
La promesse qu’on nous a faite. Extrait du livre de Fatma Çingi Kocadost
Dans La promesse qu’on nous a faite, Fatma Çingi Kocadost élabore une réflexion sociologique et féministe, dans laquelle elle mêle récit de soi et observation ethnographique auprès de femmes des classes populaires urbaines descendantes d’immigré·es et immigrées du Maghreb, une approche qu’elle pense « comme un geste qui ne sépare ni la connaissance et l’être-en-relation, ni la scientifique et Çingi » (p. 20).
Produit des études subalternes et décoloniales, l’approche empirique donne au livre une dimension très incarnée à mi-chemin entre l’enquête sociologique et le roman que l’écriture de l’autrice favorise également et donne à voir ce que « [ses] interlocutrices disent de l’hétérosexualité, principalement de sa forme conjugale, mais aussi non conjugale, du travail domestique et de la maternité. » (p. 26) Et bien sûr, au-delà, le livre questionne les chemins de l’émancipation. Nous publions ici un extrait de la conclusion.
Fatma Çingi Kocadost présentera son livre le 25 mars à 19h à la librairie Un livre et une tasse de thé, à Paris puis le 4 avril à Terra Nova (Toulouse), le 10 avril à L’hydre à mille têtes (Marseille), Le 27 mai à Michèle Firk (Montreuil), et le 24 septembre à Quai des Brumes (Strasbourg).

Toutes vaincues
Un jour, au cours d’une conversation anodine, Aïcha me dit quelque chose et, pour ne pas l’oublier, à chaque nouveau cahier de notes, je la recopie. Nous passons en revue des parcours de vie de femmes que nous connaissons et nous les comparons les uns aux autres. Nous nous demandons comment elles s’orientent. Qu’est-ce qui fait qu’elles prennent tel chemin à la place de tel autre ? Pourquoi faire ça maintenant, et ni un an avant ni plus tard ?
« Tu sais, on a tendance à penser que celles qui s’en sortent se sont battues. Ces femmes qui possèdent une belle maison, qui ont un bon mari. Tu vois, on dit qu’elles se sont donné les moyens, qu’elles ne se sont pas laissé faire. Mais on oublie que celles qui se trouvent dans la merde, elles se sont aussi battues. Regarde Nesrine, comme elle calcule tout ! Après, elle se perd dans ses calculs. Elle met son nez partout pour avoir son intérêt. Pense à Chafika, pense à ma sœur Dounia. Elles se battent comme des lionnes. Mais souvent, elles perdent la bataille. Elles ne sont pas des victimes, mais des vaincues. Ce n’est pas la même chose. »
Sa parole me libère. Je m’autorise enfin à dire : « Elles sont vaincues, comme d’autres féministes sont vaincues. » Quand les dés du jeu hétéroconjugal sont pipés, aucune femme n’y gagne. Les femmes de cette enquête ont eu tort de croire qu’elles allaient établir l’équité entre époux et épouse dans un partage sexué des tâches. Elles se font avoir par des hommes qui leur ont dit « oui » pour faire tout le contraire. Si le bonheur familial attendu par les enquêtées n’a pas été au rendez-vous, la promesse d’égalité hétéroconjugale à laquelle les féministes ont cru ne s’est pas concrétisée non plus. Elle est démentie par le dernier demi-siècle de l’histoire conjointe du capitalisme et du patriarcat. Mais aussi, chaque femme qui court le matin et le soir entre le travail et la crèche le sait : la promesse qu’on leur a faite n’est pas tenue.
Du point de vue des femmes en France, le bilan des effets économiques des nouvelles normes conjugales est négatif. « Les femmes payent cher le prix de la norme égalitaire. Au nom de leur autonomie financière, alors même qu’elles gagnent moins que leur conjoint, elles assument autant, si ce n’est plus, les dépenses communes (loyer, factures, alimentation), en particulier parentales (vêtements, santé)[1]. » Quand toute chose est inégale par ailleurs, l’égalité dans le couple est en défaveur des conjointes. C’est ce que les femmes de l’enquête appellent « l’arnaque de faire moitié-moitié ». Quant à l’épargne, les hommes possèdent plus que les femmes et cet écart de richesse s’accroît. Il est passé de 9 % en 1998 à 16 % en 2015[2].
