Shireen Abu Aqleh, une voix impossible à effacer
Le meurtre de la journaliste Shireen Abu Aqleh est un condensé de ce qui caractérise la domination israélienne : sentiment d’impunité et besoin d’effacer l’autre palestinien, peu importe le coût. À quelques jours de la commémoration de la Nakba, sa disparition vient rappeler si besoin était que les Palestiniens ne connaissent pas de répit face à la violence coloniale. Et ce, depuis près de 75 ans.
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À peine les premières images du meurtre de Shireen Abu Aqleh commençaient à circuler le 11 mai au matin, que l’armée israélienne s’empressait – et ses relais politiques et médiatiques avec – d’accuser d’anonymes « tireurs palestiniens ». Une vidéo fournie par l’armée israélienne devient la pierre angulaire de cette version officielle, en dépit du témoignage des journalistes présents sur place et qui désignent formellement l’armée comme seule responsable. D’après eux, il n’y avait aucun échange de tir entre groupes armés palestiniens et soldats israéliens au moment où Abu Aqleh s’effondre, touchée par une balle venue se loger entre son casque et son gilet pare-balle floqué d’un énorme « PRESS ».
Cette première réaction israélienne va permettre d’imposer à la plupart des commentateurs la prise en compte des deux versions, celle de journalistes professionnels témoins de la mort de leur collègue et celle de l’armée, principale suspecte. Une mise en balance qui ne résiste pas au travail d’enquête sur le terrain et à l’OSINT de l’ONG B’Tselem qui, en quelques heures, publie une vidéo prouvant que les tireurs présentés par l’armée israélienne ne pouvaient avoir touché Shireen Abu Aqleh. Restent donc comme seuls suspects les soldats.
Le gouvernement israélien le sait, lui qui va faire évoluer sa version tout au long de la journée. L’intervention du porte-parole de l’armée israélienne, Ran Kochav, sur la radio militaire en dit long sur leur appréhension de la scène et du droit d’informer. D’après lui, les journalistes présents sur place étaient « armés de caméras ». Plus tard viendront les premières fuites de l’enquête en cours, qui semble désigner un soldat de l’unité 217, dite « Douvdevan », qui aurait tiré depuis un véhicule militaire situé à 190 mètres. Dans un autre contexte, cette évolution du récit politique du meurtre d’une journaliste pourrait marquer une prise en compte de responsabilité. Ici, il n’en est rien. Le mensonge d’État des premiers instants n’a eu pour effet que d’étouffer l’énoncé d’une vérité gênante. Sitôt l’attention retombée, la mascarade d’une enquête interne peut bien déboucher sur une reconnaissance à demi-mot de la culpabilité d’un soldat, aucune condamnation ne suivra.
Condition de survie du régime colonial
Pour condamner, déjà faudrait-il enquêter. Or, en dépit des pratiques en la matière, Israël s’est précipité pour exiger d’être partie prenante à l’enquête, là où l’Autorité nationale palestinienne – à l’instar des organisations de défense des droits humains – souhaite une enquête internationale. Devant le refus palestinien, Israël a semblé hésiter pour finalement l’annoncer le 19 mai, l’armée n’ouvrira aucune enquête sur la mort de Shireen Abu Aqleh. Reste à statuer sur l’avenir de l’enquête préliminaire ouverte au sujet de l’assaut donné par la police israélienne sur son cortège funéraire dans l’enceinte de l’hôpital Saint-Joseph, démonstration de force d’une totale « obscénité »[1].
L’enjeu de ces mises en scène, où les officiels israéliens se succèdent les uns après les autres à la tribune pour expliquer les difficultés à appréhender l’auteur du tir, n’est pas seulement de maintenir l’illusion d’un État de droit, capable de contenir les excès de son occupation. Il réside dans la volonté d’entraver toute possibilité de voir ses dirigeants politiques et militaires inculpés par la justice, d’abord israélienne, mais surtout internationale.
