Lire hors-ligne :

Avant La Haine des fonctionnaires, paru en septembre 2024, il y a eu La Valeur du service public, publié trois ans plus tôt. Dans cette recension-essai, Patrick Bruneteaux revient en détail sur un ouvrage collectif qui, malheureusement, conserve toute son actualité.

À propos de Julie Gervais, Claire Lemercier et Willy Pelletier, La valeur du service public, Paris, La Découverte, 2021.

Le service public, a priori, ça parle à tout le monde. Prenons l’exemple le plus facile. L’école. L’école républicaine. Mais si c’est un service, pourquoi est-il obligatoire jusqu’à 16 ans ? Et depuis peu, obligatoire dès la maternelle. Et puis l’école est-elle gratuite ? Les fournitures scolaires, ce n’est pas gratuit et en dépit des aides de l’État, il faut bien toujours mettre la main à la poche comme on dit. Et les cantines scolaires, c’est payant, même si beaucoup de collectivités locales, de communes, notamment communistes ou socialistes ont lutté depuis fort longtemps pour donner des repas gratuits aux enfants. On en est loin aujourd’hui. Et il y a même eu des situations rapportées dans les médias où certains enfants dont les parents n’avaient pas les moyens de payer cette cantine, se voyaient refuser l’accès à un repas le midi. Donc on voit bien qu’un service public, c’est bien un service, mais ce n’est pas une facture réglée d’avance. Deux notions apparaissent déjà : un service public, c’est si je veux ou c’est obligatoire ? Deuxièmement, c’est gratuit ou c’est payant ? Ces exemples édifiants sont discernés dans l’ouvrage, comme bien d’autres ! Les enjeux sont clairement posés. Tous les chapitres égrènent ainsi les spécificités de chaque service public, presque ministère par ministère ou problème par problème. C’est un livre-dictionnaire autant qu’une œuvre scientifique collective. Au travers de cet exemple et des deux notions que l’on a extraites de ce cas pourtant emblématique de l’État républicain français, on voit bien que tout est affaire d’histoire, de politiques publiques, de choix du format retenu par les gouvernants, et de luttes pour faire entrer ou non une activité dans la case « service public ». Il n’y a donc pas de définition d’un service public mais une construction sociale, pour chaque État, dans le monde, de ce qui va être défini comme un service public. Les auteurs nous dévoilent aussi tous les cheminements par lesquels cet État d’actions publiques s’est édifié et s’est démantelé. Deux grands apports émergent : un livre bible qui nous décrit les différentes dimensions socio-historiques des services publics ; un livre critique qui dévoile de façon magistrale les dessous d’un sévice sur les services grâce à l’entreprise de dévoilement associant scientifiques de terrains et militants experts.

Qu’est-ce que le service public ? L’intérêt général dans les limites de la propriété et de l’ordre public

Il s’agit donc de plonger dans cet ouvrage très actuel et en même temps socio-historique, pour partir à la pêche aux informations toujours très circonstanciées. En effet, si l’État, au travers notamment du Conseil d’État, a assorti la notion de service public de critères précis, « égalité des citoyens », « continuité du service public », « adaptabilité » (p. 292), les domaines, le contenu, les secteurs d’interventions témoignent d’une forte variation dans la profondeur de champ. Ce territoire dentelé des attributs de l’État de service public révèle en fait une histoire faite d’avancées et de reculades, de droits à aller vers et de frontières imposées par le conseil d’État et les élites. Il y a aussi ce territoire en pointillé qui, par le jeu des concessions (captage des ressources) et des délégations (souvent à des associations mal payées sur le social, bénévolat même) montre que l’État n’est pas totalité, il n’est pas complétude. Il offre le tableau dentelé de véritables prestations offertes aux citoyens et de limites imposées par les lois sociales fondamentales de la propriété privée et du respect du profit, lequel s’invite dans les méandres des contrats publics et des marchés publics. Comme un dessin d’une ligne de front, comme un électrocardiogramme incertain, se découvrent alors plusieurs approches ou portes d’entrées. D’abord une configuration sociale actuelle faites de plaques d’historicités diverses.

La structure du service public ou l’espace social du service

Par ailleurs, en fonction des pays, la structuration de l’espace des acteurs est spécifique à chaque culture nationale. L’ouvrage livre à merveille l’espace des acteurs sociaux qui interviennent autour de cette constellation d’action publique : L’État, le Conseil d’État, les entreprises (souvent devenues des multinationales), les collectivités locales, les associations, enfin les usagers, tissent un système complexe d’interdépendances et de luttes. Les usagers, tout en bas, peuvent pâtir d’un mauvais service public dans tel ou tel secteur ou dans telle partie du territoire. En revanche, ces mêmes usagers peuvent se plaindre devant le Conseil d’État en passant par les tribunaux administratifs. L’État peut gérer en direct (Police, armée, hôpitaux, école) mais il peut déléguer à d’autres : concessions aux entreprises, régie directe par des communes ou des intercommunalités, associations reconnues d’utilité publique (social, animation, sauvetage), tout en évoluant dans un cadre de luttes des classes projeté dans les oppositions entre programmes des représentants devenant des acteurs en résistance : des communes qui, dans ce qu’on a appelé le municipalisme, veulent imposer des services publics tandis que le Conseil d’État bloque ; des associations qui ne veulent pas que le citoyen subisse le diktat de grandes multinationales (l’État, l’IGN et Google dans la cartographie) ou qui aspirent à contrôler l’État (l’agrément d’Anticor qui vient de lui être retiré). L’État peut aussi s’en prendre à lui-même et c’est d’ailleurs son pire ennemi, puisque ceux qui l’habitent, les gouvernants en place, peuvent tenter de déboulonner ou de détricoter ce que d’autres dirigeants ont mis en place. D’un côté le statut de la fonction publique, de l’autre, le fonctionnariat budgétivore et la critique de l’État mammouth et bureaucratique qui coûte trop cher, draine les dividendes et ruine les libertés individuelles. Avec une précision et une argumentation compréhensible par toutes et tous mais sans faille, les auteurs nous montrent cette complexité, les acquis comme les frontières. Cette configuration représente le premier plan, l’ossature du dispositif. Maintenant, il reste à donner de la chair. Quels sont les domaines du service public, ses champs d’action, son contenu pour le dire encore plus simplement ?

Il faut d’abord partir des définitions imposées par les élites de l’État, et par la réalité historique qui se dessine clairement au regard de notre capacité à disposer du regard sur le passé. Quelle est en fait la théorie du service public proposée ? Si les deux premières parties montrent la casse du service public, elles distillent tout de même des indices sur les fonctions du service public. Et le premier indice, c’est que le service public a supposé un travail politique indissociable d’une position politique continue contre ou à tout le moins visant à limiter les intérêts directs de la bourgeoisie dans le fonctionnement de l’État. Soit, concrètement, à sortir du libéralisme pour entrer dans l’État républicain.

Effectivement, grâce aux dizaines de contributeurs et aux travaux historiques mobilisés, on apprend que ces services créés tout au long du XIXe siècle ont d’abord profité aux entreprises (p. 266 et s.). Tout le système des transports au sens générique (train, routes, électricité, télégraphe) a d’abord été une chasse gardée des premiers industriels, dans une collaboration patrimoniale entre l’État, le suffrage censitaire et la concession de « service public ». Comme pour l’Afrique coloniale, les trajets des trains ont prioritairement été tracés en fonction des intérêts particuliers des industriels. Ces entreprises n’ont pu accumuler du capital que dans la mesure où les infrastructures essentielles étaient mises en place et « à leur place » : la circulation des marchandises dépend de l’électrification et de la disponibilité en eau conduisant à rendre possible le télégraphe. Les routes et les passages pour les trains ont signifié des expropriations, donc l’intervention de la puissance publique pour que se développe l’économie dit-on de la nation, mais surtout de ces riches entrepreneurs. À cette époque, soit du XIXe au début du XXe siècle, la question de l’intérêt des populations nationales passe souvent au second plan. Même si les premières lois sociales sont votées avant 1914, il faut attendre les luttes de l’entre-deux-guerres pour que les assurances sociales, le logement social et les prodromes de l’État providence se mettent en place, l’essentiel du dispositif de cet État de services publics ayant été implémenté après la Seconde Guerre mondiale.

L’État républicain s’est donc imposé pour dualiser la domination. D’un côté les organisations patronales, de l’autre, une profession politique chevillée au service de l’État avec des acteurs entrants venant des classes moyennes (médecins, avocats, normaliens). Le service public, nous affirment les auteurs, est cette action publique « pour des choses qu’il vaut mieux organiser collectivement » (p. 261). On passe d’une patrimonialisation de l’État à peine déguisée à des politiques publiques, autrement dit des actions publiques qui sont aussi orientées par le souci propre de l’État républicain. Or, pour exister, cette classe républicaine trouve sa souveraineté dans le peuple. Il lui faut assurer les services minimums pour que le peuple suive cette nouvelle élite. C’est d’abord faire des consciences laïques, donc lutter contre la mainmise religieuse. L’école, on le sait, est cette arme pour faire un citoyen de la chose publique et non pas inféodé aux notables le plus souvent bourgeois cléricaux. Même si les dames patronnesses auront encore de beaux jours devant elles, dans la santé, dans le social, le service public est ce service réalisé par des agents publics au profit du plus grand nombre, même si ce service est orienté dans le sens des intérêts de cette nouvelle classe politique. Jules Ferry on le sait, c’est à la fois la fin des terroirs et les hussards noirs de la République dans les campagnes, mais c’est aussi un chevalier du colonialisme avec les dégâts que l’on sait et que l’on n’a pas fini de payer dans les banlieues.

