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L’horreur de l’offensive génocidaire à Gaza nous fait parfois oublier qu’une partie non moins décisive se joue actuellement en Cisjordanie. L’armée israélienne, flanquée de colons ultra-armés et fanatisés, y poursuit sans relâche des attaques dont le but désormais affiché est le nettoyage ethnique de ce territoire pour y « construire un Etat juif israélien sur le terrain » ainsi que l’a déclaré, le 30 mai dernier, le ministre israélien de la défense. Il devient donc essentiel de recueillir les voix de celles et ceux qui vivent au quotidien cette autre guerre et font preuve d’une détermination sans faille face à l’occupant sioniste. Nous avons eu la chance de rencontrer et de discuter avec l’un d’eux, C. P., un militant du camp de Dheisheh.

Quelques mots tout d’abord sur l’histoire de ce lieu. Le camp de Dheisheh est situé dans le sud de la Cisjordanie, à proximité de Bethlehem. Il a été créé en 1949 pour héberger temporairement des familles palestiniennes expulsées durant la Nakba de 45 villages situés à l’ouest de Jérusalem et de Hébron. Initialement prévu pour accueillir 3 000 réfugiés, il compte aujourd’hui environ 18 000 résident.e.s. Le surpeuplement et la piètre qualité des logements construits par l’UNRWA à partir de la fin des années 1950 pour remplacer les tentes qui abritaient initialement les familles, expliquent le double mouvement qui donne à Dheisheh sa configuration actuelle : la construction de logements par les résidents eux-mêmes et le départ hors du camp des familles qui en ont les moyens et qui s’installent dans les environs.

Sous contrôle jordanien lors de sa création, Dheisheh est depuis 1967 sous occupation israélienne. Entre 1967 et 1995, date à laquelle il passe sous la juridiction de l’Autorité palestinienne (AP), le camp a été placé sous couvre-feu en moyenne 3,5 jours par mois, jusqu’à 84 jours consécutifs à un certain moment. Centre important de la résistance populaire, place forte de la gauche palestinienne, Dheisheh se soulève massivement lors des deux Intifadas[1], et fait face à une féroce répression israélienne, qui se poursuit jusqu’au aujourd’hui.

Dans cet entretien C. P. nous livre son témoignage sur le quotidien auquel doivent faire face les résidents du camp, un quotidien devenu un véritable calvaire depuis le 7 octobre 2023. Il nous parle également de l’évolution de la situation politique dans le territoire formellement contrôlé par l’AP et au sein du mouvement national palestinien ainsi que de sa perception par la population du camp et, plus généralement, de Cisjordanie. C. P. a tenu à préserver son anonymat pour des raisons qui apparaissent de façon évidente à la lecture de cet entretien : une parole libre et indépendante, a fortiori de gauche, est impossible à tenir de façon ouverte dans un territoire soumis à la double emprise de l’occupant sioniste et d’une Autorité palestinienne davantage encline à collaborer avec celui-ci qu’à soutenir la lutte de libération du peuple qu’elle est censée représenter.

Stathis Kouvélakis

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Contretemps – Pour commencer parle nous de l’histoire de Dheisheh et de ce qu’il représente pour le combat du peuple palestinien.

C.P – Dheisheh est le troisième plus grand camp de réfugiés de Cisjordanie. Sa population est d’environ 18 000 personnes et il est situé dans la région de Beit Laham, près de Bethléem, dans la partie sud de la Cisjordanie. Dheisheh est connu pour être un camp où les partis de gauche ont une forte présence, même si d’autres forces sont également actives. C’est un bastion de la résistance populaire depuis les années 1980 et la première Intifada, mais il était actif même avant cela. C’est un endroit où il y a beaucoup de gens bien éduqués qui partagent un mode de pensée révolutionnaire. C’est pourquoi il a toujours été une cible pour l’armée israélienne.

Achever le nettoyage ethnique de la Cisjordanie

Contretemps – Quelles formes prend l’escalade de la répression exercée par les Israéliens depuis le 7 octobre ?

