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Sonia Dayan-Herzbrun (Rouen, 1940) est une sociologue et philosophe française. Professeure émérite à l’université Paris-Diderot et fondatrice de la revue Tumultes (éditions Kimé, 1992-2022) qui se concentre sur l’analyse des phénomènes politiques contemporains et les principaux courants de pensée critique. Elle a fondé en 1991 le centre pour la Sociologie des Pratiques Politiques et des Représentations (CSPRP). En 2016, elle a été récompensée par l’association philosophique caribéenne qui lui a délivré le prix Frantz Fanon.

Parmi ses principales publications, on peut mentionner : L’invention du parti ouvrier : aux origines de la social-démocratie (1848-1864) (L’Harmattan, 1990) ; Femmes et politique au Moyen-Orient (L’Harmattan 2005). Elle est aussi l’autrice de plusieurs articles scientifiques qui ont été publiés dans les revues Cahiers du Genre, Les cahiers de l’Orient, La Revue NAQD d’études et de critique sociale et le Journal des anthropologues (liste non exhaustive).

Dans un ouvrage paru en espagnol et coordonné par Luis Martinez Andrade, Feminismos a la Contra. Entre-vistas al Sur Global (La Vorágine, 2019), elle a donné l’entretien que nous traduisons ici.

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Pouvez vous nous parler de votre trajectoire intellectuelle et militante et comment ces deux trajectoires ont pu s’entremêler dans votre vie ?

Les choix que j’ai pu faire dans ma vie ont toujours été liés les uns aux autres. Toutes mes recherches, ce que j’ai pu écrire et ce que je continue à faire, reposent sur mes engagements intellectuels et militants. À ce propos, je suis en train de rédiger mon « autobiographie intellectuelle » » et un des chapitres du livre s’intitule « une enfance politique »[1]. En fait, j’ai été initiée dès mon plus jeune âge aux joutes politiques et militantes. Mon frère a fait partie de la Résistance. Tout ça marque. J’ai eu la chance de grandir dans un environnement familial exceptionnel où la théologie de la libération avait une place particulière. Nous étions profondément croyants et d’extrême gauche. Dès mon plus jeune âge, j’ai toujours été contre le colonialisme.

Laissez-moi vous raconter une anecdote : je me rappelle que lorsque j’avais 14 ans (j’ai été une étlève studieuse en plus d’obtenir le prix d’excellence en étant la meilleure étudiante de la classe). L’année de la déroute de l’armée française à Dien Bien Phu en Indochine, ils ont réuni tous les élèves dans la cour du collège pour réaliser « une minute de silence » et je me suis mise à rigoler. Évidemment, je n’étais encore qu’une adolescente, mais je ne pouvais pas m’empêcher d’être heureuse. Les autorités du collège se sont offusquées et m’ont retiré le prix. Je l’ai raconté à ma mère et elle m’a simplement répondu : « Ne t’en fais pas, tu as raison ».

Je vous raconte cette anecdote pour vous montrer que chez nous, on rejetait la colonisation et aussi la construction de l’État d’Israël. Je viens d’une famille ardemment opposée au sionisme. Le refus de la colonisation, la compassion pour la souffrance des ouvriers et le féminisme sont des choses qui ont toujours été présentes dans ma vie. Pour ma part et en ce qui concerne ma vision du féminisme, j’ai pu lire Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir dès sa sortie. Ces questions ne m’étaient pas étrangères, elles n’ont jamais cessé d’occuper mon esprit et d’interroger mon engagement politique et ma foi.

Dans votre article « Être un problème est une expérience étrange » (Cahiers du Genre, no. 2, 2016) vous faites le choix de décrire Viola Klein comme une juive étrangère plutôt que de vous intéresser à Theodor W. Adorno. En tant que féministe aux racines juives, comment tout ceci vous a pu vous influencer dans votre travail intellectuel ?

Effectivement, j’ai été racialisé, quasiment toute ma famille fut assassinée dans les camps de concentration nazis. Durant mon adolescence et ma jeunesse, j’ai subi un antisémitisme quotidien. Après 1956, l’ambiance était moins pesante, surtout lorsque la France et Israël ont décidé d’unir leurs forces contre les Arabes. Lorsqu’ils ont vu que les juifs se battaient au côté des Français, on sentait que l’antisémitisme s’atténuait, au moins sur le plan de ses manifestations les plus marquantes. J’ai enseigné le français à mes parents. Je sais donc ce que ça signifie de vivre l’exclusion quotidienne. Pour moi, c’était monnaie courante.