Même si la bourgeoisie a été un temps reléguée pendant la « prise de service » du personnel républicain, cette autonomie relative n’a jamais signifié une indépendance au regard de la protection de cet ordre social. Mais avant que la bourgeoisie ne revienne en force au travers de la caste managériale public-privé, l’État s’est consolidé comme puissance publique, avec des allers-retours (l’après 1936, les guerres, ou par exemple, le coup d’État de 1958, l’après 1968). Cette consolidation a permis de mettre en place ce que nos auteurs décrivent finement.

Le service public, c’est d’abord et avant tout des services disparates qui se formalisent au gré des projets publics et des rapports de force (luttes collectives, municipalisme). On ne peut par exemple pas penser le secteur de l’animation et des colonies de vacances sans penser les luttes sociales autour des congés payés. On ne peut pas penser le logement social sans le municipalisme des socialistes et des communistes fondant leurs offices HBM ou HLM, avant que l’État n’investisse massivement dans le courant des années 1960, les propriétaires fonciers s’étant opposés pendant presque un siècle à ce qu’une politique publique n’existe sur ce plan-là. Ce qui revient à dire que la structuration de la classe bourgeoisie française, à l’opposé des Anglais ou des Allemands, a longtemps été une bourgeoisie de rente avant d’être une bourgeoisie de profit. Le retard du capitalisme français tient dans cette logique d’agrippement de ces dominants sur des dominés rackettés du point de vue de la rente foncière (sur le dos des paysans) et immobilière (sur le dos des ouvriers). C’est sans doute un des effets les plus lointains de la curialisation des nobles français et de leur enfermement dans les rentes royales, se répercutant de proche en proche sur toute forme de rente, au détriment, typiquement anglo-saxon, de l’investissement, du voyage, et de la prise de risque.

Alors ce paysage, quel est-il ? L’ouvrage est vraiment remarquable à ce titre. On voit tout ou presque, non pas du fonctionnement de l’État (voir la dernière partie) mais des actions publiques (menées par le public ou déléguée au privé). Comment donner un ordre à tous ces services, ces actions publiques ? Une liste ne renseignerait en rien sur le sens de l’action de l’État. On parle de liste à la Prévert, et c’est bien ainsi que l’on pense quand on fait défiler les pages. Les auteurs, merveilleusement à l’aide dans chaque analyse monographique, nous laissent sur notre faim lorsqu’il s’agit de penser l’ensemble, peut-être parce qu’il n’y a que du bricolage historique, incrémental, sans vision d’ensemble ? Que ce soit les différences idéologiques des gouvernants (de gauche ou de droite), l’élasticité entre le public et le privé (entreprises, associations, usagers, municipalités) ou le poids déterminant des périodes historiques segmentées (pauvreté radicale au début du XXe siècle versus État providence des années 1960, toute puissance de la bourgeoisie au début, mise au pas gaulliste par la technocratie, etc.), on ne peut qu’être frappé par ces forces multiples et antagonistes qui pourtant convergeront vers l’édification de ce socle d’agglomérés qui forment les prestations. La distribution de l’eau, du gaz, de l’électricité, les transports (routes, trains), la poste, les forêts, l’école, le travail social, la police, les cantines scolaires, les piscines, les bibliothèques, les musées, les pompes funèbres, les crèches, les maisons de retraite, les hôpitaux, les cartes IGN, quel ordre dans tout cela ?

On peut tenter plusieurs typologies, un peu comme la recherche d’un mobile. Les « besoins fondamentaux » (eau, électricité, gaz, transports), la promotion de l’humain (école, crèches, animation, piscines, cantines…), la réparation des risques ou des manques (forêts replantées après une catastrophe, travail social en direction des adultes (RSA…) ou des enfants (ASE), le contrôle des populations « sécurisées » (sécurité publique, police judiciaire). On pourrait opposer les services (quasi) gratuits ou avec l’intention d’abaisser le plus possible le coût financier (travail social, police, école, routes) aux services payants ou dont la recherche d’un paiement est incontournable (eau, gaz, autoroutes, poste). On peut aussi opposer les services qui ont une véritable vocation populationnelle à ceux qui masquent en fait un ciblage social (cantines, logements sociaux, crèches, piscine, animation, colonie de vacances).

Il faudrait donc pour chacun des types, tenter d’expliquer leur valeur au regard des critères admis du service public. Il semble que la meilleure typologie du service public soit celle qui s’arrime le plus aux enjeux même du service « rendu à la majorité de la population » dans une logique d’intérêt général, de don, d’égalité de tous. Dans ce registre, il est clair que le fonctionnement actuel des autoroutes représente l’exemple le plus opposé à cette logique. Non seulement c’est un impôt fondateur qui est rapté par une future concession privée gestionnaire, mais ce sont surtout des actionnaires qui gèrent ce vol (contrat dont les termes ont été largement dénoncés et médiatisés) en ayant l’esprit de lucre, ponctué par des augmentations régulières des prix et l’étalage de profits colossaux qui auraient dû rentrer dans la poche de l’État. À l’opposé, s’illustrent les communes qui ont, avec le municipalisme, poussé à bout la logique de la prestation gratuite et universelle, se rapprochent le plus de l’intérêt général (centres gratuits de vacances, crèches ou cantines gratuites ou très abordables).

À l’opposé encore, on trouve le travail des inspecteurs du travail (interdiction du travail des enfants, du travail de nuit des femmes, imposition des normes de sécurité et d’hygiène) dont les contributeurs montrent le rôle très contesté par les patrons (p. 270), relayés d’ailleurs par la direction du travail fort compréhensive et qui met sans cesse des bâtons dans les roues (« baisse continue et délibérée des effectifs de l’inspection » p. 271 ; « lettres d’observation » p. 273 versus sanctions inexistantes). Au centre gauche les prestations d’État (travail social, police, école) et au centre droit le « et et », des services pour tous mais payant et avec une logique modérée de profit (eau, gaz, électricité, téléphone, poste). Ce curseur permet de penser la place du Conseil d’État, plus que jamais issu de la bourgeoisie (un des grands corps de l’État ouvrant ses portes aux meilleurs de l’ENA dont les origines sociales évacuent toute « intrusion » de la part des membres des classes populaires). Une montée en généralité permet de souligner que cet organe d’État n’est que la face émergée d’une dualité de l’État. L’histoire sociale de l’État s’apparente à un processus de pacification laissant apparaître, au-delà des fonctions régaliennes, des fonctions plus égalitaires, lesquelles ne doivent pas oblitérer la persistance d’une « raison d’État » (troisième partie).

On prend peu à peu la mesure de ce qu’est ce service public, se déracinant de son patrimonialisme originel, se retenant de lâcher sa violence répressive, se civilisant en profitant de la fin du schème révolutionnaire pour proposer une social-démocratie si bien expliquée par Numa Murard dans La Morale de la question sociale. Le service public se définit sociologiquement, en sortie de lecture d’un ouvrage qui se lit comme une bande dessinée, comme une série de politiques de redistributions et de prestations au sein de l’équilibre fragile entre les capacités financières de l’État et les attentes de contrepartie de la part des citoyens. L’État ne se dirige vers le peuple que dans la mesure où le peuple participe à l’effort en se mobilisant vers le droit commun en assumant une intégration par le travail autorisant les prélèvements par lesquels le service public est possible. Cela acquis, on peut suivre pas à pas, chapitre après chapitre, la vie propre des acteurs qui ont fait le service public considéré. En effet, chaque service public est en lui-même un petit continent. Les transports peuvent être appréhendés comme des infrastructures (faire des routes, offrir des transports de marchandise) ou comme des prestations (agrandir les lignes de Bus pour passer partout, même sur de petites zones, à l’instar de la SNCF) ; comme des infrastructures gratuites (routes nationales, départementales, « droit à la mobilité pour tous » p. 292) ou arrachées aux meilleures conditions par le privé tout en étant payantes (autoroutes) et en augmentation constante ; comme un service public avec l’idéologie publique dominante de la contrepartie (impôts des contribuables ou péages) en usage dans le social d’un côté ou, de l’autre, comme un service presque « communiste », avec une gratuité totale, à l’image de l’expérience de Dunkerque revendiquant « le droit à la mobilité pour tous » (p. 292).

La qualité du service

Si l’accès est une des conditions de l’égalité des citoyens devant le service public, la manière de l’exercer fait aussi la différence. Plus précisément, du point de vue des missions, si « l’impératif managérial fait du nombre d’actes effectués l’indicateur de la performance des services publics » (p. 6), alors, on en déduit que le bon travail social, celui de Nadine, justement mis en cause par sa hiérarchie et les capos passifs que sont les jeunes collègues l’ostracisant, passe par le temps et l’écoute, issus d’une longue formation dans les écoles publiques (IRTS, IUT, Université). La qualité du service public, à l’image de la médecine lente défendue par une poignée de médecins militants, interroge la relation de guichet, si problématique aujourd’hui, tant les injonctions de la « performance » détruisent la qualité de l’accueil1. La troisième partie de l’ouvrage montre que le service public est une longue construction sociale de la qualité que les auteurs restituent magistralement au travers d’éclairages socio-historiques. On passe en effet des agents publics extérieurs (religieuses, bénévolat, agents contractuels) à des fonctionnaires pouvant se consacrer à plein temps à leur activité.