C.P – Après le 7 octobre, les Israéliens ont envahi Dheisheh à plusieurs reprises. Ils nous attaquent tantôt une fois par semaine, tantôt deux ou trois fois par semaine. Près de 800 personnes du camp ont été emprisonnées au cours de la dernière période mais pas toutes en même temps. Elles sont arrêtées par groupes de 10 à 20, détenues, puis relâchées et arrêtées à nouveau, avec d’autres personnes. Nous avons également 21 personnes condamnées à perpétuité. Elles sont en prison depuis 25 ans, depuis la seconde Intifada. Quatre ou cinq d’entre eux ont été récemment libérés grâce à l’échange de prisonniers entre le Hamas et les Israéliens.

Nous disons à nos enfants qu’ils ne doivent pas jeter de pierres sur les jeeps israéliennes parce que ce n’est pas efficace. Mais lorsque les Israéliens entrent dans le camp, ils commencent à crier des insultes par haut-parleur. Ils provoquent les jeunes, les encouragent à jeter des pierres car leur objectif est d’en tuer le plus possible. Jusqu’à présent, quatre de nos enfants ont été abattus à l’intérieur du camp. L’un d’entre eux, très jeune, a été arrêté et tué en prison. Les soldats attaquent les maisons, détruisent les meubles et tout ce qui se trouve à l’intérieur. Il n’y a pas d’heure précise pour leurs attaques. Ils font parfois irruption à 2 heures du matin, dans la nuit, ou à 10 heures du matin, ou dans l’après-midi. Parfois, ils restent du matin jusqu’au soir, et ils placent leurs snipers un peu partout. Ils sont très nombreux lorsqu’ils entrent dans le camp, et c’est vraiment effrayant pour les enfants, pour les jeunes, pour les femmes.

Avant le 7 octobre, les Israéliens respectaient, disons, certaines règles. Aujourd’hui, il n’y a plus aucune règle. Avant, ils n’osaient pas attaquer une vieille femme, maintenant ils le font en toute impunité. Le comportement des soldats est devenu plus radical. Les colons nous attaquent également. Ils encerclent le camp et attaquent le seul espace de loisirs dont nous disposons. Il s’agit de l’aire Suleiman, équipée d’une piscine. Nous y emmenons nos enfants pour qu’ils prennent l’air et jouent. Maintenant, nous ne pouvons plus y aller parce qu’elle est attaquée par les colons tous les jours, sous la protection de l’armée israélienne. Ils disent que l’endroit n’est plus pour les Palestiniens, que c’est une zone pour les colons.

Nous avons également remarqué qu’en raison du manque de soldats israéliens depuis le début de la guerre contre Gaza, ceux qui rejoignent aujourd’hui l’armée n’ont pas reçu un véritable entraînement militaire. Ce sont principalement des colons. Parfois, on peut voir à leur uniforme que ce ne sont pas des soldats israéliens normaux. Nous avons placé des caméras un peu partout, afin de pouvoir suivre leurs conversations. Ils négocient entre eux, ils disent « suivez-moi, ne faites pas ceci, faites ce que je vous dis », etc. Ils ont peur parce qu’ils ne sont pas entraînés, ce qui les rend encore plus dangereux. Un soldat normal sait comment réagir lorsqu’il est pris par surprise. Mais ceux-là ne le savent pas, ils ouvrent le feu directement. C’est devenu maintenant la norme en Cisjordanie, en particulier dans la partie nord.

Contretemps – Quels sont les objectifs des Israéliens en Cisjordanie dans la période actuelle ?

C.P – Leur objectif principal a toujours été connu. Ils veulent vider la Cisjordanie des Palestinien.ne.s. Mais comment peuvent-ils y parvenir, c’est ça la question. Avant, ils parlaient de « transfert en douceur » et nous rendaient la vie de plus en plus difficile. Mais maintenant, ils sont passés d’un scénario de « transfert soft » à celui d’un « transfert dur », avec les colons en première ligne. En Cisjordanie, en particulier dans le nord, les colons font des choses horribles. Ils tuent des gens, attaquent le bétail, s’emparent des terres, détruisent les récoltes, brûlent les voitures. Même dans les environs de notre camp, à Nahalin, un village près de Bethléem, ils ont arrêté une voiture avec sept personnes à l’intérieur. Ils l’ont aspergée d’essence et l’ont brûlée, avec les gens dedans. Quatre des passagers sont morts, les autres ont été gravement brûlés. À Jénine, Tulkarem et ailleurs, des centaines de maisons ont été détruites par l’armée. Dans certains endroits autour de Bethléem, comme Beit Jala et Beit Sahur, où vivent nos frères et sœurs chrétiens palestiniens et forment la majorité des habitants, les Israéliens déploient la police pour que l’occupation paraisse normale et moins violente aux yeux de la population.