Organiser l’impunité des crimes commis par son armée, à de très rares exceptions près, et qui tournent bien souvent à la farce, est un pilier du régime d’occupation. Ainsi, accusé d’avoir ouvert le feu sur un adolescent désarmé à Gaza, un soldat israélien sera reconnu coupable et condamné à trente jours de travaux d’intérêts généraux en 2019[2]. Cette impunité est un rouage essentiel de la domination israélienne qui s’impose à l’ensemble des Palestiniens. À l’inverse, le taux de condamnation des tribunaux militaires israéliens où sont jugés les Palestiniens avoisinent les 100 % et entre 80 et 95 % des détenus, dont les mineurs, sont victimes de torture[3].
Faire barrage à la justice, au nom de la paix
Un grain de sable pourrait venir remettre en cause la bonne marche de cette machine parfaitement huilée, qui fait des civils occupés les coupables de leur situation. En mars 2021, la Cour pénale internationale (CPI) a ouvert une enquête relative aux crimes commis dans les Territoires palestiniens depuis le 13 juin 2014 et relevant de sa compétence[4]. C’est à cette Cour que les institutions palestiniennes font référence quand il est fait mention d’une enquête internationale. Et c’est précisément ce contre quoi Israël se tient vent debout, afin de ne pas voir ses officiels convoqués à La Haye pour répondre des accusations de crimes de guerre que pourraient formuler la CPI.
Bien que non signataire du Traité de Rome qui institue la Cour pénale internationale, Israël pourrait être visé par une enquête, ouverte après près d’une décennie de tergiversations juridiques[5]. La réaction de son gouvernement en 2021 n’a pas tardé, Israël serait un État parfaitement capable d’enquêter sur soi-même et il rejette donc totalement les accusations de crimes de guerre. Cette ligne directrice est celle qui prévaut chez les principaux soutiens d’Israël à l’international et fait office de révélateur quant au sérieux de leurs appels à mettre fin à l’occupation.
Les déclarations américaines et européennes qui ont fait suite au meurtre de Shireen Abu Aqleh font preuve d’une constance exemplaire. Les condamnations verbales de la colonisation israélienne et des crimes qui en découlent ne doivent pas devenir des condamnations judiciaires. Quand prétexte il y a pour justifier une telle position, à rebours des engagements internationaux des uns et des autres, c’est toujours le même : la paix, et donc in fine les Palestiniens, serait la principale victime d’une « criminalisation » d’un conflit strictement politique. En d’autres termes, le message envoyé aux Palestiniens est : oui aux négociations interminables qui n’ont jamais pu infléchir l’occupation au quotidien ou l’interdiction du droit au retour des réfugiés, non à la recherche d’une fin à l’impunité israélienne.
Cette doctrine préexiste le drame de ce mois de mai. Dès 2012, le Royaume-Uni avait suspendu son soutien à l’administration palestinienne chargé des négociations (Negotiations Support Unit) au motif avancé que la démarche de ratification du traité de Rome ne serait pas là pour faciliter un accord, mais pour déplacer le conflit israélo-palestinien dans des arènes internationales. D’autres diplomates européens faisaient état de recommandations similaires provenant de leurs capitales : il leur fallait inciter l’Organisation de libération de la Palestine à revenir à la table des négociations et oublier les tribunaux internationaux[6].
La Palestine, privée de sa voix
Le meurtre de Shireen Abu Aqleh est loin d’être un cas unique et témoigne des dangers auxquels sont exposés au quotidien les journalistes palestiniens. Un an quasiment jour pour jour avant que la journaliste ne tombe sous une balle à Jénine, un missile israélien pulvérisait un immeuble abritant les bureaux d’Associated Press et Al Jazeera à Gaza. Les deux rédactions ont échappé de peu à de lourdes pertes humaines, perdant dans la destruction tout leur matériel et leurs archives.