Le service public suppose le sens de l’intérêt général

L’intérêt général suppose un habitus disposé au bien public, donc non corruptible. Le livre embrasse toutes les dimensions du cadre statutaire : le fonctionnariat et les concours (contre l’avis du Conseil d’État à la fin du XIXe siècle ! p. 306) versus le recrutement sur recommandation d’où suintent le clientélisme ou le népotisme ; sécurité de l’emploi et salaire mécanique versus pressions de la hiérarchie (paiement par le chef p. 305 !) ; les carrières, promotions (p. 347) et grades versus la subordination perpétuelle. Sans oublier les obligations morales et juridiques, la séparation du grade automatique et de l’emploi, le principe de nationalisation censé neutraliser l’obligation de « plaire en permanence à la hiérarchie » (p. 313), etc.

La qualité d’un service public se mesure en fait à son éloignement de toute forme de corruption, laquelle est peut-être moins présente en Europe que dans d’autres pays du monde. L’égalité de toutes et tous devant le service public, « incarné par le facteur » (p. 353) et de ce fait supposant la proximité des infrastructures, découle de l’État de droit, même s’il n’a été consacré par ce même droit que dans l’entre-deux-guerres. Mais c’est dans la conclusion, en toute fin, que la définition complète du service public est donnée, avec cet ajout qui donne tout son sens au terme « Valeur » du titre de l’ouvrage : « Des infrastructures qui bénéficient à tous, des services éducatifs et culturels qui soutiennent l’émancipation des individus, des agents publics davantage à l’image de la population, et capables de résister aux pressions politiques du moment » (p. 435). Car le service public n’est pas qu’un existant, c’est un projet politique démocratique constant dont la vocation première, dans un État de droits, est de contribuer à rééquilibrer les inégalités en offrant ce que Saint-Just appelait le « bonheur, une idée neuve en Europe ».

En dépit des critiques formulées à l’encontre de l’État (les fameux coûts) et de ses agents (la bureaucratie et les agents d’accueil fermés à la compréhension des situations des usagers), les services publics fonctionnent correctement, fondent l’équilibre de la social-démocratie ; et les auteurs montrent bien que tous les États, même les plus libéraux (comme les USA), emploient approximativement le même nombre d’agents publics, même si le statut de fonctionnaire est plus répandu en France (mais encore plus répandu en Scandinavie). En dépit de ces socles « durs » de la mission de service public, les chercheurs prennent hautement conscience de la labilité des différentes « tranches » de service public. Cette porosité s’observe toutes les fois que la précarité se trouve au principe de fonctionnement d’une activité non sanctuarisée.

Ainsi en est-il, grand scandale, du sauvetage et notamment du sauvetage en mer. Quel plus noble exercice que la sécurité civile, les pompiers, ces sauveurs prêts à risquer leur vie pour leur prochain ? Paradoxalement, ces acteurs sont comme abandonnés par l’État. « Dans le sauvetage, les fonctionnaires ne représentent qu’un petit groupe. Pourtant, difficile de trouver des activités qui répondent mieux à la définition intuitive du service public » (p. 283). On est sidéré. « Les sapeurs-pompiers volontaires sont presque 200 000 en 2018. Beaucoup plus nombreux que les 40 000 professionnels civils et les 13 000 militaires ». Et que dire des « 8000 sauveteurs encadrés par seulement 80 salariés de la société nationale de sauvetage en mer » (p. 284) ? Une mission de service public aussi importante sans agent de service public, voilà une sorte d’immatérialité, d’évanescence institutionnelle qui contribue à visualiser le gruyère du service public français. Or, « un service public rendu par des fonctionnaires est souvent plus solide que lorsqu’il est délégué à des associations » (p. 284).

On a déjà rappelé cette friabilité du service « rendu » dans le cadre de concessions à des particuliers. On peut évoquer en passant le secteur social, notamment les SDF presque entièrement « gérés » par des associations aux formats très différents. Cette démission est très forte dans de multiples domaines, dont le géant Véolia dans le secteur de l’eau. Mais les auteurs rappellent que le tropisme est remarquable dans les activités fortement féminines (la santé, le social, l’animation). La seconde partie accentuera encore cette pente en montrant le fractionnement des services en fonction du calcul de leur rentabilité, ce qui est un faux raisonnement pour autant largement rappelé dans le débat public pour enfoncer par exemple la lourdeur de la SNCF ou l’hôpital, deux exemples déconstruits par les auteurs de ce livre. On finira cet inventaire en évoquant les frontières des interventions.

Il y a, notamment, une frontière qui est fort intéressante. C’est le refus, par le conseil d’État, de la création d’une pharmacie publique. C’est Roubaix la prolétaire qui, dans les années 1890, a mis en place des cantines et des crèches gratuites. Déjà, sur ce point, le CE refuse la régie directe, préjudiciable, selon lui, à la liberté du commerce. Voilà une frontière majeure : l’intérêt des capitalistes prévaut sur le service public. Roubaix a donc dû faire appel au cadre juridique de la concession et payer rubis sur l’ongle des entreprises privées pour passer contrat avec elles. Mais les pharmacies gratuites, pas question (p. 289).

Qu’est-ce qui se joue là-dedans ? À la fois la liberté de commerce mais aussi la liberté de professions libérales attachées au service public, belle contradiction qui ruine en fait la Sécurité sociale : en faisant des médecins des sortes de patrons de la santé, des entrepreneurs du soin, à la fois protégés par le racket de la sécu et du droit de leur profession à faire du profit dans « le secteur non conventionné ». Les médecins ont le droit d’acheter des lits en hôpital et de posséder des cliniques avec des « parts » en fonction de la fortune diverse des possédants. Les pharmacies ne sont que la queue de comète de ce pillage, de ce parasitage. Seuls les communistes, dans le municipalisme, ont créé des dispensaires de santé en salariant les médecins, à l’image de la fonction publique (mais pas hospitalière parce que justement le droit privé capitaliste subsiste dans l’assistance publique hospitalière).

Sur ce point précis, les auteurs ne développent pas davantage. Mais la question des frontières, sans doute autant que celle des contenus, montre et révèle la nature des enjeux et donc l’état du rapport de force entre les classes sociales ou, à tout le moins, entre les représentants censés les représenter. Imaginons une Sécurité sociale avec des médecins entièrement salariés, avec une grille des salaires beaucoup moins privilégiée qu’aujourd’hui où certains chefs de service en réanimation ou certains chirurgiens en fin de carrière peuvent avoisiner les 25 à 30 000 euros par mois, avec des gardes journalières qui, pour un interne, peuvent avoisiner les 1000 euros. Imaginons une pharmacopée entièrement gérée par le public, avec des instituts publics fabriquant tous les médicaments, avec des officines permettant de se les procurer sans les intermédiaires actuels. L’idée même est tellement taboue qu’elle révèle l’état des frontières mentales de la classe politique actuelle de « l’arc républicain ».

La casse du service public

Le défi théorique des auteurs est de peaufiner la notion bourdieusienne de « noblesse d’État », revisitée pour proposer une version pus actuelle : « la noblesse managériale publique-privé ». Car « les artisans du démantèlement du service public » (p. 135) ne sont plus tant des marquis de l’État que des profiteurs « qui revendiquent de moins en moins l’intérêt général comme valeur supérieure pour justifier leurs orientations » (p. 136). Surtout, « l’expression ‘noblesse d’État’ gomme le rôle de la noblesse d’affaire dans la managérialisation du service public », détournement d’autant plus activement réalisé que ces fonctionnaires « naviguent entre l’administration et les entreprises privées » (p. 136). La critique sociologique de ces acteurs à cheval sur l’État et les grands groupes privés n’est pas seulement sublime par la précision des portraits des « killers » mais aussi par les liens qui les unissent et les projets qui les animent. Les savoirs-pouvoirs foucaldiens ne sont pas destinés ici à mieux dominer les classes populaires, mais bien à désosser les forces vives des services publics.

Une déformalisation sociale exposée dans sa forme

« Relocalisation, flexibilisation, modernisation : les mots des restructurations dans les administrations demeurent abstraits, semblent loin. Ils ne disent rien des vies disloquées, ruinées, interdites ou renvoyées dans l’insécurité […] C’est l’obligation d’en rabattre que ces mots masquent, la nécessité de la fermer ; c’est le silence imposé aux rages » (p. 236). Le pouvoir des élites actuelles tient au fait de multiplier ses privilèges (cette élite est nommée « la noblesse managériale publique-privé » p. 9) tout en les imposant, au nom des nécessités sociales, sous les apparences de la « modernisation », du « changement »2.