On a tendance d’ailleurs à l’oublier de fait, car les juifs ont été blanchis. Chez moi, on parlait des Afro-américains vivant aux USA. Il existait une similitude, peut-être pas sur le plan de la ségrégation, mais possiblement sur l’aspect de l’exclusion. Même si tout ceci a forgé mon caractère, il y avait ce besoin constant de s’adapter aux exigences de l’environnement français. On n’avait pas d’autres solutions que de respecter les dogmes des institutions : être un excellent élève tout en expérimentant une double conscience (W. E. B. Du Bois). Je me rappelle que lorsque je suis arrivé à la maison, ma mère disait: « Tu dois apprendre tout ce que l’on t’enseigne au collège, même si tu sais que c’est faux ». Je me souviens par exemple de l’épopée d’un grand héros français, Saint-Louis de France, aussi connu sous le nom de Louis IX de France (1214-1270), assassin de juifs et de musulmans.

Quand ma nièce me parle de Saint-Louis, je lui réponds : « Attends, je vais te raconter qui a été Louis IX et tout ce qu’il a pu faire aux juifs et aux musulmans ». Je crois que c’est pour cette raison que j’ai choisi d’étudier la sociologie malgré la dissonance de ses expériences, pour reprendre les termes d’Adorno. Je me rappelle notamment qu’un 11 novembre, j’ai été voir un germaniste communiste, qui avait traduit Marx et était professeur d’Université, en pensant que le fait qu’il soit marxiste l’oblige à être internationaliste (en France, le 11 novembre est un jour de fête, mais d’où je viens c’est un jour de lutte national en particulier à cause de la chute de l’empire austro-hongrois) : alors, je me suis permis de lui faire une remarque, et ce professeur n’a pas compris la blague tant est si bien qu’il l’a très mal pris. En d’autres termes, toutes ces expériences m’ont aidé à voir les situations sous plusieurs angles. Je pense que ce type d’expérience est partagé par mes camarades qui viennent des colonies ou des pays colonisés.

En ce qui concerne la question religieuse en France, le catholicisme dominant a été remplacé par une sorte d’athéisme hégémonique. Le seul moment à partir duquel j’ai pu dire que j’étais croyante, c’est en 2010, lorsque mon université organisa un événement pour célébrer ma carrière académique. Durant mon discours, j’ai précisé que c’était grâce à ma foi si j’avais pu en arriver là. Et ce, toujours dans un sens œcuménique. Parce que j’ai collaboré avec des pasteurs protestants, musulmans, en faveur de la Palestine, mais aussi avec des athées.

L’expression de Platon « Dieu n’est pas la cause » (La République, livre 10) a toujours eu un sens particulier pour moi. Je n’ai d’ailleurs pu l’énoncer que lorsque j’ai pris ma retraite, car ce type de commentaire est prohibé dans les amphithéâtres. Ce n’est donc pas un problème que de se positionner du côté des racialisés, comme j’ai pu le constater lors d’un échange avec Joan Scott. Je suis blanche à l’extérieur, mais de couleur à l’intérieur. Ces expériences sont similaires et pour autant terriblement dissonantes.

À l’université, il n’existe pas d’espace légitime pour parler de nos expériences. J’ai toujours grandi dans un environnement familial où l’égalité hommes-femmes était une valeur importante. D’ailleurs, j’ai découvert la domination masculine dans la société française. Précisément, cela m’a amené à me familiariser avec le féminisme décolonial. Dans l’environnement domestique, il y avait une division des tâches, mais la prise de décision ne revenait pas toujours aux hommes. Je me rappelle que mon père me parlait toujours de Rosa Luxembourg (1871-1919) comme si c’était un modèle à suivre.

Quand je suis arrivée à l’université, j’ai découvert le machisme et la domination masculine. Ce fut difficile pour deux raisons : premièrement, parce que je suis juive étrangère et, aussi, parce que je suis une femme infériorisée par les hommes, avec tout ce que ça implique parfois sur le plan du harcèlement, etc.. Il est certain que le mouvement des femmes de cette époque nous a donné la possibilité d’exprimer ce que l’on ressentait en plus de pouvoir partager nos expériences.

