé : « Pourquoi je ne peux pas aller en France si tout mon monde est en français ? » Pour un garçon comme lui, les frontières n’ont aucun sens, même si elles sont une réalité géopolitique. »
Santana et Lorenzo en appellent tous deux aux gouvernements européens pour qu’ils donnent une réponse claire, qui ne se limite pas à payer d’autres pays pour surveiller les frontières de L’UE. « Il faut aussi créer des voies légales sûres et des programmes d’émigration inclusifs, insiste Lorenzo, ainsi que des couloirs humanitaires permettant aux gens d’exercer leur droit de demander l’asile sans devoir mettre leur vie en danger ».
Pour Santana, « obliger les gens à arriver de manière irrégulière ne fait qu’accroître leur stigmatisation et renforcer l’idée qu’ils sont pauvres et qu’ils sont là pour nous envahir. Nous ne leur permettons pas d’arriver en tenue normale à l’aéroport avec leur passeport, puis de chercher du travail de manière régulière ». Il ajoute que le passage légal serait le seul moyen de neutraliser complètement les groupes criminels organisés qui se livrent au trafic d’êtres humains le long des routes existantes.
Pendant ce temps, l’agonie sur l’Atlantique continue. Le dernier naufrage, signalé le 1er octobre, se serait soldé par la mort de cinquante-sept personnes (dont douze enfants). Ils avaient réussi à passer un appel d’urgence deux jours plus tôt, donnant ainsi de l’espoir à leurs familles qui attendaient des nouvelles d’eux depuis près d’une semaine. « On ne pouvait entendre leurs voix et leurs cris que pendant quelques secondes, raconte Helena Maleno. Un appel à la Marine, « Nous avons des problèmes », et puis le silence à nouveau. »
*
Cet article a d’abord été publié par Tribune et traduit pour Contretemps par Christian Dubucq.
Eoghan Gilmartin est un écrivain et traducteur qui couvre la politique espagnole pour Tribune et Jacobin. Tommy Greene est un journaliste et traducteur indépendant basé à Madrid.
Photographie : « Lacrima di pioggia sul filo spinato » par Bramfab.