Il faut donc casser la coque des mots puisque « les promoteurs du démantèlement des services publics ne disent jamais qu’ils veulent l’affaiblir » (p. 373). Ce n’est pas un hasard si, d’entrée de jeu, dès l’introduction, le titre est : « Par quels yeux ? ». En ajoutant : « Les ‘modernisations’ entreprises dans les services publics sont, de fait, des massacres. Des violences de masse. Les mots utilisés pour en parler sont trop calmes, impuissants à dire la brutalité » (p. 5). Non pas uniquement celle de Macron et ses « chiens de garde » (on reconnaît la formule de Paul Nizan s’en prenant aux philosophes gloseurs du début du XXe siècle, formule reprise par Serge Halimi, lequel a d’ailleurs préfacé un des ouvrages de W. Pelletier sur un thème identique, L’État démantelé3) pour nommer la médiacratie ou les doxosophes ; mais aussi et surtout ceux d’en bas, les fonctionnaires mis sur la touche ou pressurés du fait des « économies de structure » (fusion des maternités ou des IUT dans le livre) : « Combien sont-ils de Nasser, de Valérie, de Bruno, de Nadine, pas pareils exactement mais pas loin ? Une masse. Multitude inaperçue qui s’étend. Quotidiennement confrontés à des violences qui éreintent leurs vies, dans le travail, mais qui colonisent l’en-dehors, déglinguent ceux et celles qui les aiment – et parfois ceux que les services publics aident » (p.7).

Ce livre dense de 476 pages définit comme « un magasin d’outils pour t’équiper et démarrer ton propre chantier d’observation » en « donnant à voir des séquences de ‘modernisation’ » (p. 34) combine remarquablement une vision globale du haut et du milieu – ce qui veut dire des élites et de leurs dispositifs de fabrication de « managers » « loin d’être animés par la passion de l’intérêt général » (p. 221) : les grandes écoles, les réseaux, les carrières prestigieuses, « le piège de l’excellence »4 – avec une sociologie des « exécutants » et des « exécutés », ces agents défaits mais aussi les usagers abandonnés ; le tout soutenu par des portraits de dominants et de dominés dans leurs contextes professionnels. Ce sont ainsi deux grands versants tenus ensemble car ils « procèdent de positions qui s’affrontent » (p. 8). Habituellement, les chercheurs se spécialisent sur les élites ou les pauvres. Ici, grâce à l’habile conceptualisation des services publics, catégorisation transversale ou fait social total, il devient possible d’offrir une scène aux classes sociales sur le manège de l’action publique.

Seuls ceux qui liront attentivement et jusqu’au bout cet ouvrage remarquable, documenté, fourmillant de statistiques, de portraits de « managers » en posture d’épuration et de salariés de « base » effondrés par les pressions sur les résultats purement quantitatifs, pourront pleinement comprendre la « rage sociologique », cet intérêt au dévoilement qui s’assume complètement, en rendant justice aux victimes de cet effondrement organisé. Ce que, jusqu’à présent, la sociologie critique enfermait dans des concepts inaccessibles – les « violences structurales » ou des termes trop moraux « injustices, inégalités sociales, précarisations, souffrances, invisibles » – resurgit dans un langage plus direct, clairement plus percutant tout en ne concédant rien, sur le fond, à la rigueur scientifique.

Car l’acharnement des dominants à faire passer la destruction de l’État social pour une « modernisation » trouve du côté de ces chercheurs une même énergie à débusquer le vernis idéologique tout en disséquant par le menu cette destruction du service public signifiant, à l’opposé, des profits pour les entreprises privatisées ou privées5. Cette inversion symétrique est d’ailleurs rappelée en clin d’œil quand les auteurs, non sans ironie, s’emploient à qualifier les dominants néolibéraux de « bandes et casseurs » ; manière de retourner, avec un courage que l’académisme brocardé dans Méditations pascaliennes renierait certainement, la traditionnelle idéologie dominante linéaire et descendante et d’inviter le lecteur à penser toutes les formes de criminalité et de déviance en col blanc6.

Sur le plan formel, cet ouvrage est, on l’aura compris, inédit. En s’en tenant à une précision scientifique qui fait défaut, le plus souvent, au monde universitaire feutré qui passe de la neutralisation académique scolastique à l’hypercorrection d’oblation7, cette recherche collective8 propose une autre façon de mener et d’exposer les résultats de la recherche. Si les travaux des chercheurs ne mentionnent que rarement les violences extrêmes présentes dans les États démocratiques, à l’exception d’une sociologie critique taxée de militantisme et de dénonciation, il faut bien prendre acte de ce coup de force réussi : en indexant les mots sur les choses, les auteurs privilégient une charge symbolique maximale des termes.

Sans emportement, en sachant peser le pour et le contre dans les niveaux de destruction des services publics, ils ont l’honnêteté intellectuelle de calibrer leurs expressions en fonction des réalités qu’ils décrivent. La destruction néolibérale des services publics est « un massacre » (p. 5) car des « patients sur liste d’attente meurent avant d’avoir pu se faire opérer » (p. 91) à cause d’élites « killers » dont la « scène de crime » (p. 200) est la recherche absolue de la performance en supprimant des postes. « Philippe est un tueur. Un tueur de coûts » (p. 234). On pourrait multiplier les exemples. Le courage de tous ces producteurs de vérité, c’est de n’avoir pas eu peur d’une invalidation pour « dénonciation », « parti pris partisan », ou toute autre expression émotionnelle de rejet9 qui fourmillent dans les comités de rédaction des revues savantes hébergeant nombre d’intellectuels organiques.

Si quelques chercheurs s’autorisent désormais ce couplage entre forme et fond, ton engagé et rigueur scientifique, valeurs politiques et objectivation critique10, quelle thèse pourrait avoir pour première partie « Massacre à la modernisation », et plusieurs chapitres intitulés « la guerre des mondes », « autopsie des dépeçages », « assassiner en discréditant », « les grandes écoles du crime », « la fabrique des tueurs de coûts », « bandes et casseurs de services publics » ? À ce jour, personne ou presque n’avait osé écrire sociologiquement de la sorte, en alignant les signifiants sur les signifiés : la mort sociale de dizaines de milliers de travailleurs de l’État, l’épuisement, le burn-out, la démission, la mise au banc par les collègues, et parfois le suicide.

On se souvient de la « mode des suicides » selon la formule « assassine » du président d’Orange de l’époque. Mais les suicides se poursuivent, dans l’invisibilité de leur déroulement solitaire ou familial. Les suicides, ceux de facteurs (p.7), de cantonniers, d’enseignants, d’ouvriers du secteur public, enferment à jamais les souffrances qui en sont à la source. Quelles politiques et aussi quels agents concrets, avec quelles manières de « donner les ordres » sont ainsi au fondement de cette « vague de suicides dans toutes les catégories de personnel » de l’Equipement suite à « l’imposition brutale d’une mobilité géographique » (p. 368) ? Qui ne saura jamais ce qu’a vécu cet usager, à l’instar de José, sans hébergement d’urgence (p. 9)11 ? Le néolibéralisme des pays riches12, c’est « 12 000 personnes qui ont péri dans la rue entre 2012 et 2016 »13. Chaque année, près de 10 000 personnes se suicident, dont des centaines de paysans victimes des « restructurations » de l’Europe néolibérale.

La critique du néolibéralisme dans le vif du sujet

Sur le fond, il est important de remarquer que tout travail de recherche s’appuie sur les recherches antérieures, celles des autres mais aussi les siennes propres, dans la logique de ce que P. Bourdieu appelle le « retour obstiné aux mêmes objets ». C’est notamment le cas de W. Pelletier qui avait déjà offert un panorama collectif de L’État démantelé14. Une différence de taille sépare les deux approches. Dans le premier ouvrage, correspondant à plusieurs contributions, chaque auteur aborde un thème spécifique, ce qui offre le tableau d’une série de monographies distinctes. Dans cet opus, les trois auteurs proposent de manière plus systématique une monographie exhaustive du cas français. Surtout, le précédent livre dresse un panorama des cadrages idéologiques du new management, des incitations européennes, des idéologies journalistiques et scolaires.

La valeur du service public présente quatre démonstrations combinées, balayant les lieux où s’active le détricotage, « les grandes écoles du crime » (p. 141) qui sont désormais « ces membres issus de la bourgeoisie » (p. 175) formant une caste centrée sur la formation de la « pensée unique », la « fabrique des tueurs de coûts » (p. 168). Fini le service de l’État, « il est surtout question de former des managers, des leaders, des stratèges qui sauront manipuler qui sauront se plier à un type de raisonnement économique » (p. 171). Une fois leur formation achevée, ils sont lâchés dans l’État en « bandes et casseurs de services publics » (p. 179), au sein d’un réseau hiérarchisé « engendrant des comportements courtisans, voire serviles » (p. 183), lequel réseau est contrôlé par des bandes concurrentes (gauche/droite notamment) au plus haut niveau de l’État. Mais, paradoxe pervers, la fonte des postes publics les affecte aussi, « rétrécissement de l’éventail des postes » (p. 183) dont ils sont responsables et avec lequel ils doivent grenouiller pour promouvoir leurs carrières. Au-delà de ces luttes internes, les auteurs mettent en lumière le langage commun néolibéral invalidant tout ce qui ressemble de près ou de loin au social et au service public. Pour sortir de l’abstraction qui fait passer la pilule, les auteurs montrent des acteurs en chair et en os. Comme Michel Pébereau, un haut fonctionnaire « traître » qui a privatisé deux banques, dont il devient le PDG de l’une d’entre elles ! (p. 219).