Vous êtes l’une des principales spécialistes de la théorie critique dans le monde francophone. Aussi bien le marxisme comme le féminisme s’inscrivent dans un cadre théorique et, en même temps, vous êtes une fervente militante de la cause palestinienne. Dans une entrevue que vous avez donnée au Groupe de Recherches Matérialistes (Cahiers du GRM, 10, 2016), vous narrez vos expériences acquises au cours de vos séjours au Moyen-Orient. Comment la question palestinienne a pu transformer votre façon de voir les choses à ce point ?

Je me suis débarrassée d’un grand tabou. L’invasion du Liban par Israël en 1982 a été un choc. J’ai formé un mouvement qui s’appelait « les juifs contre la guerre au Liban ». Cela reflétait une espèce de prise de conscience collective, car à cette époque, j’étais convaincue de l’existence d’une éthique juive qui serait susceptible de répondre aux rancœurs d’une cosmogonie juive annihilée par le génocide. D’ailleurs, les théoriciens de l’école de Francfort ont été obligés de s’exiler. À cette époque, j’avais une vision très négative du mouvement national palestinien. J’avais l’impression qu’il était simplement le résultat de la confrontation des deux nationalismes : le nationalisme israélien d’un côté et, de l’autre, le nationalisme palestinien.

Les militants qui venaient de l’université pour nous parler de la question palestinienne avaient une vision militariste des choses. En tant que marxiste, internationaliste et antimilitariste, je trouvais ça plus que gênant. Donc, à cette époque, je me suis impliqué dans d’autres mouvements, par exemple, celui du mouvement pour une science critique, sans laisser le mouvement féministe de côté. Évidemment, j’ai assumé beaucoup de questions relevant du militantisme politique, mais sur d’autres plans.

Ainsi, en pensant qu’il s’agissait seulement d’une confrontation entre deux nationalismes, l’invasion du Liban en 1982 m’a fait prendre conscience des nombreuses implications historiques et sociales. Postérieurement, je me suis trouvé en présence de militants palestiniens et j’ai décidé d’aller en Palestine où j’ai découvert un autre monde, je m’y suis enfin senti comme chez moi. J’ai connu nombre de Palestiniens et j’ai cohabité avec plusieurs d’entre eux : nous avions de la souffrance en commun, une sensibilité partagée pour l’activité politique.

Quand j’étais plus jeune, j’ai apporté mon soutien au mouvement de libération nationale algérien, mais c’était quelque chose de très abstrait. Cependant, en Palestine, j’ai été littéralement émue du fait de ma judéité et je n’ai pas pu être indifférente au sort de ce peuple. Je me suis alors rendu compte que tout ce qui se disait en France sur la question palestinienne était faux et j’ai entamé l’apprentissage de l’arabe. C’est un monde qui s’est ouvert à moi, et, évidemment, je n’en suis jamais sorti. J’ai découvert la civilisation arabe, le monde musulman et je me suis senti en harmonie avec les deux.

Dans l’œuvre Edward Said. Dans le roman de sa pensée de Dominique Eddé (La Fabrique, 2017), il y est fait mention de la reconnaissance du travail de Pierre Bourdieu et du vôtre dans les efforts visant à rompre la non-réception du travail de Said sur le terrain universitaire français. Pouvez-vous nous parler un peu de l’ambiance qui régnait à cette époque, c’est-à-dire, à l’époque de la réception des travaux de Said?

J’ai rencontré Edward Said par le biais du militantisme lors d’une réunion organisée par des ONG sur la Palestine qui s’est tenue à Genève en 1984. J’ai lu son livre magistral, L’Orientalisme. En France, le travail de Said a été très mal reçu pour de nombreuses raisons, principalement parce que c’est un livre très difficile à lire. Les orientalistes français se sont sentis attaqués et n’ont pas compris la proposition méthodologique qui leur était directement adressée. En même temps, la France brillait par son inertie et sa mentalité coloniale qui admet que les colonisés sont avant tout des objets d’étude, mais ne peuvent strictement pas produire de connaissances et restent au mieux de bons informateurs. Donc, je trouve que ça a été un grand scandale : voir qu’un homme comme lui, un des penseurs les plus chevronnés du XXe siècle, avait cette extraordinaire force théorique tout en étant palestinien.

D’un côté, on a le racisme français et, d’un autre, le niveau de la production de connaissances, de l’épistémologie. Le courant passe d’un pôle à l’autre, comme on peut le constater chez T. W. Adorno avec ses références philosophiques, historiques, littéraires et musicologiques, etc. Le fait qu’il remette en cause toutes les barrières disciplinaires a été très mal perçu en France, car on est habitué à rester dans les limites de notre discipline et sous l’influence du positivisme. Mon ami Lewis Gordon a raison quand il parle de décadence disciplinaire. La contrainte disciplinaire nous empêche de réfléchir. La pensée des figures comme celle de T. W. Adorno ou d’Edward Said est dialectique.