L’une des raisons de cette inégalité croissante de patrimoine se trouve dans le fait que les couples vivent plus souvent en union libre, se séparent davantage et signent de plus en plus des contrats de séparation de biens quand ils sont fortunés. Pour le dire autrement, la norme d’hétéroconjugalité du « chacun·e pour soi » a rendu les femmes plus vulnérables, au lieu de les renforcer face à leur conjoint. À l’inverse à ce que nous attendions, « l’individualisation des richesses » dans le couple a profité aux hommes. Que l’on aspire au bonheur hétéroconjugal « à l’ancienne » ou à sa version « égalitaire » n’y change rien. On perd différemment, mais on perd.
Nous mesurer aux hommes en dehors du foyer, tout en restant des femmes, nous a conduites à l’échec. Il n’y a rien de honteux à se regarder dans le miroir. Au contraire, il serait salutaire de commencer par là. Par le fait que, féministes, nous avons perdu la bataille. Cela permettrait d’être lucides sur les raisons matérielles et idéologiques de notre exploitation et d’admettre ensuite que, dans les conditions qui sont les nôtres, même quand nous menons la bataille du sexe jusqu’au bout, nous ne sommes pas en mesure de l’emporter. Nous devons donc changer les paramètres de l’équation. Mais lesquels ?
Il faut peut-être revenir au commencement, revisiter nos histoires, comprendre leurs lentes évolutions et leurs moments de bifurcation qui nous ont amenées à ce point. Bien sûr, certaines s’en sortent mieux que d’autres, mais à quel prix ? Et surtout, au détriment de quelles femmes ? Reposer des questions auxquelles nous pensions avoir déjà répondu. Oublier les formules automatiques. Faire comme si nous n’en savions rien. Arrêter de répéter la même demande qui ne se réalise(ra) pas. « Faites la vaisselle. » Ils ne laveront pas la vaisselle. Quel est notre plan B, si les hommes ne finissent pas par changer les couches des enfants et passer l’aspirateur ?
Dès le début des années 1960, les féministes défendaient la nécessité primordiale pour les femmes de sortir du foyer et d’aller prendre leur place dans le monde professionnel. Ce qu’elles sous-estimaient en revanche, c’est le fait que les femmes allaient sortir du foyer pour y revenir en fin de journée et travailler encore et encore. Pourtant, nous avions été prévenues. Aux États-Unis, en 1984, bell hooks formulait cette critique en réponse à La femme mystifiée de Betty Friedan[3] :
« Les militantes féministes ont décrété que le travail en dehors du foyer était la clé de l’émancipation. Elles soutenaient que le travail permettrait aux femmes de briser les chaînes de leur dépendance économique aux hommes, ce qui leur permettrait en retour de résister à la domination sexiste. Quand ces femmes parlaient de travail, elles imaginaient des carrières bien payées, elles ne pensaient pas aux emplois mal payés ou à ce qu’on appelle les “sales boulots”. Elles étaient tellement aveuglées par leur propre expérience qu’elles ont ignoré le fait que l’immense majorité des femmes […] travaillaient déjà à l’extérieur du foyer et occupaient des emplois qui ne les affranchissaient pas de leur dépendance aux hommes ni ne leur permettaient d’être économiquement indépendantes[4]. »
Sur le continent européen aussi, des féministes mettaient en garde les femmes contre les écueils d’une politique d’intégration dans le monde masculin de l’entreprise. Dans le premier numéro de la revue Les Cahiers du GRIF, publié en 1973 et intitulé « Le féminisme pour quoi faire ? », Françoise Collin engageait une réflexion sur les modalités du changement susceptibles de conduire à la libération des femmes. Elle attirait l’attention de ses lectrices sur le fait qu’une éventuelle intégration dans la sphère professionnelle n’aurait qu’un effet quantitatif, si elle signifiait simplement « ajouter des bras et des cerveaux à ceux qui fonctionnent déjà » :
