Lire hors-ligne :

Dans le vocabulaire politique classique de la gauche française, l’Union Populaire est la dynamique, initiée en 1972, poursuivie aux élections législatives de 1973, et qui a culminé avec l’élection présidentielle de 1974, où ce rassemblement autour d’un programme très avancé de mesures anticapitalistes et démocratiques a obtenu plus de 43 % des suffrages au premier tour et plus de 49 % au second, avant de s’étioler jusqu’à la défaite électorale de 1978. Si elle était au départ limitée à l’alliance de trois partis politiques (PCF, PS, MRG), avec le soutien d’une grande centrale syndicale (CGT), elle avait été renforcée en 1974 par d’autres syndicats (CFDT, FEN…), un autre parti (PSU), et de nombreuses personnalités extérieures à toute organisation, dans un contexte de grande conflictualité sociale, matérialisée par des luttes nombreuses dans tous les secteurs, et une croissance régulière du nombre annuel de jours de grève.

Si la reprise aujourd’hui de cette expression, « union populaire » par une organisation particulière (la FI) peut avoir quelque chose de paradoxal, tant sa démarche en est différente, il est possible d’envisager que l’évolution de la situation politique transforme cette simple homonymie en un processus de même nature, et sans doute faudra-t-il alors revisiter l’expérience du passé pour en éviter les écueils tout en réalisant son fort potentiel politique et – n’ayons pas peur des mots – révolutionnaire.

Il y a en effet un paradoxe dans l’existence d’une organisation qui se désigne comme « Union Populaire ». En fait, plus que d’une organisation, il s’agit d’un projet, d’une affirmation, et le mouvement qui utilise cette expression, comme en témoigne le grand « phi » de ses affiches n’est autre que la FI. Or ce nom lui-même a une histoire : avant de constituer une organisation qui se désigne ainsi, la « France insoumise » répondait aussi à un projet : rassembler derrière un candidat la France qui refuse de se soumettre à l’ordre existant. Que ce candidat – le Jean-Luc Mélenchon de 2017 – ait ultérieurement imaginé « construire le peuple », et dit que cette organisation – ensemble des groupes d’appui constitués pour les besoins de sa candidature – en était la préfiguration est une autre histoire.

Aujourd’hui, en renonçant au genre de copyright mis sur une expression qui appartient au domaine public, rien ne devrait pouvoir empêcher l’UP d’ouvrir la voie à une véritable « union populaire ». Et si cela advenait, cela changerait sans doute la donne d’une situation politique qui en a bien besoin. Les initiatives par en haut réussissent rarement, et alors qu’une des faiblesses de la dynamique politique de l’Union Populaire des années 1970 avait été de ne jamais s’être donné de cadre organisationnel, on pourrait si l’on n’y prend garde voir l’échec symétrique survenir : qu’un cadre créé sous ce nom à présent ne parvienne pas à correspondre à la dynamique politique qui se dessine. Mais pas plus que celui de son prédécesseur historique, cet échec n’est fatal : les bases existent pour cela.

Le fait est en effet que, quoi que l’on puisse lui reprocher dans la méthode suivie, et même si il serait facile de noter comment à chaque étape, elle a semé des chausse-trappes à tout processus unitaire – à toute véritable union populaire – l’OPA inamicale de Jean-Luc Mélenchon sur la gauche a été, en dix ans, couronnée de succès, comme l’avait été, sans que les époques et les situations soient comparables terme à terme, celle de son mentor et modèle revendiqué François Mitterrand dans les années 1970. Il importe d’autant plus de prendre acte de ce succès, matérialisé par son résultat au premier tour de l’élection présidentielle, qu’il survient dans une situation de crise politique d’une grande gravité, avec les fascistes du Rassemblement National aux portes du pouvoir, et disposant d’une situation hégémonique au sein de la police et de l’armée, dans le cadre d’une reconfiguration générale de la vie politique.