Nous avons également plus de 750 000 Palestinien.ne.s de Cisjordanie qui détiennent une carte d’identité jordanienne. Ils sont originaires de Palestine, mais leurs parents ou grands-parents sont devenus des réfugiés en Jordanie et ont obtenu une « carte jaune » [jordanienne]. Avant 1967, toute la Cisjordanie était sous contrôle jordanien. Aujourd’hui, les Israéliens disent à ces personnes, et à tou.te.s celles et ceux qui ont la double nationalité, qu’ils et elles doivent partir. Tout cela fait partie du plan visant à transférer la population et à achever le nettoyage ethnique de la Palestine.

La vie quotidienne sous occupation

Contretemps – Parlons de la vie quotidienne sous l’occupation israélienne. Comment les gens s’organisent-ils pour rendre leur vie soutenable ?

C.P – La réponse la plus simple consiste à dire qu’il est impossible de planifier quoi que ce soit, de suivre un horaire, de programmer une activité. Plus généralement, vous ne savez pas ce qui va vous arriver dans l’heure qui suit. Il est impossible d’avoir une vie sociale dans ces conditions. Autre exemple : J’ai de la famille à Hébron. Je n’ai pas pu les voir depuis le début de la guerre. J’ai réussi à m’y rendre à deux reprises, mais je regrette de l’avoir fait parce que j’ai été bloqué au checkpoint de 22 heures à 8 heures le lendemain. Je ne le referai donc pas.

Il est devenu impossible d’aller travailler. Le système éducatif ne fonctionne pas à cause des incursions constantes de l’armée. Je n’envoie pas mes enfants à l’école si j’apprends que les Israéliens sont entrés dans le camp. Parfois, ils ne restent que 10 ou 20 minutes et repartent, mais il est trop tard, on a déjà décidé de ne pas les laisser à aller à l’école. Les gens ne peuvent donc pas avoir une vie normale. On ne peut pas parler aux Israéliens. Dans tout pays normal, les citoyens disposent d’une forme de recours juridique. Mais en Israël, l’agresseur est le même que le juge. Dans tous les cas, vous ne serez pas entendu.

Contretemps – Quelle est la situation économique en Cisjordanie ?

C.P – L’économie palestinienne est détruite, nos principales ressources proviennent de l’aide internationale. Toutes nos exportations doivent passer par Israël. Nous produisons, par exemple, suffisamment de légumes pour notre propre consommation locale, mais nous ne pouvons pas exporter le surplus car il faudrait des semaines pour atteindre le port, et les produits pourrissent. Donc, à part quelques produits comme les dattes et l’huile, qui se conservent bien, il n’y a pas d’exportations.

L’aide internationale va soit à l’Autorité palestinienne (AP), soit à des organisations non gouvernementales, soit à l’UNRWA. Ces trois secteurs en distribuent ensuite une partie au secteur privé, aux sociétés et aux entreprises palestiniennes. Il y a beaucoup de collusion à ce niveau, en particulier entre l’AP et certaines entreprises privées. L’AP perçoit également les taxes sur les importations. En principe, les Israéliens collectent les recettes provenant de ces taxes et en reversent une partie à l’Autorité palestinienne. Mais depuis quelques années, avant même le 7 octobre, cela ne fonctionne pas. Les Israéliens font de la rétention. Et l’aide de l’UE, des États-Unis et d’autres pays est clairement insuffisante et, de plus, allouée selon des critères politiques. En fin de compte, nous ne recevons pas l’argent que nous sommes censés recevoir.

Il faut ajouter à cela que l’une des sources de revenus les plus importantes provenait des salaires des Palestinien.ne.s, environ 200 000, qui travaillaient dans ce qu’on appelle Israël, la partie de la Palestine occupée depuis 1948. Cette source de revenus a disparu depuis le 7 octobre. Ces travailleur.se.s ont perdu leur emploi, sauf quelques-uns, dans des postes hautement qualifiés pour lesquels il y a une demande urgente, comme les professions médicales. Mais c’est moins de 2% du total.

Contretemps – Quelles sont les conséquences de ce blocage économique sur la satisfaction des besoins fondamentaux, à commencer par l’alimentation ?