En France, ils sont habitués à la pensée analytique et c’est pour cette raison que le travail d’Adorno a suscité lui aussi beaucoup d’équivoque. Les travaux d’Adorno sont de nature philosophique, mais on trouve aussi des réflexions sur la musique ou des questions d’ordre religieux qui ont été négligées en France. Il nous montre la prégnance de la chose politique dans la musique et l’esthétisme des formes que l’on retrouve en politique mais aussi dans l’œuvre d’Ernst Bloch. Des choses qui en France sont incomprises.

Dans la tradition de pensée marxiste, la pensée dialectique a toujours été présente, car elle est fondamentale. On a par exemple le cas de Raymond Williams (1921-1988), théoricien marxiste de la culture, qui a été peu traduit en langue française. Je pense que, dans le cas de Said, la réception de son travail en France n’a pas été seulement rendue difficile par son engagement militant, mais aussi et surtout à cause de l’incapacité réflexive induite à comprendre la richesse d’un procédé dialectique.

Dans votre article, « Edward Said avec Sigmund Freud: D’un bon usage palimpseste » (Tumultes, vol. 35, no. 2, 2010), vous abordez l’importance du rôle du palimpseste pour comprendre les dissonances, les contradictions et les non-identités. Dans une époque où les sciences sociales positivistes acceptent seulement le savoir quantitatif comme légitime, quelle est l’importance de l’essai dans les sciences sociales ?

Actuellement, on se trouve dans une société désagrégée. Pour cette raison, Adorno et Said se plaisaient à écrire avec un style disons fragmenté. Le fragment nous permet d’échapper à la domination sociale et épistémologique. Par exemple, cette idée, il l’a développée au cours de ses trois conférences sur les intellectuels et le pouvoir.

Bien sûr, je pense que l’essai remplit une fonction qui doit être questionnée, remise en cause. Il faut être méticuleux, surtout à propos du genre littéraire qui fait l’objet de nos digressions. À l’aune de la tyrannie médiatique, on peut voir se produire nombre d’essais qui sont superficiels. Je viens à peine de lire un tout petit essai d’Herbert Marcuse qui est merveilleux : Vers la libération. Au-delà de l’Homme unidimensionnel. Il y a une relation entre épistémologie et politique, et, pour autant, les sciences sociales se construisent comme des systèmes de pouvoir : des systèmes de pouvoir/savoir qui s’inscrivent dans des institutions qui contrôlent les publications et par là même la diffusion des idées. A la lisière du positivisme, il ne se produit pas vraiment de connaissance.

Je suis convaincu que la science et la conscience ne marchent pas main dans la main. Paul Feyerabend, ce grand épistémologue a marqué mon travail. Beaucoup de ses prises de position sur les différentes formes de connaissance ont été ignorées : la connaissance à travers l’amour, par exemple. Je ne suis pas en train de dire qu’il n’est pas intéressant d’écrire des grands manuscrits, mais, souvent, les penseurs ne les écrivent pas pour apporter quelque chose à la société, sinon, précisément, pour obtenir le pouvoir et la reconnaissance.

D’un autre côté, l’écriture a aussi invisibilisé ce qui se transmet à travers le parler et ce qui succède avec l’oralité. Je suis une grande lectrice de Platon où la transmission de connaissances au moyen du verbe est fondamentale. L’imposition de la lettre et, évidemment, des chiffres et des schémas paralysent la pensée de mon point de vue. D’un autre côté, la sociologie américaine a produit des choses très importantes qui, malheureusement, ne sont plus lues. Je fais référence au livre L’élite au pouvoir de Charles Wright Mills (réédition Agone, Marseille, 2012). Assurément, je pense que la rigueur intellectuelle est nécessaire pour se confronter à la doxa, c’est-à-dire, à l’idéologie du capital. Le style essayiste est rendu nécessaire, surtout s’il s’accompagne de réflexions, même si d’un point de vue politique, l’essai nous permet de démocratiser la connaissance.

Vous avez vécu dans votre chair les événements de Mai 68. Cette année (2018) nombre d’évènements académiques et politiques autour de Mai 68 ont lieu. Selon vous, comment devons-nous appréhender la lecture de nos jours à la lumière de la théorie critique et des événements qui marquent l’actualité ?