Depuis 1967, ce sont plus de 86 journalistes palestiniens qui ont été tués, dont 35 depuis 2001, selon le syndicat des journalistes palestiniens et Reporters sans frontières[7]. Aucune réelle condamnation n’a suivi ces meurtres. Ce n’est que la partie la plus dramatiquement saisissable d’une politique d’entrave et de harcèlement mise en place par les autorités israéliennes pour empêcher toute couverture de leur action dans les Territoires palestiniens occupés.
Reconnaissables à leurs tenues (gilet pare-balles et casques), les journalistes sont parmi les premiers visés par les tirs de balles recouvertes de caoutchouc, les projections de « skunk » – cette eau putride utilisée par l’armée sur les manifestants[8] – ou les coups de matraque. Il est de plus en plus fréquent de les voir privés d’accès voire d’avoir leur matériel confisqué ou endommagé, dans le cas des JRI ou des photojournalistes. Quant aux correspondants étrangers, les conditions qui leur sont imposées visent explicitement à contrôler leurs accès et imposer une lecture israélienne des faits, menace de visas à la clé.
Ce ciblage des journalistes révèle la volonté israélienne de ne pas faire exister de voix palestiniennes de nature à s’opposer à sa domination coloniale. Il en va de même pour les activistes, les intellectuels, les chercheurs, les syndicalistes ou les artistes qui osent porter une parole contestataire dans l’espace public. Pris en tenailles, les Palestiniens des territoires doivent faire face à la même tentation de la répression de la part de l’Autorité palestinienne dont les prisons sont pleines de citoyens ayant osé énoncer la dérive autoritaire de leur gouvernement.
La Nakba continue
Historiquement, la Nakba (« catastrophe en arabe ») désigne la période entre 1947 et 1949 durant laquelle 750 000 Palestiniens seront forcés à l’exil et 418 villages palestiniens du territoire attribué ou conquis par Israël sont vidés de leur population. Plus de 380 seront d’ailleurs partiellement ou entièrement détruits, en dehors de tous combats, afin d’empêcher le retour des réfugiés. Cette période ne témoigne pas seulement des horreurs commises pour permettre l’édification d’un Israël sur les décombres de la Palestine, mais d’une volonté bien plus persistante de faire disparaitre toute présence palestinienne. Cette politique n’a jamais pris fin.
La transformation du paysage, les destructions d’habitation ou de villages ainsi que les expulsions n’ont jamais cessé. Elles ont été diluées dans le temps, formalisées dans des procédures juridiques interminables qui toutes aboutissent au même point : entre la mer et le Jourdain, un seul pouvoir règne et entend perpétuer la domination d’un groupe ethnique par un autre. Cette volonté d’effacer l’autre palestinien, témoin gênant d’une naissance israélienne dans la violence et d’une existence par la colonisation, est ce qui a caractérisé la Nakba et continue de caractériser l’exercice du pouvoir israélien. Quelques jours avant la mort de Abu Aqleh, la Cour suprême israélienne a ainsi approuvé un plan d’expulsion d’un millier de Palestiniens vivant à Masafer Yatta, une région limitrophe d’Hébron, au sud de la Cisjordanie[9].
Cette même volonté d’effacement a guidé les mains armées israéliennes qui s’en sont prises au cortège funéraire de Shireen Abu Aqleh. Des policiers ont attaqué son cercueil pour en retirer le drapeau palestinien, considéré illégal au nom d’une loi qui n’existe pas, mais qui est régulièrement brandie par la police israélienne pour s’en prendre aux Palestiniens de Jérusalem-Est. La perte de cette voix iconique de la télévision a été une tragédie qui a donné lieu à des scènes d’action collective rarement égalée. Des dizaines de milliers de Palestiniens sont descendus dans les rues de Jérusalem, qui n’avaient pas vu un tel rassemblement palestinien depuis le décès du « prince de Jérusalem », Fayçal Husseini, dirigeant politique de premier plan mort en 2001.