C.P – Les prix ont énormément augmenté. La principale explication, comme je l’ai déjà dit, est qu’il n’y a pas d’exportations, pas de sources de revenus à l’exception de l’aide provenant de l’étranger. Et comme on ne peut pas exporter et qu’on est privé de réserves de liquidités, on ne peut pas non plus importer. J’aimerais pouvoir rapporter en Palestine une partie de la viande que je vois ici au supermarché. Ce qui coûte 13 euros à Paris coûte environ 45 euros en Palestine. La majeure partie de notre vie est entre les mains des Israéliens. Nous produisons des poulets, par exemple, mais nous dépendons d’Israël pour les œufs, d’où une pénurie permanente d’œufs. Les Israéliens imposent par ailleurs de nombreuses taxes sur tous les produits importés. Les transports sont également devenus plus chers à cause des checkpoints. Avant le 7 octobre, on pouvait remplir un camion de légumes à Jénine et l’amener à Bethléem, cela coûtait entre 200 et 300€. Maintenant, ce camion doit s’arrêter plusieurs fois, et parfois les produits doivent être transférés dans un autre camion. Cela a un impact sur les prix et, bien souvent, à cause des retards, les produits deviennent périmés.

Il y a aussi le déclin de la production locale. Jénine, par exemple, est le principal lieu de production de légumes de Cisjordanie. Mais depuis trois ou quatre mois, ils ne peuvent plus rien produire car l’armée occupe la ville. Les gens ne peuvent pas aller dans les champs ou dans les serres. Il y a trois mois, les tomates coûtaient 20 shekels, ce qui était assez bon marché, alors qu’aujourd’hui elles coûtent 60 shekels, trois fois plus.

Contretemps – Quel est l’impact de l’offensive israélienne actuelle sur le système de santé ?

C.P – Notre système de santé est affecté, peut-être pas autant que d’autres secteurs, mais il y a une pénurie constante de médicaments. Les médicaments sont importés par Israël, mais les Israéliens retiennent les stocks jusqu’à la date d’expiration. Ils les apportent ensuite aux cliniques de l’UNRWA, quand ils ne peuvent plus être utilisés. Dans les camps de réfugié.e.s, le système de santé est géré par l’UNRWA. Depuis qu’Israël l’a qualifiée d’« organisation terroriste », les personnes les plus touchées sont donc les réfugié.e.s.

Le rôle de l’Autorité palestinienne

Contretemps – Passons maintenant à la dimension politique de la situation. Comment vois-tu le rôle de l’AP et comment a-t-il évolué depuis le 7 octobre ?

C.P – La position de l’AP est semblable, disons, à celle de la Tanzanie… Elle n’a pas de position, elle est restée silencieuse. Ils ont condamné le 7 octobre parce qu’ils disent être soumis à une forte pression au niveau international et de la part d’Israël. Ils parlent des massacres à Gaza, ils disent que cela doit cesser, mais ils ne font jamais rien. L’AP apparaît comme une sorte d’institution neutre, qui ne défend pas concrètement les Palestinien.ne.s.

Aujourd’hui, des négociations ont lieu directement entre les Américains et le Hamas. Hussain Al- Sheikh, le vice-président de l’AP, a déclaré qu’aucun règlement ne pouvait être conclu sans l’aval de l’AP. Mais quel est son objectif ? Veut-il que les gens continuent à souffrir ou que l’AP fasse partie de la solution ? L’AP peut trouver de temps en temps des arrangements pour obtenir de l’aide et négocier certaines choses avec les Israéliens, mais en général, son rôle est très négatif.

Contretemps – Existe-t-il une collaboration entre Israël et l’AP pour réprimer la résistance palestinienne ?

C.P – Oui. L’acte le plus récent de leur coopération date d’il y a deux jours. Un Palestinien a attaqué des colons à Qalqilya. Il était très clair que le Shabak [les services de renseignement israéliens également connus sous le nom de Shin Bet] travaillait côte à côte avec les services de renseignement palestiniens pour trouver les attaquants, et ils ont réussi à les arrêter. Sans le soutien des services de sécurité de l’AP, ils n’auraient pas pu le faire aussi rapidement.