« à quoi bon démobiliser les mères si ne sont pas offertes aux femmes toutes les chances de développer leurs possibilités […]. La libération des femmes ne consiste pas à envoyer massivement dans les usines, les bureaux ou même les universités et les parlements une masse de femmes qui y connaîtraient les mêmes conditions dérisoires d’existence que bon nombre d’hommes aujourd’hui[5]. »
Elle appelait de ses vœux « l’émergence d’un principe subversif, constitutif d’un monde à venir » propulsé par un féminisme révolutionnaire et mettait un veto très clair au féminisme protravail : « Les femmes ne pourront en effet accepter de quitter une exploitation pour une autre. Elles n’ont nullement l’intention de se libérer de la domestication ménagère pour être accablées par l’exploitation industrielle directe. Elles ne veulent pas choisir entre la chaîne des repas et la chaîne industrielle, ni continuer à les coupler. »
Ce double refus du travail, on le trouve également chez les féministes italiennes qui militaient en faveur d’un salaire contre le travail ménager[6]. Loin de souhaiter être des salariées domestiques, il s’agissait bien de changer radicalement les coordonnées de l’existence féminine en demandant de l’argent pour tout ce que les femmes font, afin qu’elles puissent accepter ou refuser ce qu’elles veulent. Elles visaient à rendre les femmes plus puissantes à la fois vis-à‑vis des arrangements hétérosexuels et/ ou familiaux et vis-à-vis de la sphère productive de l’économie capitaliste[7].
Si ce qui caractérise la lutte de ces féministes est moins la revendication d’une rémunération ou d’une quelconque égalité que le rejet du travail lui-même, c’est parce que leur horizon est plus large qu’un rapport de force permanent. Elles voient la libération des femmes dans le dépassement conjoint du patriarcat et du capitalisme.
La campagne autour du salaire ménager repose sur une critique du marxisme qui ne voit dans la sphère domestique qu’un espace de renouvellement des forces productives. Les féministes refusent cette réduction et font une autre analyse des tâches ménagères. Elles considèrent ces dernières indispensables à la survie des familles ouvrières, mais aussi à celle du capitalisme. Cela signifie que, par leur travail au foyer, les femmes ne font pas qu’entretenir des bras pour les usines, mais qu’elles sont complètement intégrées dans la chaîne d’accumulation capitaliste. En conséquence, les femmes peuvent et doivent se battre contre le capitalisme depuis leurs « problèmes de bonnes femmes » et leur lieu d’exploitation qui est le foyer[8].
Ne pas délaisser le foyer et se réunir autour de la reproduction pour en faire des histoires politiques : telle était la stratégie de ces féministes révolutionnaires. Leur effort ne suffit pas à contrecarrer l’hégémonie d’un discours qui promet l’émancipation aux femmes qui prennent place dans les usines, les bureaux et les hôpitaux. Depuis l’espace professionnel, c’est l’égalité des salaires qui s’impose comme revendication légitime et prioritaire pour les travailleuses. Or, si cette demande signifie que chaque salaire de femme soit égal au salaire de collègues hommes du même rang, c’est accepter aussi que toutes les femmes n’accèdent pas aux mêmes ressources. De cette inégalité entre femmes en découle une autre : elles n’ont pas des possibilités similaires d’effectuer ou de ne pas effectuer des tâches reproductives, ces dernières étant de plus en plus prises en charge par le secteur marchand – et donc coûteuses.
Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, le capitalisme pousse les femmes à se comporter comme des hommes sur le marché du travail, alors que le travail reproductif, indispensable à la production et au maintien de la vie, n’est pas pris en charge socialement. Dans un contexte de vieillissement de la population, couplé à l’entrée massive des femmes dans l’emploi, les besoins du care sont grandissants, car la vie ne se maintient pas toute seule. Alors que, sous l’effet des politiques de désinvestissement de l’État et de réduction des services publics, de plus en plus de personnes ont du mal à prendre soin d’elles-mêmes et de leurs proches, l’économie capitaliste se propose comme le principal recours aux problèmes qu’elle a elle-même créés.
En l’état actuel, pour pouvoir répondre aux besoins des enfants et d’autres proches dépendant·es, chaque famille, voire chaque individu·e, doit se débrouiller en fonction de ses propres capacités financières et relationnelles. D’un côté, il faut trouver, coordonner, payer la crèche, l’assistante maternelle (avec le travail gratuit des grands-parents et d’autres proches quand cela est possible), et de l’autre, il faut « gérer la fin de vie » des parents, c’est-à-dire encore une fois trouver, coordonner, payer l’EHPAD, l’auxiliaire de vie, l’infirmière, etc. Chaque fois, le travail reproductif, payé et non payé, de nombreuses femmes est indispensable. Or ces liens (salariés ou gratuits dans le cadre conjugal/familial) mettent certaines femmes au service d’autres femmes et hommes. En ce sens, elles prennent principalement la forme d’exploitation et d’injustice.
Lorsqu’on se focalise sur la forme marchande du travail reproductif, on constate que les modalités d’exploitation de la force de travail des femmes migrantes constituent un enjeu de taille[9]. Par exemple, Sara Farris démontre que les directives de l’Union européenne visent depuis le début des années 2000 à propulser très énergiquement l’intégration des femmes migrantes dans le secteur du care comme nounous, aides à la personne, aides-soignantes, femmes de ménage, etc.[10]. En toute logique capitaliste, les plus vulnérables seront au service de ceux et celles qui peuvent payer des soins. Et ces dernier·ères satisferont leurs besoins en épuisant les capacités vitales des premier·ères.
Mettre d’autres femmes au travail reproductif (salarié) n’est pas une solution féministe, même si cela permet à celles qui paient des suppléantes d’alléger la tension dans leur couple tout en étant actives professionnellement. Et cela, pour une raison simple : reporter l’épuisement de certaines femmes sur d’autres ne peut pas être une solution collective pour toutes les femmes. Si l’on acceptait le principe de cette division du travail selon laquelle « certaines femmes s’acquitteraient de certaines tâches pour que toutes les femmes n’aient pas à tout faire », on sacrifierait tout simplement certaines « à une fonction […] du fait de leur race ou de leur classe sociale »[11]. Pourtant, « si être libérée du travail implique que d’autres travaillent à votre place, d’autres paient le prix de votre liberté. Ce n’est pas de la liberté. Un féminisme qui donne vie et vitalité aux bras de certaines femmes en ôtant vie et vitalité aux bras d’autres femmes reproduit l’inégalité et l’injustice[12] ».
En conséquence, le prétendu « choix » laissé aux femmes de déléguer ou non « leur » travail ménager est en réalité uniquement à la portée de celles qui ont les moyens financiers de le faire. Ce « choix » participe à la dévalorisation du travail reproductif et à celles des femmes qui assurent ce travail. Il creuse les inégalités et exacerbe les rapports de domination et de pouvoir entre femmes. De plus, présenté comme une décision individuelle, le pouvoir de sous-traiter le travail reproductif et de faire une carrière professionnelle maintient celles qui s’en déchargent – des femmes émancipées – dans l’illusion de l’autonomie.
