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Le texte qui suit est de Mohammed R. Mahawish, journaliste et écrivain palestinien basé à Gaza. Il a notamment contribué à l’ouvrage A Land With A People – Palestinians and Jews Confront Zionism (New York, Monthly Review Press, 2021).

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En lançant une attaque sans précédent, qui a pris l’armée israélienne complètement au dépourvu, le Hamas est parvenu à sortir de sa cage de Gaza. L’infiltration de combattants palestiniens à travers la barrière de séparation, ainsi que par voie aérienne et maritime, est déjà considérée comme l’échec le plus important d’Israël en matière de renseignement et d’armée depuis la guerre du Kippour de 1973. Elle a entraîné [à ce jour : 8 octobre] la mort de plus de 700 citoyens israéliens, victimes d’attaques par balles et de tirs de roquettes, et l’enlèvement de dizaines de personnes qui ont été amenées à Gaza. 

« Vivre » à Gaza sous blocus et sous les bombes

Pour celles et ceux d’entre nous qui observent la situation depuis la bande de Gaza assiégée, la situation n’est rien moins que terrifiante. Peu après le début de l’attaque, Israël a déclaré l’état de guerre et déclenché d’incessantes frappes aériennes ciblant un large éventail de sites dans la bande de Gaza, notamment des hôpitaux, des espaces publics et des complexes résidentiels. Le nombre de morts à Gaza a déjà dépassé les 350, les blessés se comptent par milliers, et il semble certain que le pire reste à venir. 

Depuis que la nouvelle de l’attaque est apparue samedi matin, je vis un cauchemar quotidien avec ma femme, notre fils Rafik, âgé de 2 ans, ma sœur et nos parents. Au moment des bombardements israéliens, nous nous serrons tous les uns contre les autres, en nous tenant fermement par la main. Nous essayons de dissimuler notre peur et de paraître calmes alors même que les attaques se rapprochent. Nos prières, habituellement si fortes, nous semblent désormais fragiles – un rappel brutal que nous sommes impuissants à nous protéger nous-mêmes. 

Ce n’est pas la première fois que nous sommes confrontés aux guerres israéliennes contre Gaza. Mon fils a vécu sa première en 2021, alors qu’il était encore dans le ventre de sa mère. Mes parents endurent cette tragédie depuis 1967. J’ai vécu cinq guerres en seulement deux décennies. Mais l’idée que nous pouvons normaliser la peur est illusoire. Chaque conflit ressemble au premier, nos cœurs tremblent depuis la première frappe aérienne jusqu’à l’annonce d’un cessez-le-feu.

Cette nouvelle attaque des groupes de résistance à Gaza fait suite à une série de semaines intenses de violences de la part de l’État israélien et des colons en Cisjordanie, qui lourdement pesé dans la situation nous mener à la crise actuelle. Les Palestiniens ont tiré la sonnette d’alarme, avertissant que le blocus, l’appauvrissement persistant, les agressions israéliennes répétées et la fragmentation de leurs communautés finiraient par conduire à une explosion. Les dirigeants palestiniens et la résistance ont entendu les appels du peuple à riposter aux agression d’Israël. Une réaction était donc attendue. 

Ce qui a surpris la plupart des Palestinien.ne.s, tant dans leur pays que dans la diaspora, c’est l’ampleur et l’intensité de cette attaque, alors que les autorités israéliennes continuent de publier les noms des personnes décédées et que les opérations de la résistance palestinienne se poursuivent dans le sud d’Israël.

Enfermés dans une prison à ciel ouvert

La vie quotidienne à Gaza s’est rapidement détériorée au cours des seize dernières années de siège israélien. Aujourd’hui, environ 97 % de l’eau fournie à Gaza est considérée comme impropre à la consommation [Israël a décidé le 9 octobre l’arrêt total de la fourniture en eau de Gaza] ; plus de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté ; 80 % de la population gazaouie dépend de l’aide étrangère ; avec 64 % d’entre elles et eux au chômage, les rêves et aspirations des jeunes étouffent sous les contraintes du blocus. 

La majorité des Palestinien.ne.s résidant à Gaza sont des réfugié.e.s vivant en perpétuel exil de leurs maisons ancestrales, après avoir été expulsé.e.s par les forces sionistes et israéliennes lors de la Nakba de 1948. En 2018 et 2019, la demande de levée du siège et de retour dans leurs foyers a résonné dans le monde entier lorsque des dizaines de milliers de Palestiniens ont manifesté devant la clôture lors de la Grande Marche du retour – des manifestations qui ont été relancées ces dernières semaines. Israël a tué des centaines de personnes au cours de ces marches et en a blessé des milliers d’autres, mutilant de nombreuses personnes. Ces blessures, tant physiques que psychologiques, ne sont pas encore guéries.