Hier, Jibril Rajoub, l’un des dirigeants de l’AP et du Fatah, également ancien responsable de la sécurité en Cisjordanie, s’est rendu en Israël pour s’occuper de son fils hospitalisé. Les médias israéliens ont longuement débattu de la manière dont il avait réussi à entrer en Israël sans que les autorités politiques le sachent. La réponse est qu’il s’agissait du résultat d’une coopération directe entre le Shabak et les services de renseignements palestiniens, sans passer par le niveau politique. La même chose s’est produite avec le premier ministre de l’AP, Mohammad Mustafa. Il y a quelques semaines, il s’est rendu à Jérusalem pour s’occuper de certains hôpitaux et administrations qui sont sous le contrôle de l’AP. Il est également entré sans aucune autorisation au niveau politique.

Contretemps – Quelle est la perception de l’AP par la population ? Quelle est la popularité de son président Mahmoud Abbas ?

C.P – Ils sont très impopulaires. Même les personnes qui travaillent pour l’AP, y compris des personnalités de premier plan, sont en colère. Mais elles ne parlent pas ouvertement aux médias et ne peuvent pas faire grand-chose. La critique est impossible, c’est une sorte de dictature. De nombreuses personnes ont essayé de faire quelque chose et ont été renvoyées. Même ceux qui ne font pas partie de l’AP ou qui appartiennent à d’autres partis sont surveillés. Par exemple, lorsque Moustapha Barghouti [le leader de l’Initiative nationale palestinienne] intervient sur la politique générale, il subit des attaques de la part de gens payés par l’AP.

Si des élections justes et libres étaient organisées, ce qui est très peu probable dans un avenir proche, l’AP n’obtiendrait pas plus de 25 ou 30 % des voix. Mais d’un autre côté, Israël, les puissances occidentales et les autres nous soumettent à un chantage en disant que sans l’AP, nous n’obtiendrons rien. C’est pourquoi les gens essaient de maintenir l’AP, parce qu’elle facilite l’emploi, les écoles, le système de santé, etc. Mais si, au niveau international, la décision était prise d’organiser des élections vraiment libres, de permettre à d’autres forces, comme le Hamas, de prendre le pouvoir, je pense que ces autres forces obtiendraient 65 à 70 % des voix. Et je pense qu’à l’heure actuelle, le Hamas est la plus populaire parmi ces forces.

La perception du Hamas

Contretemps – Cela nous amène à parler du rôle du Hamas. Comment est-il perçu par la population en Cisjordanie depuis le 7 octobre ?

C.P – Le 7 octobre a provoqué un grand choc en Cisjordanie. Nous avons été choqués que le Hamas lance cette attaque parce que nous subissions une propagande qui répétait sans cesse que le Hamas avait vendu la Palestine aux Israéliens et qu’il était devenu quelque chose comme l’AP, une institution corrompue, dont les ressources profitent aux enfants des dirigeants, etc. Mais aujourd’hui, les gens voient que l’argent était utilisé à d’autres fins. Par exemple, les hôpitaux du Hamas parviennent à fonctionner tant bien que mal jusqu’à ce qu’ils soient complètement détruits par les Israéliens. Sans les bombardements, ils fonctionneraient très bien. Si des attaques similaires avaient lieu en Cisjordanie, rien ne fonctionnerait plus d’une semaine. Le Hamas a utilisé l’argent pour se préparer à des temps difficiles. C’est pourquoi nous sommes très impressionnés par ce qu’il a fait.

Certes, nous ne pouvons pas juger à un niveau général car nous ne sommes pas dans une situation comparable à celle de Gaza. La question devrait d’abord être posée aux Gazaoui.e.s : êtes-vous satisfait.e.s du Hamas ou allez-vous vous retourner contre lui ? Avec tous ces massacres et ces destructions, les gens devraient normalement haïr le Hamas et penser qu’il est responsable de ce qui se passe. Pourtant, nous savons que personne, ni une armée, ni une guérilla, ni un parti, ne peut rester debout comme le Hamas l’est actuellement à Gaza sans le soutien de la population. Une autre preuve que les Gazaouis soutiennent le Hamas est qu’ils ne veulent pas que l’AP ou Israël prenne le pouvoir sur le territoire. Les services de renseignement de l’AP ont envoyé à Gaza environ 200 personnes armées et entraînées pour prendre le contrôle, mais elles ont été capturées par les gens qui les ont remises au Hamas.