Seul·e ou l’indifférence des privilégié·es
Un article intitulé « Faire un enfant seule et reprendre le pouvoir », publié en 2023 dans Les Inrockuptibles, est consacré aux femmes célibataires qui mettent au monde un enfant et l’élèvent seules grâce à une procréation médicalement assistée (PMA). Cette population représente 53 % des nouvelles demandes de PMA en France depuis la promulgation en août 2021 de la loi bioéthique qui la rend possible. Les journalistes ont interviewé plusieurs femmes pionnières, devenues ensuite « passeuses », qui défendent leur pratique en mettant en avant le caractère féministe de leur choix. Si elles ont recours à la PMA pour être mères, ce n’est pas uniquement un plan B faute de conjoint ou une question d’âge, c’est parce que celle-ci leur apparaît comme un « horizon désirable » à part entière. Toutes les femmes interviewées disent vaincre le destin et devenir actrices de leur propre vie. « Entre victoires sur l’hétéronormativité, l’horloge biologique ou la vie sentimentale, ces femmes semblent avoir repris le pouvoir grâce à la PMA en solitaire », confirment les rédactrices[13].
Alors que l’article essaie de montrer qu’être mère seule est un choix éminemment féministe, le mot « seule » – tant de fois répété – traduit en réalité le fait d’être sans conjoint/père. Son usage reproduit un sexisme de langage qui dit « seule » une femme non accompagnée d’un homme, même quand elle est entourée d’autres femmes. Or ces mères ne sont évidemment pas seules. Les aidantes payées et non payées dont la présence dans la vie des interwievées est effacée apparaissent pourtant entre les lignes. « Être seule c’est chaud, mais être à deux, c’est chaud aussi pour des raisons différentes. Là, c’est moi qui prends toutes les décisions : la nounou, les destinations de vacances, l’aménagement des pièces. C’est une grande responsabilité mais c’est aussi empouvoirant. »
En réalité, ce qui a l’air d’être « empouvoirant » pour cette mère n’est pas le fait d’être seule – elle a une nounou –, mais le fait d’avoir du pouvoir sur sa vie et sur celle de ses enfants. Un peu plus loin, elle dit : « Je ne cherche pas un papa pour mes filles, car j’assume pleinement le rôle de parent, mais je souhaite un deuxième adulte dans ma vie qui ne soit pas ma mère ! » À la différence de la nounou, la mère apparaît du moins non pas comme un objet de décision parentale, mais comme une personne à part entière. Pourtant, lorsqu’on décrit l’expérience de ces femmes, ni le travail de l’une ni l’investissement de l’autre n’est considéré, on les présente comme des femmes seules.
S’appuyant sur les travaux de Joan Tronto qui discute elle-même avec le concept de l’« ignorance blanche » élaboré par Charles Mills[14], Pascale Molinier qualifie d’« indifférence des privilégiés » cette incapacité à « envisager l’ensemble des relations » et à « percevoir les besoins de toutes les personnes impliquées par la situation ». Elle définit cette indifférence comme « une posture psychologique reposant sur un dispositif complexe – idéo-logique mais aussi de ségrégation – qui les empêche de penser des dimensions de la réalité qui pourraient venir les embarrasser ou les empêcher de jouir de leurs privilèges, ou mettre à mal leur sens de la justice »[15].
Hourya Bentouhami parle quant à elle de « l’inattention à la vie et à ses circonstances immédiates […] de l’individu non marqué racialement et/ou sexuellement ». D’après la philosophe, cette « propension à oublier son propre corps, ses gestes, son allure, son langage, son entourage même, ce que les autres disent et font, sans que cela mette en péril sa santé ou sa vie », cette distraction qui « pourrait être formulée en termes pathologiques d’inadaptation à la vie sociale » témoigne au contraire d’un avantage social. À l’inverse de ces corps distraits, « les corps marqués [racialement et/ou sexuellement] sont attentifs à la vie ; ils se surveillent eux-mêmes et investissent de réflexion leurs faits et gestes, jusqu’à la saturation psychique »[16].
Le sentiment d’indépendance est un privilège, celui d’ignorer, de masquer de qui et de quoi dépend notre vie, notre bien-être. Mais il est surtout le produit réifié d’un rapport de pouvoir[17]. C’est le résultat, sur le plan affectif et idéologique, du fait d’occuper une position où l’on reçoit « tout naturellement » de l’aide et du soutien des autres, sans être obligé·e de les considérer, ni même remarquer leur existence. Dans cette perspective, la figure de la femme émancipée n’est autre que « le vieux mythe du self-mademan », car le sens du mot émancipation est réduit « à un processus individuel de réussite ou de responsabilité face à l’échec »[18].
