Spectre de l’URSS, actualité de l’autogestion
Que faire aujourd’hui de la Révolution russe, qui marqua l’entrée dans le court 20e siècle en ouvrant une brèche dans l’édifice capitaliste mondial ? Alors que les débats sur la nature de l’URSS et le bilan du « socialisme réel » semblent ne plus intéresser, Patrick Silberstein propose d’y revenir dans son livre La revanche du chien enragé, à partir de la biographie de Staline par Léon Trotsky (publiée récemment par les éditions Syllepse). Il souligne en particulier que face à l’héritage terrible du stalinisme, qui ensevelit les espérances nées de la Révolution d’octobre, l’autogestion constitue un axe stratégique et programmatique central pour penser le communisme aujourd’hui.
Présentation du livre
La biographie de Staline par Trotsky vient d’être publiée pour la première fois dans son intégralité en français aux éditions Syllepse. À l’occasion de cette parution, Patrick Silberstein nous invite à une réflexion sur le stalinisme. La nature de l’État soviétique a fait l’objet de multiples débats ; cet ouvrage nous en retrace les moments forts et, ce faisant, questionne également l’événement originel : la révolution d’Octobre. Mais cet essai n’a pas pour objet d’être seulement une analyse historique des événements eux-mêmes. Les réflexions plurielles qui y sont déclinées conduisent à penser les moyens de l’évitement du phénomène bureaucratique et obligent ainsi à la rénovation d’une pensée émancipatrice.
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Le fantôme de Moscou
« Panique au comité central : Lénine a disparu de son mausolée ! Alerte générale, arrestations. Au bout d’une semaine, le Kremlin reçoit un télégramme signé de Lénine : “Je suis retourné en Suisse, tout est à refaire” » (blague soviétique).
Il fut un temps où les discussions sur l’URSS occupaient les réunions de cercles plus ou moins larges, les revues, militantes ou universitaires, les réunions de famille, sans oublier les think tanks et les états-majors du capitalisme. Elles avaient, très tôt, secoué et divisé le très large spectre des courants anticapitalistes, notamment ceux qui s’étaient inscrits dans le processus ouvert par l’Octobre russe.
Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que pour nombre de ses acteurs, la révolution russe n’était conçue que comme l’étincelle qui devait permettre l’amorce de la construction du socialisme dans des pays disposant d’une base économique et d’une culture autrement plus développée que celle de la Russie. Mais cela ne s’est pas produit. Moshe Lewin rappelle ce qu’avait déclaré Lénine dans son dernier discours public : « Nous sommes seuls » (Lewin, 2015 : 27). Cette solitude allait libérer l’engrenage de la bureaucratisation, de la dégénérescence, puis du stalinisme, comme conséquences de la défaite de la révolution européenne au début des années 1920.
Et, par une sorte d’effet de feed-back négatif, ce qu’il advenait de la Russie soviétique allait renforcer la stabilisation du capitalisme en Europe dans les années qui suivirent. C’est sans doute ainsi qu’il faut lire ce qu’écrivait en 1926 Alfred Rosmer dans La Révolution prolétarienne :
Au temps du communisme de guerre, quand l’ancienne bourgeoisie russe était complètement écrasée, qu’il ne pouvait s’en former de nouvelle, que la révolution russe était libre de toute attache avec la bourgeoisie d’Europe et d’Amérique, c’était, pour tous les communistes, une vérité évidente que la Russie soviétique, si elle devait rester isolée au milieu d’un monde capitaliste, serait finalement vaincue. […] Du jour où il est apparu certain que la Russie soviétique resterait seule pour un assez long temps, la question de son existence et de son développement s’est posée d’une façon nouvelle. Lénine a imaginé alors la NEP et la politique des concessions que le Parti a ratifiées. Dans ce cadre nouveau, la lutte change de forme, mais des réalisations socialistes restent possibles. Et si à un moment donné, elles devenaient assez importantes, on peut être sûr que le prolétariat d’Occident, rendu de ce fait confiant en la puissance créatrice de la classe ouvrière et conscient de sa propre force, se libérerait du joug de la bourgeoisie. Bien avant d’avoir atteint le communisme intégral, la Russie soviétique serait rejointe par d’autres États soviétiques et la bataille décisive ne tarderait pas à se livrer entre le prolétariat et la bourgeoisie pour la domination de l’Europe entière. Mais la condition première d’un tel développement c’est qu’il y ait en Russie des réalisations socialistes, visibles ailleurs que dans les rapports des touristes qu’il est de mode à présent de promener de Leningrad à Tiflis. Pour l’instant, ce que les dirigeants [russes] offrent aux ouvriers est plutôt déprimant qu’encourageant, peu de nature à ranimer l’élan révolutionnaire.