En Cisjordanie, s’il y avait des élections, pas moins de 70 % des électeurs voteraient pour le Hamas. Même les chrétiens soutiennent le Hamas. Nous avons des amis, des voisins qui sont chrétiens[2]. Nous discutons avec eux et ils disent qu’ils voteraient pour le Hamas. Il en va de même dans les universités. Le Fatah a dépensé beaucoup d’argent et utilisé toutes sortes d’astuces pour empêcher le Hamas de participer aux élections. Il est interdit de brandir des drapeaux du Hamas dans les rues. Les gens sont arrêtés et intimidés. Comme vous le savez, les questions d’honneur, en particulier pour les filles et les femmes, sont d’une importance capitale dans la société palestinienne. Les familles reçoivent donc des messages leur disant de ne pas laisser leur fille sortir pour exprimer son soutien au Hamas, sinon il lui arrivera quelque chose. Et pourtant, le Hamas participe au jeu politique. Il n’est peut-être pas majoritaire là où se tiennent des scrutins, dans les universités, les syndicats, certaines municipalités, mais il rivalise avec le Fatah, il obtient 35 à 50% des voix, ce qui est un miracle dans ces conditions. En fait, le Hamas est le parti palestinien le plus populaire de tous les temps.

Quel rôle pour la gauche palestinienne ?

Contretemps – Tu as dit précédemment qu’il y avait une tradition de gauche dans le camp de Dheisheh. Les forces de gauche comme le FPLP et le FDLP sont-elles encore actives en Cisjordanie ?

C.P – Il y a deux problèmes principaux avec la gauche. Le premier se situe au niveau international. Avec la chute de l’Union soviétique, la gauche a été profondément affectée et s’est affaiblie dans le monde entier. En Palestine, elle s’est efforcée de poursuivre la lutte autant que possible, mais, et c’est le deuxième problème, elle s’est retrouvée divisée en différents courants. L’un d’entre eux veut continuer à faire partie de l’OLP. Cela signifie que les cadres obtiennent des postes et des salaires, mais qu’ils doivent rester dans le cadre de l’AP. Une autre partie de la gauche est devenue silencieuse. Elle ne veut pas être soumise à l’AP, mais elle n’a pas les moyens de résister concrètement ou d’essayer autre chose. Enfin, il y a un troisième courant, fortement ciblé par les Israéliens et l’AP avant même le 7 octobre. La plupart d’entre eux ont été emprisonnés pendant des années et beaucoup le sont encore.

Parmi les jeunes et même les très jeunes, de 12 ans et plus, beaucoup sont attirés par la gauche, en particulier dans le camp de Dheisheh. Les gens n’aiment pas le Fatah, et le Hamas est plutôt faible dans le camp, alors beaucoup d’entre eux vont par exemple vers des partis comme le FPLP [Front populaire pour la libération de la Palestine]. Mais ils sont pris pour cible, dès l’âge de 12 ou 13 ans, ils sont arrêtés. La répression rend l’activité politique en Cisjordanie presque impossible.

Contretemps – Même pour le Hamas ?

C.P – Ils sont organisés dans la clandestinité et font preuve d’une grande intelligence. Ils profitent d’événements tels que les funérailles pour apparaître publiquement. Mais ils font aussi beaucoup de travail social similaire à celui des ONG et c’est ainsi qu’ils maintiennent leur lien avec la population.

Contretemps – Dans le nord de la Cisjordanie, dans des villes comme Jénine et Tulkarem, une nouvelle génération forme des groupes de résistance armée. L’armée israélienne riposte en occupant les villes, en prenant d’assaut les camps de réfugiés, en détruisant les maisons et en tuant des gens. Que se passe-t-il exactement ?

C.P – Depuis 2006, lorsque l’AP a organisé un coup d’État contre le Hamas et que le Hamas a répliqué en prenant le contrôle de Gaza[3], les activités du mouvement sont interdites en Cisjordanie, en particulier au niveau militaire. Comme je l’ai dit précédemment, même au niveau politique, c’est très compliqué pour eux. Le Hamas a donc conclu des accords avec des secteurs du Fatah, des jeunes qui n’aiment pas les politiques des dirigeants et de l’AP, et d’autres qui veulent être actifs dans la résistance. À Jénine, Tulkarem, Naplouse, des centaines de personnes ont été tuées sans raison avant même le 7 octobre. Les gens ont commencé à se dire qu’ils allaient mourir de toute façon, et qu’il fallait donc résister. Ils ont formé de petits groupes, provenant au départ essentiellement du Fatah. Le Hamas a soutenu économiquement ces groupes et leur a fourni son savoir-faire. Le mouvement est ainsi devenu la principale force dans le nord de la Cisjordanie. Même Ibrahim Al-Nabulsy [l’un des chefs des Brigades Al-Aqsa, l’aile militaire du Fatah, assassiné par les Israéliens en août 2022], qui a joué un rôle important dans ce processus, a déclaré à plusieurs reprises « nous sommes des hommes de Mohammed Deif » [le chef militaire du Hamas, assassiné par les Israéliens en juillet 2024]. Mais ces groupes ont subi de lourdes attaques israéliennes et ont été presque complètement anéantis.