Dans sa version originale au masculin, comme dans celle au féminin, le mythe de l’individu (néolibéral) nécessite la négation des personnes contribuant à sa réalisation, à sa richesse et à sa réussite. La femme émancipée invisibilise donc les conditions d’existence de la femme réelle : celle qui a besoin de l’aide, du soutien et du travail d’autres personnes pour pouvoir élever correctement ses enfants, rester une conjointe agréable et aller gagner de l’argent, assumant ainsi ses responsabilités économiques au sein de la famille.
Bien que les liens d’interdépendance (salariaux, familiaux, amicaux, etc.) soient constitutifs des vies incarnées de tou·tes, la construction de l’autonomie individuelle comme idéologie capitaliste et patriarcale efface cette réalité. C’est cet effacement qui rend possible la perception de soi comme un individu autarcique qui ne doit rien à personne, du moins pas à ceux·celles qui travaillent dans l’ombre. Sous cet angle, l’illusion d’autarcie féminine chez les membres des classes moyennes et supérieures est maintenue grâce au travail des femmes subalternes – et cela de plus en plus au détriment de leur propre bien-être.
L’ignorance des privilégié·es les conforte dans un « care individualiste » qui consiste à s’occuper des sien·nes sans aucune attention aux autres. Cela résonne avec une contradiction inhérente au capitalisme, celle d’épuiser les capacités sociales et naturelles dont il dépend. En fait, le capital exploite des ressources – humaines et non humaines – sans se soucier de les préserver ni de les renouveler. Il réquisitionne le travail reproductif des personnes en ignorant les conditions de sa régénérescence, ce qui provoque des crises du care qui minent les femmes, les capacités et l’énergie des groupes sociaux les plus vulnérables[19].
Contrairement à ceux et celles qui font aisément abstraction du fait qu’ils·elles doivent leur confort et leur bien-être aux autres, les structures de domination et de pouvoir rappellent sans cesse aux enquêtées la vulnérabilité de leur vie[20]. En contraste avec l’indifférence des privilégié·es, les femmes que je rencontre sur mon terrain savent toutes très bien que le travail de leurs proches, souvent des femmes – mère, sœurs, amies, cousines –, contribue au fait qu’elles puissent vivre une maternité comme elles l’entendent. Autant celles qui n’ont plus d’activité salariale après l’accouchement que Mounia qui continue à jongler entre le travail et le foyer, toutes me parlent de la présence indispensable d’autres femmes dans leur vie.
La condition des vies marquées par la distance à l’idéal d’autonomie, voire par l’impossibilité objective de se penser autonome, conduit les enquêtées à refuser cette norme pour elles. Elles rejettent la demande d’autonomie individuelle que la société leur adresse. Du point de vue féministe, imposer cette norme à des femmes auxquelles la société et son organisation structurée par des dominations croisées ne donnent pas les moyens de l’atteindre est certes une absurdité.
Mais ce qui paraît moins évident est la nécessité de faire de l’expérience des femmes subalternes, et des valeurs forgées à travers cette expérience, les coordonnées principales des réflexions féministes. Si le féminisme faisait confiance à leur savoir et à la direction normative de leur vécu, il devrait commencer à (se) penser depuis ces vies pour qui c’est l’inter-dépendance et non pas l’indépendance individuelle qui est recherchée. Les enquêtées disent qu’on a toujours besoin les un·es des autres.