D’une part, cet ouvrage est probablement le seul à vraiment embrasser, pour tous les secteurs étatiques15 concernés par « le service public » — ce qui exclut notamment les services secrets ou la diplomatie — les principales dimensions du néolibéralisme du point de vue des « restructurations » concrètes affectant les services apportés à la population.

1/ La casse de l’État est pensée sous l’angle original des services publics et du coup les auteurs proposent une ventilation par secteurs du modus operandi de la casse pour chacun des domaines ou ministères concernés, tout en pensant et décrivant, selon un concept novateur, « la nouvelle noblesse managériale public-privé » (p. 135-257), « élite en mouvement qui œuvre de concert au dépeçage du service public » (p. 137). Modulant le concept « noblesse d’État », les auteurs montrent la porosité instrumentale entre le privé et les administrations, surtout pour débusquer les bons plans, les niches fiscales, des failles dans la réglementation ; informations transformées en conseils et postes bien rémunérés, d’où l’un des titres : « Les grandes écoles du crime »16. Si les Pinçon-Charlot, parmi d’autres sociologues critiques17, ont dévoilé au « sommet » le travail des élites politiques, notamment celle de la gauche libérale18, J. Gervais, C. Lemercier et W. Pelletier déclinent les effets de ces politiques au niveau méso (organisations) et micro (les fonctionnaires et les usagers) sur les secteurs principaux concernés : L’hôpital et les maternités, l’école, les forêts et les routes, les chemins de fer, France Télécom, les maisons de retraite, les entreprises publiques, la police, le droit administratif et le conseil d’État. La grande transformation débute avec les années Mitterrand. La santé publique devient « un problème » dans les années 1980, il est dit que « c’est un mauvais signe pour le service public parce qu’il n’est dès lors plus question de progrès social mais de coûts à réduire » (p. 94). L’équation service public = budget public conséquent pour le progrès social.

2/ Le néolibéralisme est appréhendé au travers des « restructurations » ciblées qui affectent l’état de chaque « bien public ». Dans le cas spécifique de la SNCF qui est exemplaire sur ce point, le tronçonnage en secteurs rentables et non rentables ne constitue pas qu’une fabrication fallacieuse du mauvais élève alors que la note globale de la classe est satisfaisante. Ce qui se joue est un rapt visant à nourrir le capitalisme en faisant en sorte que la branche la plus rentable passe au privé. On pourrait aussi, dans le même registre, évoquer la gestion par le privé des « concessions d’autoroute ».

3/ La casse de tel ou tel secteur public peut être envisagée comme une déstructuration globale du tissu social local. Une des analyses les plus magistrales réalisée dans ce livre collectif dissèque « l’organisation des désorganisations de l’hôpital public » (p. 89-114). Un véritable outil pour les chercheurs et pour les lecteurs, les militants, « la ménagère de 50 ans » aussi. Le modus operandi du cerclage des activités de soins publics est détaillé, fouillé, loi après loi, plan après plan. L’astuce des « killers » aura été d’offrir un vêtement trop étroit au malade : passer du paiement à l’acte au budget fixe, puis à la tarification à l’activité « moyenne » (totalement irréaliste) alors que la qualité d’une prestation ne peut se mesurer à un quantum de soins, alors que le flux des patients augmente, alors que les directeurs managers « cherchent à attirer les patients les plus rentables » (p. 105), ceux pour lesquels le directeur aura une bonne note de l’ARS. Bien plus encore, car cette collection de méfaits demeure encore trop abstraite, c’est la vie sociale qui est atteinte, ce que la science sociale, depuis Mauss, qualifie de « fait social total ». En effet, faire disparaître un service public, c’est attenter à toute une vie locale. Les auteurs mentionnent la désolation des villages (p. 365) et même de certaines banlieues populaires (p. 366), notamment du fait qu’« une suppression accélérant l’autre, les services publics sont supprimés en chaine » (p. 48). à l’échelle des communes, des villages, des quartiers, c’est une désespérance globale qui frappe les communautés rurales et les espaces ségrégés, comme dans la sous-préfecture du Blanc dans l’Indre. Plus spécifiquement dans les campagnes, en supprimant les établissements et les postes afférents, ces restructurations « rendent plus difficile de maintenir l’activité, de conserver les commerces, les emplois, de faire rester les jeunes » (p. 25). Finalement, ce sont des « populations entières » (p. 53) qui sont touchées. Là est sans doute le cri porté par les Gilets jaunes, après 40 années de mise à sac. Le monde rural tenait aussi avec les emplois publics et tout le maillage qui se dessinait autour du territoire public en termes de ressources économiques, de circulations et de redistributions.

D’autre part, les chercheurs déroulent les principaux procédés employés par les technocrates sous la pression des élus du néolibéralisme. Une « autopsie des dépeçages » jalonne tout l’ouvrage, tandis que les justifications permettent « d’avancer masqué » (p. 70). Avant même d’imposer les outils, il faut « assassiner en discréditant », en martelant et « dramatisant les déficits ». Sur ce terreau symbolique, les technocrates fabriquent discrètement « la mise en faillite ».

1/ La « politique du chiffre » (p. 87), « indicateur de la performance » (p. 6) innerve toutes les administrations de l’État, impose « une pression permanente sur les troupes » (p. 88). On en éprouve toutes les conséquences dans l’espace urbain, des PV aux arrestations des jeunes des cités en passant la quantification d’actes effectués dans les services sociaux ou Pôle emploi. Au relationnel succède l’abattage, ce qui entraîne, du côté des personnels, burn-out, dépressions et démissions et, en cascade, l’embauche de personnels moins intégrés aux collectifs de travail.

2/ La mise en concurrence des hauts fonctionnaires ou des agents administratifs (p. 64, 185, 209), l’appel à leur zèle, le système des gratifications pour services rendus (fermer une maternité pour faire des « économies de structure »), témoigne du fait que l’État est avant tout un ensemble d’acteurs ayant un intérêt personnel carriériste à ne pas penser aux conséquences collectives de leurs actes. Le passage sur la « fabrique des dociles ambitieux » (p. 180-199) montre l’imbrication étroite entre « servilité », « carriérisme » et absence « d’états d’âme ». Le collectif de chercheurs réuni autour de cet ouvrage expose certains noms propres (à propos de hauts fonctionnaires pouvant devenir responsable de la « possibilité d’enfants morts » avec la fermeture de maternités. (p. 34-44) et dresse l’inventaire des glorieux parcours ainsi personnalisés dans leurs trajectoires ascendantes, des « grandes écoles » aux « grandes entreprises », sans oublier les pantouflages et les « PPP » (partenariat public-privé). Qui dit servilité dit aussi chef, mécanisme d’alignement sur l’entreprise décrit en détail à propos du virage néolibéral des IUT lié à la loi LRU de 2007 (p. 54-69) où l’on découvre l’entrée en masse du privé (CA, fonds privés, contenu des cours, notations arbitraires, mises au pas, précarisations) sous l’autorité despotique du « fou furieux » directeur Thomas, avec son aide « PAST » Aude cheffe du département (un statut autorisant des professeurs associés, en fait des cadres ou patrons issus du privé), « très cotée au MEDEF régional » (p. 59).

3/ Les évaluations des activités publiques, en soi légitimes pour débusquer les planqués et neutraliser les escroqueries, deviennent mortifères quand elles servent à grappiller sur les temps de pause, « temps perdu qu’il faut réduire au maximum » (p. 109). Effectuées par des agences privées de « conseil » (p. 82, 106 et s.), elles manifestent une externalisation du sale boulot par des petites entreprises qui cherchent avant tout à bien se faire voir de son employeur. L’objectif sera donc coûte que coûte, de trouver des niches de « protection abusive » à abattre, un peu sur le modèle de l’idéologie des « trappes à inactivité » (p. 195) des économistes néoclassiques. Ces évaluations ne sont que la cerise sur le gâteau, l’ordinaire étant fait de contrôles tatillons sur les subalternes comme sur les chefs. On découvre ainsi le combat de certains chefs de service hospitaliers contre les chiens de garde de l’ARS afin de pratiquer pleinement leurs soins tandis que les fonctionnaires économes tentent d’infléchir le soignant en lui proposant de ne pas commettre certains actes trop coûteux.

4/ La contractualisation affecte subrepticement la nature même de la fonction publique. Le fonctionnaire disparaît peu à peu et, avec lui, les statuts protecteurs, ceux-là mêmes qui étaient visés dès la réforme des retraites en 1995 avec Juppé, alors défendu par une kyriade d’intellectuels organiques (Touraine, Morin, Rosanvallon et bien sûr Crozier). Le rêve du bourgeois d’État consiste à travailler avec des agents publics contractuels, lesquels s’ajustent plus facilement aux diktats des directions, ce que les auteurs nomment d’un concept sublimissime, les « caporalisations » (p. 13 et 61). Le contrat institutionnalise la précarité, et, partant, facilite la soumission. En recrutant massivement, notamment dans l’Université, des salariés contractuels, le statut de la fonction publique n’a même pas à être invalidé. Il suffit de laisser les « salariés stabilisés » partir à la retraite. Un des effets les plus pervers de la contractualisation réside dans la possibilité, notamment sous l’effet d’une loi en 2019, de « placer des alliés issus de la noblesse d’affaires sur des postes stratégiques au sein de l’État » (p. 183).