L’heure de la libération est proche !

Contretemps – Dernière question, probablement la plus difficile : comment vois-tu la perspective de la libération de la Palestine ?

C.P – Je pense que cela arrivera bientôt, plus tôt que ce que beaucoup de gens pensent. Dans le monde entier, les gens ont vu le vrai visage d’Israël. C’est pourquoi les manifestations sont si nombreuses depuis le 7 octobre. Même à New York, à Washington, dans tous les États-Unis, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue, avec une participation massive de la communauté juive. Je pense également qu’Israël ne pourra pas faire face à cette guerre pendant longtemps. Sans le soutien de l’Occident, Israël serait perdu depuis des années. Aujourd’hui, les États-Unis commencent à penser à eux-mêmes. Hier, j’ai regardé un reportage sur le montant que l’Amérique doit payer pour attaquer les Houthis au Yémen. Pourquoi continueraient-ils à payer pour Israël ? C’est le peuple le plus détesté au monde.

La plaisanterie consistant à assimiler l’opposition à Israël à l’antisémitisme ne fonctionne plus. Les gens peuvent désormais être informés et voir ce qui se passe en temps réel. Je pense également que des changements importants se produiront dans la région au sens large, plus tôt que beaucoup ne l’imaginent, en Jordanie et même en Arabie saoudite. En Syrie, il y a beaucoup de mécontentement à l’égard du nouveau régime parce qu’il est arrivé au pouvoir sous la couverture des États-Unis, pour mettre en œuvre une politique d’amitié avec Israël sous prétexte que la paix vaut mieux que rien. Mais les choses ne resteront pas en l’état.

La prochaine fois, l’année prochaine, j’espère que nous nous retrouverons en France. Mais l’année suivante, ce sera en Palestine, je te le promets. La libération viendra bientôt, Inch’Allah !

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L’entretien a été réalisé le 15 mai 2025. Il a été traduit par Stathis Kouvélakis. Les notes et les passages entre crochets sont du traducteur.

Notes

[1] Dans un article publié en novembre 2000 dans Le Monde diplomatique, « Jours ordinaires dans le camp de Dheisheh »,la journaliste palestinienne Mouna Hamzeh-Muhaisen livre un témoignage poignant de la vie dans le camp lors de la seconde Intifada.

[2] Environ 50 000 Palestiniens vivant en Cisjordanie sont chrétiens.

[3] En janvier 2006 lors des seules élections à ce jour à s’être tenues en Cisjordanie et à Gaza, le Hamas arrive en tête, avec 44,5% des voix, devant le Fatah (41,4%), et les partis de gauche FPLP (4,2%), FDLP (2,7%) et l’Initiative Nationale Palestinienne de Moustapha Barghouti (2,7%). Le Hamas obtient une majorité absolue de sièges, et son leader, Ismaïl Haniyeh, est nommé premier ministre par le président de l’AP, Mahmoud Abbas, en février 2006. Il annonce la formation de son gouvernement le mois suivant. Mais l’AP, incitée et soutenue par les Etats-Unis et les puissances occidentales, opère un coup d’Etat contre le gouvernement Haniyeh et lance une offensive militaire contre le Hamas. Il en résulte une partition entre la Cisjordanie, où l’AP garde son emprise, et Gaza, contrôlée par le Hamas, et une scission dont le mouvement national palestinien ne s’est pas remis. En 2008, le magazine étatsunien Vanity Fair révèle des documents qui détaillent le plan de l’administration Bush pour évincer le Hamas, un plan directement inspiré de celui mis en place avec les « contras » en guerre contre le gouvernement sandiniste au Nicaragua.

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