On a la droite qui parle de libération sexuelle. Ce qu’il y a eu, c’est « tu es libérée, écarte les jambes ». Un peu comme aujourd’hui, où l’on incite les femmes à montrer leurs corps. J’ai vécu 1968 de deux manières. D’un point de vue politique, ce fut une expérience très intense, car nous avions l’impression que nous étions au milieu d’une révolution : nous marchions avec les ouvriers, on remettait en question la hiérarchie universitaire… J’étais professeur dans une école préparatoire et, postérieurement, je suis entré à l’université de Nanterre. La lutte anticapitaliste radicale allait de pair avec une véritable révolution culturelle. Nous réalisions une critique de la colonisation, des structures institutionnelles, on a même fait preuve de solidarité avec les mouvements de guérilleros latino-américains, etc. On avait l’impression que le monde se libérait de toutes les formes de domination.

La contrainte, l’injonction masculine était omniprésente. Les femmes étaient à l’arrière-garde, elles se trouvaient derrière le chef. Comme il n’y avait pas d’activités dans les écoles, nous devions garder les enfants, préparer la nourriture en vue de leur retour des assemblées générales ou des protestations (peu importe l’heure d’ailleurs). Au mieux, on nous laissait participer à la rédaction des pamphlets ou des manifestes. On remplissait finalement des tâches subalternes.

Je pense que c’est pour cette raison que la vague féministe a eu autant d’impact durant les années 1970, car il y a eu une accumulation de malaise et le fait que la libération de la femme devait advenir avec l’avènement du socialisme était pour nous quelque chose d’important. Après coup, nous nous sommes rendu compte (les féministes) que Mai 68 avait été un mouvement fait par et pour les hommes. Même si, évidemment, les femmes ont été très actives durant l’époque de Mai 68, elles n’ont pas reçu la même reconnaissance, loin de là.

En même temps, cela nous a servi de formation politique. Je me rappelle que j’avais honte de prendre la parole en public. Les réunions, les assemblées générales, m’ont permis de me désinhiber sur le plan de l’action politique. Des débats sont apparus sur la pilule contraceptive. On voulait avoir le contrôle de nos corps, de nos faits et gestes, sans pour autant réduire nos revendications à l’érotisme habituel. On avait pour objectif d’être reconnues comme des sujets politiques avec des droits.

Si tu me le permets, j’aimerais évoquer ici une frustration personnelle. Le féminisme des années 1970 était dominé par le point de vue des femmes blanches mais sur le plan personnel ou strictement privé, je n’ai pas eu le sentiment d’être dominé par les hommes de mon entourage. Mon expérience a simplement été marginalisée. Je me rappelle ce que disaient certaines femmes : « Sonia adore les hommes ». J’ai eu un père et un frère extraordinaires. Mon époux ne réagissait pas comme un macho typique malgré nos différences de point de vue et je n’ai pas développé de rancœur à l’encontre des hommes issus de mon groupe social, bien au contraire, j’éprouvais à leur égard de la sympathie en particulier parce qu’ils étaient d’origine juive. Il y avait aussi cette espèce de tendresse due au cocon familial.

Je crois que c’est parce que les expériences des femmes blanches ne correspondaient pas à la mienne que j’étais considérée comme une traître. Je pense que mon vécu est semblable à celui des femmes colonisées. D’ailleurs, j’en connaissais certaines d’entre elles et je me suis rendu compte que notre expérience nous permettait de nous affirmer moins sur la notion d’espace privé, mais plutôt sur la place publique. Mon expérience était en syntonie avec celle de nombre de femmes colonisées qui avaient une sympathie pour les hommes racialisés, souvent issus des mêmes groupes sociaux. Bien sûr, j’ai toujours été féministe, mais d’une manière distincte, d’où mon identification au féminisme décolonial.

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Propos recueillis parLuis Martínez Andrade, titulaire d’un doctorat en sociologie de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris. Il est l’auteur de Religion sans Rédemption. Contradictions sociales et rêves éveillés en Amérique latine (Van Dieren, 2015) d’Écologie et libération. Critique de la modernité dans la théologie de la libération (Van Dieren, 2016) et d’Illusions du ballon. Football et Théorie critique (L’Harmattan, 2024).

Traduit par Thibaut R.

Note

[1] Sonia Dayan-Herzbrun, Rien qu’une vie, préface de Souleymane Bachir Diagne, Paris, Hémisphères, 2022.

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