5/ Les suppressions de postes, qu’elles affectent des emplois ou des places, correspondent aux coupes chirurgicales basiques dans le budget de l’État. « 160 000 lits en moins entre 1990 et 2017 » (p. 97) ; baisse des douaniers, des contrôleurs fiscaux (p. 132) ; 30 % de gares en moins entre 1980 et 2013 (p. 364). Il y a parfois des erreurs tactiques, lorsque Sarkozy dissolvait de nombreuses compagnies de police et de brigades de gendarmerie. Ou bien encore fermait de nombreuses casernes militaires en récupérant simultanément du numéraire avec le parc immobilier. Mais la stratégie est globalement cohérente. On tape avant tout sur le bras gauche de l’État, le social, la santé, l’éducatif, le culturel. « En 2014, seul un nouvel agent public sur six était un fonctionnaire statutaire » (p. 321). Les suppressions sont rapportées, de façon plus générale, aux « compressions » qui renvoient aux « restructurations, fusions et relocalisations » (p. 11). Ces dernières années, ce sont 65 000 postes d’enseignants supprimés. Et le citoyen les perçoit aussi nettement quand elles affectent la santé publique, la fermeture d’un certain nombre de lits hospitaliers embolisant les entrées en urgence.

6/ L’ouverture à la culture managériale et aux acteurs du privé est systématiquement entreprise, sans jeu de mots. Les PPP, les partenariats publics privés dissimulent en fait cette emprise par la culture managériale. L’ouverture des CA aux acteurs privés, les formations dispensées dans toutes les écoles liées au service public (École supérieure de la Sécurité sociale, École des Hautes Études de Santé Publique, Polytechnique et ENA) sont des portes ouvertes à la culture de la « rentabilité » et de « l’équilibre des comptes » (p. 80-81) puisque « désormais les services publics doivent créer du profit », à l’image de la « T2A » dans les hôpitaux (p. 102 et s.). Qui dit privé dit retour au libéralisme du XIXe siècle, avec sa loi darwinienne du plus fort. Les inégalités se renforcent : outre le désengagement de la sécu sur au profit des mutuelles privées (p. 98), il y a dualisation et ubérisation des services publics (PASS), logique d’accélération de la prise en charge dans les services pour pauvres (CAF, CPAM, CCAS, Missions locales), discrimination envers les mauvais pauvres (p. 374 et s.), les migrants et les LGBT (services sociaux, police) dans les accueils, retour de la troisième classe (chapitre 3 de la dernière partie, p. 396 et s.) dans les soins, les obsèques, les transports.

En troisième lieu, secteur par secteur, armé de tous les dispositifs à mettre en place sans merci et sans attendre, les agents bureaucratiques intermédiaires sont scrutés à la loupe. C’est là une des forces de l’ouvrage. Non plus s’appesantir sur les grandes écoles ou sur les grands corps de l’État mais descendre au niveau des mains invisibles, les écoles supérieures de la Sécurité sociale ou l’École des Hautes Études de Santé Publique dont les agents sont lâchés dans la nature, droits dans leurs bottes. Les diagnostics circonstanciés sont d’une force redoutable tant l’effet d’ensemble n’est rendu crédible que du fait que ces politiques de réduction sont portées par les fractions intermédiaires des corps d’État dont on voit en chair et en os les comportements concrets. Les données et les statistiques sont toujours associées à des portraits savoureux : ils le seraient s’ils n’étaient pas révélateurs d’une capillarité des opérateurs, des « Grands » issus des « grandes » écoles aux agents moyens méritocratiques (École supérieure de la Sécurité sociale, École nationale de santé publique) si bien nommés « capos ».

Un des aspects les plus novateurs du livre est de montrer les petites mains qui jouent à fond le jeu, en serial killers sociaux : des enfants issus parfois des couches populaires qui, à force de soumissions et de bonnes notes parviennent aux statuts de directeurs d’hôpitaux, de présidents d’Université. Les biographies sont édifiantes, presque sidérantes, à la mesure d’un procès sociologique où l’on suit pas à pas la progression dans la carrière sur un tas de cadavres : les suppressions de maternités sont directement des mises en danger de nombreuses femmes au moment de l’accouchement. Qui se soucie de celles qui accouchent dans leur voiture du fait d’un trajet démesuré pour se rendre à l’unique maternité du département ? Combien de Anne et Evelyne, les fonctionnaires décideurs de l’Indre qui purgent la santé publique depuis leurs postes de directrice d’hôpital et de directrice de l’Agence Régionale de Santé ?

Les transformations radicales des modes de fonctionnement dans le secteur du supérieur sont édifiantes avec, néolibéralisme oblige : les CA ouverts au privé par la loi LRU, le remplacement des fonctionnaires par des contractuels recrutés donc contrôlés par le président ou le chef du département soutenus par le CA, l’introduction de cours « appliqués » directement connectés au monde du privé, des présidents flicards qui contrôlent les activités par des « réunions de cadrage » et des cris et ordres vociférés comme un patronat de toute puissance. Combien de Aude, la killeuse de l’IUT avec Thomas « le fou furieux » ? Voilà de l’invisible dévoilé, voilà, au-delà de la casse, la « reprise en main » réactionnaire des organes de l’État, y compris et surtout de son « bras gauche ». L’ouvrage descend dans les biographies, les morcellements des identités, les atteintes directes sur « le corps » social par l’entremise des capos invisibles. Les bourreaux et leurs victimes se croisent dans ces portraits successifs où l’on suit d’un côté les zones grises de Primo Levi et de l’autre les naufragés. C’est comme si on passait de Godard à Loach, du cognitif au vécu. Ce dernier ouvrage « fait froid dans le dos ». C’est une différence majeure.

Bien sûr, beaucoup d’ouvrages ont déjà paru, alertant l’opinion publique sur les inégalités sociales, le retour de la question sociale, les disqualifications, les injustices, la précarité, les invisibles. C’est même devenu le thème central de la science sociale aujourd’hui, qui a dû combattre dans le même temps les idéologies de la fin des classes sociales. Cependant, par son ton, par la traque des processus et l’examen des conséquences dans la vie concrète des gens, ce livre apparait comme une « somme », une « fresque », un tableau édifiant de l’état asocial de l’État (le portrait de Pierre-André Imbert est tristement savoureux p. 243-257). Et il a cette force-là parce que ce sont comme les valeurs fondamentales de notre « civilisation19 » qui sont foulées aux pieds, plus d’une centaine d’années de construction d’un outil au service de tous, y compris les plus riches comme les auteurs le démontrent à maintes reprises (partie IV).

Au-delà des SDF et chômeurs « qui n’ont qu’à traverser la rue », c’est le cœur même de la société qui est touché au travers de ses infrastructures mises en faillite. Et c’est tout le mérite et toute la force de ce livre collectif que d’avoir pris cet angle de vue. Non plus uniquement l’État social, l’État providence, lesquels sont vus comme une vache à lait pour les plus pauvres. Mais tout le bien public – qu’il ait nom « intérêt général » ou « service public » – affectant tout le public. Qui peut conduire sur des routes défoncées ? Qui aime les embrasements de forêts mal entretenues ? Qui apprécie de voir ses enfants dans des classes surchargées avec des professeurs absents ? Qui prend plaisir à voir ses ascendants maltraités dans les services d’urgence ou dans les EPAHD gérés par gestionnaires de fonds de pension ? Qui assume le fait de ne plus recevoir le RSA faute d’accompagnement ? Qui aime attendre des heures aux urgences ?

Les « riches », terme qui a connu son retour en force avec les travaux des Pinçon-Charlot, bénéficient d’un double privilège, exact inverse de la double peine des pauvres (pauvreté matérielle et stigmatisation). Ils bénéficient comme tout le monde des infrastructures (routes, électricité, poste, écoles…). Ils jouissent d’un secteur privé recevant l’agrément de l’État (EHPAD, écoles, santé). Ils reçoivent des subventions pour leurs entreprises, « l’État abandonnant tout contrôle sur l’usage qui en sera fait » (p. 414). Ces privilèges, décrits dans le chapitre 4 (p. 412 et s.), montrent les riches surfant à la fois sur l’usage des services publics et sur la « mutualisation » au sens figuré : en plus de la sécurité d’usage du bien public, ils peuvent se payer des « complémentaires » : paiement cash de toute une domesticité multiple (p. 412 et s.) ; mise à disposition des établissements les plus luxueux : « Les riches ont à leur disposition exclusive un réseau de soins privé, national et international » (p. 416).

Ces riches, rappellent les chercheurs, « ont d’abord soutenu l’égalisation entre les territoires qui était bien dans l’intérêt des entreprises : la poste, les routes, les trains partout, c’est bon pour le commerce et l’industrie » (p. 413). Désormais, ils captent l’argent public pour s’offrir le must dans l’aménagement des grandes écoles, dans l’octroi de subsides pour leurs établissements privés subventionnés écartant les pauvres de leur « entre-soi » (p. 417), pour profiter des « aides » en période de crise sans jamais ni rembourser ni être évalués, pour s’engraisser sur le dos du contribuable grâce aux cadeaux fiscaux (p. 414). Le pitoyable est atteint quand les auteurs nous montrent que ces soi-disant philanthropes de jadis luttent de toutes leurs forces (pressions, procès, mobilisation de la presse) pour éloigner les pauvres de leur parc naturel préservé, notamment quand la Municipalité de Paris veut implanter des foyers (p. 420-423). En conclusion, « la guerre est déclarée » (p. 430).