Le monde nous a observés pendant que nous vivions ici, piégés dans cette prison à ciel ouvert, aspirant à la liberté. Nous avons enduré cette existence pendant des décennies et, malgré tout, nous nous sommes accrochés à notre espoir et à notre détermination à résister : si jamais nous en avions la possibilité, nous le ferions.

Ce qu’Israël et une grande partie du monde appellent le « calme » est l’étrange immobilité qui précède la tempête, avant que Gaza ne soit à nouveau plongée dans le chaos. Ce prétendu calme est trompeur car, dans notre réalité, il est tout sauf paisible. Le « calme », c’est lorsque Gaza est bombardée, tandis que les villages, les villes et les cités de nos autres territoires occupés sont envahis, les maisons détruites au bulldozer, les journalistes abattus, les ambulances attaquées, les mosquées vandalisées, les écoles aspergées de gaz lacrymogène et les Palestinien.ne.s massacré.e.s. 

Mais cette façade de calme vole en éclats lorsque les Palestinien.ne.s, acculé.e.s au bord du gouffre, finissent par répondre à la pression incessante. Le monde peut être choqué, mais pour nous, c’est l’aboutissement d’années de souffrance et de désespoir. C’est le moment où nous défendons notre existence même et notre droit à vivre pacifiquement dans la liberté.

S’il est vrai que les défaillances des services de renseignement israéliens ont permis au Hamas de les prendre par surprise, c’est aussi le résultat d’un manque d’imagination, d’empathie et de décence élémentaire. Il s’agit d’une incapacité à comprendre que l’on ne peut attendre d’un peuple qu’il endure stoïquement et passivement des décennies d’occupation.

Il est essentiel de reconnaître que le siège de Gaza est lui-même une provocation. Forcer des gens à vivre dans une prison à ciel ouvert – un acte délibéré visant à maintenir une population entière dans un état de vulnérabilité constante – est en soi une forme de violence. L’escalade à laquelle nous assistons actuellement est due au fait que les Palestinien.ne.s en ont assez de vivre dans des conditions d’occupation et de colonisation constantes. Ce sont ces questions qui doivent être abordées pour qu’une solution acceptable puisse être trouvée.

Le droit de résister

Israël mène une guerre contre le peuple palestinien depuis plus de sept décennies par le biais d’un nettoyage ethnique, d’une occupation, de politiques d’apartheid et d’un siège brutal de la bande de Gaza. Pourtant, malgré une puissance de combat largement supérieure, les événements récents ont mis en évidence la faillite de la rhétorique des dirigeants israéliens et leur incapacité à instaurer la paix et la sécurité.

Ce que le monde ne comprend pas, c’est que le peuple palestinien a le droit de recourir à la résistance armée dans sa lutte pour la liberté et de se défendre contre l’agression israélienne. En effet, nombre de ceux qui condamnent actuellement les attaques du Hamas contre les civils sont restés terriblement silencieux pendant qu’Israël commettait des crimes innommables contre le peuple palestinien, notamment en imposant une punition collective aux habitants de Gaza. Toute analyse ou commentaire qui ne reconnaît pas cette réalité est non seulement creux, mais aussi immoral et déshumanisant.

Dans des moments comme celui-ci, il est essentiel de garder à l’esprit les histoires de la lutte à Gaza – et du peuple palestinien dans son ensemble – et de contribuer à amplifier nos appels à la dignité alors que nous continuons à subir des assauts inimaginables contre notre existence et dans notre quête de la justice, de la paix et de l’égalité.

Depuis des années, les familles de Gaza comme la mienne vivent avec le besoin constant et troublant d’avoir leurs affaires emballées et prêtes à tout moment, au cas où nous devrions partir avec un préavis d’un instant. Ces sacs contiennent les éléments essentiels à la survie au milieu du chaos : médicaments, documents, chargeurs de téléphone portable, effets personnels et kits d’hygiène. Le fait d’avoir ces sacs prêts à tout moment montre à quel point la vie peut devenir effrayante en un instant à Gaza.

À l’heure où j’écris ces lignes, ma famille et moi rassemblons à la hâte nos sacs d’urgence pour quitter la maison après avoir appris que notre quartier était sur le point d’être bombardé. J’ai vécu cinq guerres à Gaza, mais je n’ai jamais ressenti autant d’horreur ni vu autant de destruction.

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Cet article est initialement paru le 8 octobre 2023 sur le site +972 magazine. Traduction Contretemps.

Illustration : « Falastin », Jérusalem, 2010.

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