En effet, mes observations sur plusieurs années montrent que plus une femme peut compter sur les différent·es membres de sa famille de provenance, mieux « elle s’en sort ». Et inversement, celles qui ne bénéficient pas des ressources familiales sont aussi celles qui « galèrent » le plus. On revient inévitablement à la famille, à la place de cette institution décisive dans la vie des femmes. Quand ces dernières évoquent la nécessité de pouvoir « compter les un·es sur les autres », elles pensent tout d’abord aux liens familiaux. La famille promet l’accès à l’amour inconditionnel, des devoirs réciproques et justes, de se sentir bien dans un environnement connu et d’avoir une place sans être obligée de l’acquérir.
Une des façons de comprendre la place de la famille comme réalité et comme promesse dans les parcours des femmes est de la restituer dans le contexte actuel, où un bon nombre de personnes de milieux populaires peinent à prendre soin d’elles-mêmes. Dans une chronique qu’il tient pendant la période de confinement lié à la pandémie de Covid 19, Jean-François Laé relate la mobilisation des femmes en Seine-Saint-Denis. Le sociologue propose d’intégrer la dimension contractuelle du travail à l’intérieur de l’enclos des dépendances réciproques de la filiation et il écrit :
« Au sein de la famille, il y a plus que des activités domestiques, plus que de l’aide matérielle et physique, plus que des ressources communes, il y a une charge de travail à rémunérer sans aucune ambiguïté[21]. »
Comme évoqué dans le chapitre sur le divorce, la dépendance accrue à la famille découle en partie des attaques politiques menées contre les ressources étatiques de la reproduction sociale (santé, éducation, condition du travail, etc.). Dans un monde de plus en plus féroce pour les plus vulnérables d’entre nous, les liens familiaux tissent le principal, voire le seul filet de sécurité.
Plus largement que sa place dans les milieux populaires, la famille constitue un point stratégique du point de vue de l’alliance entre les libéraux et les conservateurs qui la désignent d’une même voix comme unique entité sociale et économique susceptible de prendre en charge la reproduction. Pour les premiers, cette institution est régie par la liberté individuelle de chacun·e de ses membres qui contractent librement les un·es avec les autres. Pour les conservateurs, les relations familiales se justifient par l’ordre naturel/patriarcal et les personnes devraient s’y conformer. Finalement, non seulement l’idéologie familiale se consolide, mais en outre la famille comme institution devient matériellement indispensable pour la majorité de la population[22].
Nous sommes face à une situation paradoxale. La même corde que nous attrapons et tenons fermement par peur de devenir un·e parmi d’autres dans l’océan du chacun·e pour soi sert à nous attacher à une structure d’oppression et de violence. Dans ce livre, je fais le choix de mettre de côté les violences verbales, psychiques et physiques exercées sur les femmes et les enfants par les hommes, et sur les enfants par leurs parents. En plus de la brutalité des conjoints, je témoigne du fait que certains hommes de la famille (père, oncle, frère…) continuent à violenter les femmes de l’enquête. Quant aux enfants, dans plusieurs cas, ils subissent des sévices de la part de leur mère.
Nous n’avons pas besoin de ce livre pour savoir que le foyer est l’endroit le plus périlleux pour les femmes et pour beaucoup d’enfants. Au fond, « parce qu’elle lie le soin et la contrainte, la famille est nécessairement ambivalente, traversée de conflits et condamnée à échouer[23] ». C’est pour cette raison que le modèle familial de soin, d’amour et d’interdépendance est un problème plutôt que la solution. Coincées dans un tête-à-tête avec un homme, confinées entre quatre murs de la « vie privée » avec des enfants, les relations d’interdépendance que les femmes cultivent à travers la structure conjugale et familiale accroissent leur vulnérabilité au lieu de leur assurer une existence sereine et libre. Quand les structures de domination nous canalisent vers un endroit et nous y maintiennent, nous sommes condamné·es à cet endroit, nous ne sommes pas libres.
Notes
[1] Céline Bessière et Sibylle Gollac, « Capital », dans Juliette Rennes (dir.), Encyclopédie critique du genre, Paris, La Découverte, 2021, p. 116-126, ici p. 121.