Service public et (dé)raison d’État

La valeur du service public déroule. Les chapitres s’égrènent comme autant de coups de bulldozers traquant les fondements, les coulisses et les manœuvres de ce néolibéralisme grignotant, mandat après mandat présidentiel, les acquis sociaux intimement mêlés aux prestations de service public. Pour autant, les auteurs avancent avec -faute de place ?- une certaine retenue. Si les portraits des managers sont d’une perfection sociologique, nous les présentant comme si on savait tout sur eux « en fin de compte », le cadre du service public n’est pas rapporté aux logiques de fonctionnement d’un État qui n’a pas dans son ADN cette « évidence » de servir la population. L’État de la prison et des disciplines foucaldiennes a comme disparu. La prison et les matons sont-ils un service public ? Qu’est-ce qui, dans la police, peut être rapporté à une mission de service public quand une autre part massacre les citoyens dans la rue, éborgne, « judiciarise » à outrance ? Qu’est-ce qui, dans le travail social, a constitué un appareil de surveillance, d’encadrement et de coercition de la « plèbe sous-prolétaire » comme disait Foucault, Deleuze ou Donzelot dans les années 1970 ? Bref, une des limites de cet ouvrage, c’est cette problématique des frontières entre service public et raison d’État, entre État social et État contrôlé par les élites pour contrôler les pauvres.

Une limite de l’ouvrage, qui peut apparaître comme un effet culturaliste inévitable avec l’essentialisation de l’expression « services publics », est de se refuser à théoriser le bras gauche et le bras droit de l’État quant au rôle de service public. En effet, en ne ciblant d’entrée de jeu que ce qui se prête le plus à une analyse des activités de l’État en termes de « services publics », les auteurs circonscrivent un cercle invisible qui interdit de penser plus globalement des relations contradictoires inscrites dans la socio-histoire de la construction des fonctions étatiques. Qu’est-ce qui rend compte, dans un État originellement instrument de la puissance publique -selon la dialectique guerre/fiscalité mise en lumière par N. Elias- d’une division sociale du travail public ? Autrement dit, de quelle manière « la démocratie », les « politiques sociales républicaines » ont-elles pu se détacher du pouvoir régalien libéral et du pouvoir répressif libéral ?

Si l’État s’est créé dans l’accumulation dialectique de l’impôt et de la violence, de la fiscalité et de la puissance militaire, des prélèvements par l’argent et des prélèvements par la force, du droit (les décisions des tribunaux féodaux d’augmenter les recettes ont presque toujours été au fondement des émeutes paysannes) et de l’arbitraire, comment penser l’apparition de quelque chose qui ne serait pas ces deux violences, mais qui serait de nature à pouvoir être appelé « service » public ? État de droit, État républicain, État démocratique, autant de formules qui donnent à voir un premier cadre contradictoire entre l’intérêt général et les raisons d’État protégeant les puissants dont les intérêts sont souvent intimement liés à ceux de l’État (fournisseurs d’armes, propriétaires dans l’espace colonial ou impérial, multinationales gérant presque en monopole un service public). Les auteurs ont sans doute parfaitement conscience de ce dualisme, mais semblent ne pas vouloir l’aborder.

Entre mobilisations collectives et action publique des progressistes de la IIIe République, comment penser la place de ces fonctions publiques nouvelles qui s’étofferont pendant la seconde moitié du XXe siècle ? Sont-elles d’ailleurs toutes « service public » avec la même intensité ? Entre la sociologie de la reproduction scolaire et les filières résiduelles de la méritocratie, l’Ecole est-elle un service public de haute ou de basse intensité quand les élites maltraitent a fortiori l’école publique et subventionnent à outrance les mille Stanislas grandes et petites ? Les auteurs plaident pour une croyance en la possibilité d’une mobilité sociale. Mais est-ce que les efforts démesurés de quelques-uns « pour s’en sortir » valent reconnaissance d’un fonctionnement structurel ? D’ailleurs, si chaque ministère est à interroger à ce titre, transversalement, est-ce que toutes les activités de l’État relèvent d’une mission de services publics ? Dans cet esprit, n’y a-t-il pas des limites à recourir à un tel langage, au risque de s’exposer à une ironie mordante façon Charlie Hebdo : un dessin montrant un tir de LBD par un agent des forces de l’ordre dont le gilet porte l’inscription « service public »20 ? Mettre tous les « services publics » à égalité comme service public n’est pas tenable à partir du moment où l’analyse est centrée sur l’État social. Puisque le néolibéralisme ne s’en prend pas à l’État21 mais aux « dépenses publiques » qui servent « l’intérêt général », donc aussi les classes moyennes et populaires, comment qualifier de service pour le public des activités de contrôle ou de répression quand l’îlotage a été systématiquement abandonné depuis une vingtaine d’années par les acteurs politiques au profit du « chiffre » et de la quantification des actes de la délinquance ? Où repérer le service public depuis la facilitation des passages à l’acte des policiers (loi Cazeneuve suite aux attentats de 2015) qui donne une prime aux accents guerriers, hélas rappelés avec l’affaire Nahel ? Depuis la loi des suspects de mars 1793, combien de textes de loi sur l’ordre public autorisent des actions d’emprise si l’agent est « susceptible » de ? La forte demande de sécurité des classes populaires « d’origine française » s’oppose à la panique des parents d’origine étrangère qui ordonnent à leurs enfants de rentrer à la maison dès qu’ils croisent des policiers en patrouille22. Entre ce que j’ai pu observer ethnographiquement au début des années 1990 au Val Fourré23 et les travaux les plus récents sur les cités, force est de constater que les violences policières se sont aggravées dans un contexte général de repli ou de disparition des services spécifiques en faveur des jeunes (insertion, sport, animation).

Quant aux travailleurs sociaux, même ambivalence : contrôle social à la Verdès-Leroux24, mais aussi lutte pour le DALO et accès aux droits. Il y a un vrai sous-débat dans le débat… Car ces deux dimensions (répression à la Foucault et contrôle à la Deleuze) symbolisent le pôle autoritaire d’un État des services publics, une ambivalence qui existe pour certains secteurs administratifs en tensions permanentes. Le policier de sécurité publique recherche la tranquillité publique pour « toute la population ». Mais en cas de contestation des plus mal lotis, la matraque n’est pas loin quand le pouvoir démocratique ne s’interpose plus. Le travail des forces de l’ordre, depuis l’introduction d’outils fortement létaux, s’inscrit désormais dans la double dimension de la répression (arrestations préventives, insultes, nasse et blocages du défilé, retour des Brav’m, valorisation du durcissement avec la symbolique CRS 8, mépris et violences envers les journalistes) et de l’atteinte grave à l’intégrité physique des manifestants. La peur d’aller manifester est une donnée nouvelle dans la démocratie française. Pour autant, n’importe quel membre des black bloc sera content de trouver la police judiciaire si un membre de sa famille est violé, volé ou agressé dans la rue. L’assistante sociale qui aide à l’obtention de droits est aussi celle qui lâche la contrôleuse de la vie quotidienne, la conseillère en économie sociale et familiale qui ira au supermarché avec la maman pauvre pour « l’aider à remplir son caddy » en « respectant » son budget.

Cette dualité, chez le même agent de l’État, reste à penser. Pour autant, les auteurs sont éloignés du fonctionnalisme du pire, cette vision d’un sociologisme critique qui s’épuise à dire que tout est fait systématiquement pour cheminer vers le pire. Ils montrent les initiatives locales, ce municipalisme traditionnellement de gauche mais qui n’interdit pas de voir parfois un maire de droite progressiste ou tout au moins ne détricotant pas ce que ses prédécesseurs ont réalisé (Roubaix p. 384). Ils insistent sur le fait que, en dépit de tout ce que l’on sait sur l’école inégalitaire – et les auteurs pointent l’une des dernières innovations néolibérales en matière d’éducation avec l’idéologie du « socle commun de compétences » (p. 394) – celle-ci demeure un service public : « certaines personnes connaissent une mobilité sociale grâce au système scolaire, malgré ses défauts » (p. 393). Tout au long du livre, les auteurs décrivent des agents publics en résistance, notamment les inspecteurs du travail et, aussi, dans la conclusion, les conseillers d’insertion et de probation dans les prisons qui, confrontés à une série de politiques d’extension des zones de délinquance et de requalification des luttes sociales et politiques en criminalités diverses25, tentent dans leur suivi proprement social, de « dire non pour continuer », ce qui atteste de luttes frontales ou discrètes de tel ou tel fonctionnaire pour « continuer à faire son métier » (p. 432).

*

Photo en bannière : Photothèque Rouge / Copyright : Martin Noda / Hans Lucas.