Si cette reconfiguration s’est faite à bas bruit au cours de la dernière décennie – et même à bien des égards depuis le début du siècle – elle a connu une accélération, un véritable saut qualitatif, en 2017 avec l’élection d’Emmanuel Macron. Le duopole qui, alternance après alternance, gouvernait la France depuis 1974 s’est effondré, révélant à quel point il avait au fil du temps miné ses propres fondations. Le soutien spectaculaire donné par le grand patronat entre les deux tours à Emmanuel Macron, alors outsider dans la course à l’Élysée, avait été d’une certaine façon un indice majeur de cette reconfiguration, même si elle devait connaître au cours de son quinquennat quelques ajustements. L’adhésion d’une partie importante du parti socialiste au macronisme naissant, issue et débouché de sa longue et irrépressible évolution social-libérale couronnée par le lamentable quinquennat de François Hollande en était un autre. Des deux côtés, se cristallisait la priorité donnée à des politiques néolibérales sur toute autre considération, idéologique ou « sociétale ».

Emmanuel Macron prétendait incarner une politique qui serait « et de droite et de gauche », comme en miroir des discours se disant « ni de droite ni de gauche » dont on sait bien que, à l’instar de la vieille prétention giscardienne à se situer au « centre », ils ne sont en réalité ni de gauche ni de gauche. Il actait en fait la grande confusion et le grand discrédit qui s’étaient installés sur l’idée même de « gauche », accélérés par la poursuite de politiques de droite par des gouvernements se disant de gauche, que François Hollande avait poussées jusqu’à la caricature. C’est toute la portée de la partition du monde politique entre droite et gauche qui s’en trouvait dès lors affectée.

Mais l’idée même de cette partition avait résulté dans les années 1970 d’une involution de la conception dominante de la politique. Ce que l’on avait appelé « union de la gauche » comme en synonyme de « l’Union Populaire » qui s’édifiait alors était avant tout la représentation politique du monde du travail, du mouvement ouvrier et des catégories sociales qui se regroupaient autour de lui ; mais si la superposition de ces vocabulaires permettait de rendre compte de la dialectique entre « idées de gauche » et « classes populaires », elle avait vite fait place à la notion toute mitterrandienne de « peuple de gauche », expression de la mutation de la vie politique qui se profilait alors : ce qui avait historiquement été l’affrontement des classes possédantes et des classes travailleuses, la lutte des classes, en venait à se résumer à une simple lutte d’idées, voire de morales : idées de gauche et idées de droite devenaient des notions détachées de leurs racines sociologiques dans toute leur richesse et leur complexité. Le « peuple de gauche » invoqué par Mitterrand, masse informe et  dépourvue de structures internes anticipait en somme le « peuple » plus tard invoqué par Mélenchon, une fois que le mot « gauche » aurait été vidé de sa substance du fait même de son détachement d’avec son soubassement social.

L’épisode des Gilets Jaunes, hautement significatif par sa différence spécifique d’avec les mouvements sociaux issus du mouvement ouvrier et de sa crise, s’il a pu apparaître comme un moment de rupture, a surtout sanctionné cette involution de longue durée : il en a révélé la profondeur et illustré les conséquences. Le caractère idéologiquement disparate de ce mouvement social a souvent été noté ; il est entre autres une conséquence de l’affaissement des idéologies émancipatrices qui irriguaient jadis les classes laborieuses, aussi bien que de la déstructuration du monde du travail lui-même, et de l’affaiblissement de ses structures syndicales.

Mais il est aussi un effet de l’échec radical d’une conception de la politique centrée sur la délégation de pouvoirs à une « classe politique » artificielle et discréditée. Avoir confondu au fil des décennies lutte politique et lutte d’idées, politique et batailles électorales, pouvoir et occupation de postes institutionnels, mouvements politiques et leaders, n’aura pas été sans conséquences. L’impasse de ce mouvement spectaculaire est ainsi lié à la crise de la politique dans son ensemble. La révolte a été pensée et vécue dans les termes de l’idéologie politique devenue dominante, dans une contestation incapable de la dépasser. Il n’est pas surprenant qu’à l’élection présidentielle de 2022, le vote desdits Gilets Jaunes ait été largement polarisé entre, en gros une moitié de votes Le Pen et une moitié de votes Mélenchon – outre bien sûr une importante abstention.