[2] Nicolas Frémeaux et Marion Leturcq, « Individualisation du patrimoine au sein des couples : quels enjeux pour la fiscalité ? », Revue de l’OFCE, no 161, 2019, p. 145-175.
[3] Betty Friedan, La femme mystifiée, trad. par Yvette Roudy, Paris, Belfond, 2019 [1964].
[4] bell hooks, De la marge au centre. Théorie féministe, trad. par Noomi B. Grüsig, préf. de Nassira Hedjerassi, Paris, Cambourakis, 2017 [1984], p. 193.
[5] Françoise Collin, « Féminitude et féminisme », Les Cahiers du GRIF, no 1, 1973, p. 5-22, ici p. 16.
[6] Kathi Weeks, The Problem with Work, Feminism, Marxism, Antiwork Politics, and Postwork Imaginaries, Durham, Duke University Press, 2011 [2007].
[7] Silvia Federici, Point zéro. Propagation de la révolution, Donnemarie-Dontilly, Éditons iXe, 2016 [2012], p. 27-38.
[8] Camille Robert, Toutes les femmes sont d’abord ménagères. Histoire d’un combat féministe pour la reconnaissance du travail ménager, Québec, Somme Toute, 2017.
[9] Charlène Calderaro, « La critique féministe-marxiste : du travail domestique aux théories de la reproduction sociale », Travail, genre et sociétés, no 48, 2022, p. 113-128.
[10] Sara R. Farris, Au nom des femmes. Fémonationalisme, les instrumentalisations racistes du féminisme, trad. par July Robert, Paris, Syllepse, 2021 [2017].
[11] Andrea Dworkin, Les femmes de droite, trad. par Martin Dufresne et Michele Briand, préf. de Christine Delphy, postf. de Frédérick Gagnon, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2016[1983], p. 226.
[12] Sara Ahmed, Vivre une vie féministe, trad. par Sophie Chisogne, Marseille, Hors d’atteinte, 2024 [2017], p. 180.
[13] Faustine Kopiejwski et Julia Tissier, « Faire un enfant seule et reprendre le pouvoir », Les Inrockuptibles, 1er septembre 2023.
[14] Charles W. Mills, Le contrat racial, trad. par Aly Ndiaye, Montréal, Mémoire d’encrier, 2023 [1997], p. 152.
[15] Pascale Molinier, Le travail du care, Paris, La Dispute, 2020,p. 21 et 86.
[16] Hourya Bentouhami, Judith Butler. Race, genre et mélancolie, Paris, Éditions Amsterdam, 2022, p. 58-59.
[17] Naïma Hamrouni, « Vers une théorie politique du care : entendre le care comme “service rendu” », dans Sophie Bourgault et Julie Perreault (dir.), Le care. Éthique politique actuelle, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2015, p. 71-93.
[18] Federico Tarragoni, Émancipation, Paris, Anamosa, 2021, p. 12.
[19] Cinzia Arruza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser, Féminisme pour les 99 %. Un manifeste, trad. par Valentine Dervaux, Paris, La Découverte, 2019.
[20] Carol Gilligan, Arlie Hochschild et Joan Tronto, Contre l’indifférence des privilégiés. À quoi sert le care, éd. et prés. par Pascale Molinier et Patricia Paperman, trad. par Marlene Jouan, Séverine Sofio et Marie Garrau, Paris, Payot, 2013.
[21] Jean-François Laé, Parole donnée. Entraide et solidarité en Seine-Saint-Denis en temps de pandémie, Paris, Syllepse, 2022, p. 134.
[22] K. D. Griffiths et J. J. Gleeson, « Kinderkommunismus. Une proposition communiste d’abolition de la famille », dans Collectif Période (dir.), Pour un féminisme de la totalité, Paris, Éditions Amsterdam, 2017, p. 221-242.
[23] M. E. O’Brien, Abolir la famille, Capitalisme et communisation du soin, trad. par Antoine Savona, Bordeaux, Éditions La Tempête, 2023, p. 199.