Notes

  1. (1) Ni A. Spire, ni V. Dubois ne pourront rendre compte de l’intérieur du fonctionnement concret du guichet, à l’instar de cette ethnographie indigène d’une graphiste objectivant à distance, hors de toute vocation pour cette organisation, son travail quotidien « d’aide » aux chômeurs en acceptant un CDD à Pôle emploi. Violences sur usagers comme violences sur les agents dominés du guichet sont largement détaillés par le menu, notamment les monstruosités des logiciels d’évaluation du travail mis au point par des cadres bien protégés et hors de toute intelligence des pratiques d’accompagnement. M. Bergeron, 183 jours dans la barbarie ordinaire. En CDD chez Pôle emploi, Paris, Plon, 2010. Le film de Ken Loach Moi Daniel Blacke, issu d’une histoire vraie, montre l’ultime conséquence de cette folie évaluatrice et numérique : la mort de l’usager. ↩︎
  2. (2) Sur ce jeu autour des catégories afin de noyer le poisson et apparaître progressiste tout en invalidant l’autre, M. Kokoreff, La diagonale de la rage. Une histoire sociale de la contestation sociale en France des années 1970 à nos jours, Paris, Divergences, 2022, p. 252 et 261-265. ↩︎
  3. (3) L. Bonelli et W. Pelletier (dir.), L’État démantelé. Enquête sur une révolution silencieuse, Paris, La Découverte, 2010. ↩︎
  4. (4) Nourris par les multiples gratifications : reconnaissance, fortune assurée avec notamment « les jetons de présence dans les CA », « les bonus », « les retraites chapeau », les « parachutes dorés » (p. 223). Au fond, la mise à sac de l’État, signifie en symétrie « une augmentation historique des rémunérations des PDG de par le monde » (p. 223) ; et un pillage des ressources de l’État, notamment avec les « concessions d’autoroute puisque les sommes récoltées sont largement supérieures à ce que coûte cet entretien » (p. 262 et s.). ↩︎
  5. (5) « Korian, le premier groupe privé (EHPAD) affichait en 2019 un chiffre d’affaires en hausse de plus de 8% » (p. 129). ↩︎
  6. (6) Depuis H. Becker, certains travaux ont plus spécifiquement travaillé le répertoire de la disqualification dans l’analyse du néolibéralisme et le démantèlement de l’État social. Une des meilleures déconstructions de l’idéologie néolibérale dans sa dimension disqualifiante : H. Ganz, The War against the Poor. The Underclass and Antipoverty Policy, New York, Basicbooks, 1995 ; pour la France, S. Ebersold, La naissance de l’inemployable, Rennes, PUR, 2001. ↩︎
  7. (7) P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 2003. ↩︎
  8. (8) C’est une véritable œuvre collective, avec des contributeurs partiels (cinq autres) et des chercheurs ayant accepté de « fournir des idées, des récits ou des références » (La valeur des services publics, op. cit., p. 467.) ↩︎
  9. (9) Sur le couplage des pulsions et de la domination dans les élites scolaires organiques, P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 237 et s. ↩︎
  10. (10) « Le point de départ pour construire une science sociale émancipatrice est d’identifier comment les institutions et les structures sociales existantes imposent systématiquement des préjudices aux individus », E.O. Wright, Utopies réelles, Paris, La Découverte, 2020, p. 26. ↩︎
  11. (11) Sur mon travail ethnographique consistant souvent à accompagner les SDF au cimentière, P. Bruneteaux, « Ethnographie et lien social. Pratique et éthique de la recherche auprès des résidents des foyers d’urgence », Bulletin de Méthodologie Sociologique, 140 (1), 2018, pp. 39-89. ↩︎
  12. (12) Car la réalité pour les pays pauvres est au-delà du pire. Voir A. Corten, Planète misère. Chronique de la pauvreté durable, Paris, Autrement, 2006 ; M. Davis, Le pire des mondes possibles. De l’explosion urbaine au bidonville global, Paris, La Découverte, 2007. ↩︎
  13. (13) Rapport de la Fondation Abbé Pierre, 2018, cité dans le livre, p. 9. ↩︎
  14. (14) L. Bonelli et W. Pelletier (dir.), L’État démantelé. Enquête sur une révolution silencieuse, op. cit. ↩︎
  15. (15) Sur l’hôpital, on peut dire aussi F. Pierru et al, L’hôpital en réanimation, Bellecombe-en-Bauges, Le Croquant, 2011, notamment sur les lobbies externes favorables à la privatisation, les assureurs, l’industrie pharmaceutique, les cabinets de conseil en liens avec les hauts technocrates diffuseurs de l’idéologie du « trou de la sécu ». Sur la SNCF, H. Coutant et al., « Sur les chemins de la normalisation. Transformations du contrôle des entreprises publiques en France, RFS, n°3, 2020, p. 341-372. Sur l’école, C. Laval, L’école n’est pas une entreprise. Le néo-libéralisme à l’assaut de l’enseignement public, Paris, La Découverte, 2003. Il est à noter une spécificité dans cette fabrication de la privatisation, c’est celle de la SNCF, caricaturale au point d’avoir attiré l’attention de la Cour des comptes. Les auteurs montrent un processus spécifique avec le morcellement des services en filiales, les plus rentables étant concédées au privé en ayant au préalable « désolidarisé les bénéfices et les coûts » (p. 74). ↩︎
  16. (16) La privatisation commence par les prêts des banques aux étudiants des grandes écoles, au luxe particulariste qui les concerne (salaires pendant les études, campus de rêve), les formations en économie libérale et en finances « pour former des managers » plus que des hauts fonctionnaires, stages dans le privé, affairistes dans des hauts postes publics, culture homogène faisant perdre le sens de l’État, racisme social anti-pauvres (p. 195), etc. L’habitus du manager « killer » (p. 200) est construit avec les indicateurs précis du langage, des sociabilités, des gratifications. ↩︎
  17. (17) F. Denord & P. Lagneau-Ymonet, Le concert des puissants, Paris, Raisons d’agir, 2016. ↩︎
  18. (18) La violence des riches. Chronique d’une immense casse sociale, Paris, La Découverte, 2013. ↩︎
  19. (19) Bien sûr, contre l’essentialisme, il est utile de rappeler que les « valeurs » font l’objet d’une lutte de classement. D’une part parce que ce terme est, comme le drapeau ou la Marseillaise, traditionnellement capté par la droite – le symbole en est l’hebdomadaire Valeurs actuelles ; d’autre part, parce que le service public est très peu abordé spontanément comme une valeur de la civilisation. Ainsi, il n’apparait aucunement dans l’ouvrage de J. Stoetzel, Les valeurs du temps présent : une enquête européenne, Paris, PUF, 1983. Fondateur de la RFS, il est pourtant un homme de droite, élu à l’Académie des sciences morales et politiques. Son ouvrage parle essentiellement de « morale », « religion », « famille », ce qui en dit long sur le pré-découpage des items. ↩︎
  20. (20) Deux ouvrages abordent cette question de la police comme service public en voie de disparition : A. Bentounsi, A. Bernanos, J. Coupat, D. Dufresne, E. Hazan, F. Lordon, Police, Paris, La Fabrique, 2020 ; P. Rocher, Gazer, mutiler, soumettre. Politique de l’arme non létale, Paris, La Fabrique, 2020. ↩︎
  21. (21) L’élite libérale, de même que l’État royal de l’Ancien Régime, se sont créés militairement et fiscalement, avec une caste de juristes en surplomb. Dans ce livre les « 2000 agents du ministère des finances » de la fin du 19e apparaissent clairement comme l’armée du budget de l’État. Et l’armée a laissé peu à peu la place à la police/gendarmerie dans la répression des classes populaires qui voulaient plus de services publics (dont la santé qui est actée pour les cheminots dès le milieu du 19e). D’où l’ambivalence des Républicains, à la fois membres de l’élite qui limite l’État social (pas vraiment de logement social avant la fin des années 1950) et comme représentants des citoyens/classes populaires (municipalisme, républicains de gauche, soutiens aux luttes). ↩︎
  22. (22) Cette américanisation des postures renvoie à une certaine remise en cause des positions de L. Wacquant opposant radicalement les cités françaises et les ghettos américains. Le surarmement dans les quartiers de relégation va de pair avec des entrées en force des policiers, débouchant sur une même culture de la peur dans la « population civile » racialisée. La montée de la pénalisation des classes dangereuses ne fait qu’accentuer le phénomène. Voir I. Coutant, Délit de jeunesse. La justice face aux quartiers, Paris, La Découverte, 2005. Pour une socio-histoire de cette criminalisation, M. Rigouste, L’ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, Paris, La Découverte, 2009. Pour une analyse du vécu policier et judiciaire des jeunes, Y. Amrani & S. Beaud, Pays de malheur ! Un jeune de cité écrit à un sociologue, Paris, La Découverte, 2005 ; L. Mucchielli & V. Le Goaziou, Quand les banlieues brûlent… Retour sur les émeutes de novembre 2005, Paris, La Découverte, 2007. ↩︎
  23. (23) P. Bruneteaux, « Les institutions et les paumés : les logiques de la surenchère », Critiques sociales, n°5/6, janvier 1994, pp. 107-120. Les travaux de D. Lepoutre ont été réalisés dans la même période avec les mêmes résultats : surcontrôle au faciès des jeunes ; dépréciations croisées entre les populations des cités et celles du « centre-ville » ; harcèlement dans les collèges et humiliations dans les classes ; fermeture des commerces ; disparition progressive des services publics avec la fermeture de commissariats, celle des lignes de bus et les maisons de quartiers du service jeunesse ; décentrement des services d’insertion (Missions locales, CAO) vers le centre-ville. ↩︎
  24. (24) Le travail social, Paris, Minuit, 1978. ↩︎
  25. (25) V. Codaccioni, Répression. L’État face aux contestations politiques, Paris, Textuel, 2019. ↩︎
Lire hors-ligne :