Cette élection a cela dit rebattu les cartes. Ou plutôt, elle a distribué un nouveau jeu, à partir des cartes rebattues depuis l’effondrement de la vieille structure de la vie politique. Comme si le sable lancé en l’air par la bourrasque de 2017 qui balayait l’héritage de quarante ans de vie politique était pour l’essentiel retombé, rendant petit à petit lisible le nouveau paysage.

Les rapports de forces politiques dans le pays ont été photographiés au premier tour. Photographie pour partie floue, et partielle puisqu’elle laisse dans l’ombre les millions d’abstentionnistes, mais qui n’en donne pas moins un portrait en gros valable de l’état des choses : le corps électoral apparaît, à grands traits, divisé en trois tiers. Un tiers s’est porté à gauche, c’est à dire pour l’essentiel sur Jean-Luc Mélenchon ; un tiers à l’extrême-droite, représentée par Marine Le Pen et par Eric Zemmour ; un tiers à droite, représentée par Emmanuel Macron qui en a rassemblé la plus grande partie, bénéficiant comme l’extrême-droite de l’effondrement de la droite traditionnelle.

Ce tableau sommaire devrait bien sûr être raffiné, en particulier compte tenu des passerelles existant ici ou là. Ainsi, il convient de qualifier d’extrême-droite une partie des voix de Valérie Pécresse, soutenue entre autres par des courants comme celui d’Eric Ciotti – ce qui partage ce tiers en plusieurs subdivisions assez différentes les unes des autres. Le tiers de droite est en conséquence lui-même segmenté, entre certains reliquats de la droite traditionnelle dont le reste penche vers l’extrême-droite et le macronisme désormais dominant, ayant unifié un extrême-centre tenant lieu de droite sans frontières.

Les voix recueillies par Jean-Luc Mélenchon ne peuvent de leur côté pas être dans leur totalité qualifiées sans discussion comme étant « de gauche », une partie difficilement mesurable mais que certaines enquêtes situent aux alentours de 17 % d’entre elles ayant même décidé, malgré un mot d’ordre explicite du candidat, de se reporter au second tour sur Marine Le Pen, comportement difficilement attribuable à un électorat sur lequel s’appuyer pour construire une alternative émancipatrice. Pour autant, la dynamique qui s’est créée autour de sa candidature, malgré ses ambivalences, est bien une dynamique de gauche : elle est même la seule dynamique significative à gauche – si l’on considère la pasokisation à grande échelle du parti socialiste, l’échec de la tentative du PCF de constituer sur ses seules forces une alternative à la France Insoumise, et l’effacement électoral de l’extrême-gauche.

Fait notable, la campagne de Jean-Luc Mélenchon a reçu un renfort considérable de l’électorat des quartiers populaires, stimulé en fin de période par la contribution de nombreux secteurs de ces quartiers, avec notamment l’émergence nouvelle d’un important « vote musulman » (les guillemets s’imposent) pour le seul candidat en position de réaliser un score significatif qui avait pris fait et cause contre l’islamophobie ambiante, et également l’appel lancé sous le titre « On s’en mêle » par des figures politiques issues de l’immigration, entre autres par les anciens cadres du MIB, héritiers du Mouvement des Travailleurs Arabes. Les militant-e-s issu-e-s du PIR ont également apporté à la campagne leur contribution. Ce renfort, extérieur à la France Insoumise, de milieux sociaux et de courants militants qui, malgré de nombreuses tentatives antérieures, restaient traditionnellement à l’écart de la politique institutionnelle, est sans doute l’un des événements les plus significatifs de la construction d’une nouvelle union populaire.

Il peut y avoir loin de la coupe aux lèvres. Et constater l’ampleur de cette dynamique ne suffit pas pour comprendre sa portée. Sans en tenter ici une analyse plus complète, ce n’est pas la rabaisser que de dire qu’elle est d’abord une dynamique électorale, héritière de décennies ayant rabattu sur les enjeux électoraux l’essentiel des enjeux politiques. Mais en tant que telle elle est manifestement un phénomène majeur et sans équivalent récent. Se trouvent ainsi ouvertes les possibilités de construire une nouvelle union populaire : un rassemblement de forces politiques diverses et de mouvements sociaux plus divers encore, dont le point commun est de refuser, que ce soit sous l’angle du néolibéralisme et du capitalisme sauvage, sous celui de l’autoritarisme, du tropisme sécuritaire ou du racisme systémique les politiques menées depuis vingt ans.