L’effacement impossible
Dans la campagne et les villages israéliens, des figuiers de barbarie épars mouchètent le paysage. Là où certains marcheurs ne voient qu’une plante remarquable par sa beauté, d’autres savent qu’elle est le témoin d’un passé qui refuse d’être effacé. Les figuiers de barbarie étaient utilisés par les paysans palestiniens pour délimiter leurs lopins de terre. Survivante plus que vivace, cette plante a résisté à l’abandon, à l’exil forcé des habitants, à la destruction des habitations et aux plantations financées par le Fonds national juif pour effacer toute trace de la Palestine. Par sa simple existence, elle rappelle que sous Israël se cache une Palestine qui refuse d’être réduite au silence.
L’immense émotion qui a traversé la population palestinienne à la mort de Shireen Abu Aqleh agit comme ces figuiers de barbarie, comme un refus d’être effacé. Dès le lendemain, des petites filles naissaient et on leur donnait son prénom, Shireen. Ses reportages et des témoignages sur la rigueur de son travail journalistique sont diffusés en boucle, des campagnes sont montées pour documenter les exactions israéliennes et dénoncer ce semblant de justice.
En absence d’un nom et d’un motif – le soldat a-t-il agi seul, comme tout soldat israélien se sentant autorisé à viser un civil palestinien désarmé, ou bien sur ordre ? – le procès qui est fait au travers de la condamnation du meurtre de Abu Aqleh est celui de l’impunité israélienne et de la volonté permanente d’effacer l’idée d’une présence palestinienne. Au moins sur ce dernier front, la mobilisation en cours fait office de victoire, à l’instar de ces figuiers entêtés qui refusent de quitter leur terre. Quant à l’impunité israélienne, elle ne tient plus qu’à de complices silences de plus en plus assourdissants.
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Xavier Guignard est chercheur au centre de recherche Noria Research et membre du comité de rédaction de la revue Confluences Méditerranée. Il a récemment codirigé avec Leila Seurat le numéro de la REMMM « Fragments palestiniens : pouvoir, territoire et société » (n°147 1/2020, Presses Universitaires de Provence, octobre 2020). Son prochain livre Le siècle palestinien paraîtra en janvier 2023 (éditions Les Arènes).
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Notes
[1] https://orientxxi.info/magazine/obscenites-israeliennes-complicites-occidentales-et-arabes,5610
[2] https://www.nytimes.com/2019/10/30/world/middleeast/othman-helles-killing-israel-soldier.html
[3] L’organisation non gouvernementale Addameer (« conscience » en arabe) documente de façon suivie le système carcéral auxquels les Palestiniens sont confrontés (https://www.addameer.org/). Stéphanie Latte Abdallah a récemment publié un ouvrage consacré à cette réalité, La toile carcérale. Une histoire de l’enfermement en Palestine, Bayard, 2021
[4] Ce qui englobe notamment pour Gaza les crimes commis durant l’opération « Bordure protectrice » de juillet-août 2014 et la Marche du retour durant les années 2018 et 2019, et pour Jérusalem-Est et la Cisjordanie les crimes liés à la colonisation.
[5] Lire à ce sujet l’article « We charge apartheid ? Palestine and the International Criminal Law », TWAIL Review, 2021. L’une des autrices de l’article, Noura Erakat, présente ses conclusions dans le podcast Five questions : https://arabcenterdc.org/resource/palestine-at-the-icc-pitfalls-and-potential/
[6] Entretiens de l’auteur à Jérusalem et Ramallah, 2014 et 2016.
[7] L’ONU en compte 17, quand l’agence de presse palestinienne dresse une liste plus conséquente, de 46 personnes : https://info.wafa.ps/ar_page.aspx?id=9652 (arabe).
[8] https://www.aljazeera.com/opinions/2021/5/12/the-skunk-another-israeli-weapon-for-collective-punishment
[9] https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20220505-la-justice-isra%C3%A9lienne-donne-le-feu-vert-pour-l-expulsion-d-environ-1000-palestiniens