C’est d’autant plus urgent que le système électoral, centré sur l’élection présidentielle et multipliant les scrutins au suffrage uninominal à deux tours, produit nécessairement de la bipolarisation. Toute autre répartition des forces se trouve en déséquilibre, même si ce déséquilibre peut durer longtemps.  C’est ce qui explique par exemple pourquoi les droites ont toujours voulu se regrouper, et pourquoi l’union des forces de gauche apparaît d’une manière ou d’une autre comme une nécessité. En présence de trois pôles électoraux, la question est dès lors de savoir qui prendra in fine la position dominante et qui s’effondrera, entre une union populaire qui reste à construire à travers son ouverture et son élargissement, un bloc fasciste divisé, et une droite en reconstruction accélérée autour du Président réélu. Autant dire que la bipolarisation à venir passera par la destruction du pôle fasciste ou par la disparition du pôle de gauche. Les deux tâches qui en résultent sont claires : construite une véritable union populaire, et susciter une véritable culture antifasciste. Pour ces deux tâches, le rôle des quartiers populaires – dont on a vu l’importance dans les derniers scrutins – sera décisif.

L’enjeu du développement, de l’affermissement et de la diffusion d’une culture antifasciste, avec pour but d’affaiblir et de démanteler le pôle qui se pose aujourd’hui en alternative au pouvoir macronien et de lui arracher des millions de soutiens fourvoyés, est d’une urgence qui ne s’est jamais manifestée avec autant d’évidence qu’à l’issue de cette élection présidentielle. Dans une situation nécessairement instable, et qui ne peut – ni ne doit – échapper à la poussée de mouvements sociaux divers reflétant à leur tour les divisions et les fractures idéologiques qui se sont traduites dans le résultat des élections, alors que l’extrême-droite n’a jamais été aussi puissante depuis la Libération – même à l’époque de l’OAS qui suscitait une riposte populaire de grande ampleur – ce combat revêt une importance prioritaire, déterminant toute possibilité d’avancée des perspectives émancipatrices. D’une certaine façon, elle est une condition de possibilité de l’union populaire elle-même.

Or, parler d’union populaire, c’est parler d’un front susceptible d’être rejoint par des millions de personnes, non seulement en tant que telles, mais aussi en tant que militantes et militants de forces organisées par un mouvement social multiforme, dont les organisations nombreuses, grandes et petites, tiennent la place occupée jadis par ce que le parti communiste appelait les « organisations de masse », structurant la vie publique bien au-delà de ses organisations politiques classiques. Dans ce front, il est clair que d’un point de vue électoral, la force principale est à présent la France Insoumise, même si cette hégémonie de fait ne saurait être tenue pour acquise.

Mais outre qu’il ne saurait s’agir d’un front inerte, d’un alignement de chaque organisation quelle que soit sa nature et de chaque personne le rejoignant, sur une ligne prédéfinie et toute tracée, mais au contraire d’un lieu complexe et contradictoire de débats, voire d’affrontements sur toutes sortes de questions, bref d’une structure vivante et mouvante à l’intérieur de laquelle la lutte et le débat idéologique et politique se poursuit nécessairement dans la perspective de victoires communes, on ne saurait non plus considérer cette union populaire comme limitée aux questions électorales, si évidemment importantes qu’elles soient.

Il sera en effet nécessaire, à chaque étape, de lutter pied à pied pour gagner des points d’appui sur le chemin de l’émancipation. Que chaque organisation de ce front poursuive son propre agenda, conserve sa personnalité, non seulement ne doit pas être considéré comme un problème, mais doit être l’une des forces de l’union populaire. L’union se forge et se renforce à travers ces confrontations : son centre de gravité ne saurait être donné a priori ni une fois pour toutes.

Les victoires politiques seront d’abord des victoires idéologiques et sociales, auxquelles toutes les parties prenantes de la nouvelle Union Populaire, chacune à sa manière, apporteront leurs contributions. Les victoires électorales ne pourront venir que de surcroît.

Lire hors-ligne :