D’une certaine manière, Rosmer faisait écho à une observation de Lénine qui, en 1923, dans « Mieux vaut moins mais mieux » notait que les puissances capitalistes, en partie « sciemment », en partie « spontanément », mettaient tout en œuvre pour ruiner la Russie révolutionnaire et la « repousser en arrière » :
La guerre impérialiste leur apparaissait, bien entendu, comme offrant des avantages sensibles ; si nous ne renversons pas le régime révolutionnaire […], nous entraverons du moins son évolution vers le socialisme, voilà à peu près comment ces puissances raisonnaient […]. En fin de compte elles ont accompli leur tâche à moitié. Elles n’ont pas renversé le nouveau régime […], mais elles ne lui ont pas permis non plus de faire aussitôt un pas en avant tel qu’il eût justifié les prévisions des socialistes, qui leur eût permis de développer à une cadence extrêmement rapide les forces productives ; de développer toutes les possibilités dont l’ensemble eût formé le socialisme ; de montrer à tous et à chacun nettement, de toute évidence, que le socialisme implique des forces immenses et que l’humanité est passée maintenant à un stade de développement nouveau, qui comporte des perspectives extraordinairement brillantes.
Il faut, ajoutait Lénine, « bannir toutes les traces d’excès » légués par « la Russie tsariste, son appareil capitaliste et bureaucratique ».
La discussion sur l’URSS semble donc s’être plus ou moins éteinte avec la disparition, en 1991, de l’encombrant cadavre. Pourtant, si l’objet de la controverse a disparu, le fantôme du soviétisme stalinien ne s’est pas pour autant évanoui. Il hante, pour ne pas dire obère, les discours sur la rupture avec le capitalisme. Il est connu que les cauchemars se dissipent plus lentement que les événements qui leur ont donné naissance. À l’évidence, celui du temps où il était minuit dans le siècle pèse lourdement sur la conscience de la possibilité d’aller au-delà du capitalisme qu’avait libérée l’Octobre russe.
Malheureusement, la parenthèse refermée en 1989 n’était ni une « simple » bifurcation ni une erreur d’aiguillage. Elle a eu des avatars en Europe de l’Est, en Chine et plus largement en Extrême-Orient, en Amérique latine ou en Afrique, où des régimes progressistes dictatoriaux ont reproduit – dans des conditions différentes – les mêmes politiques. Michel Lequenne évoquait ce danger et nous avertissait de la nécessité de l’intégrer dans une stratégie révolutionnaire. Cette « universalité de la bureaucratie », écrit-il, tient non seulement aux conditions matérielles (arriération économique, isolement, etc.) de son émergence, mais aussi aux conditions particulières :
L’autre déterminant tient à l’histoire particulière du mouvement ouvrier considéré. Chaque mouvement ouvrier national a sécrété sa bureaucratie dans les conditions particulières de son histoire, et quand une de ces bureaucraties parvient au pouvoir, son développement bureaucratique hypertrophie ses caractères initiaux, expression des faiblesses constitutives du prolétariat considéré (Lequenne : 1977 : 69).
Pèse donc sur nous une interrogation terrible et sans aucun doute quelque peu paralysante : ce qui est advenu d’Octobre est-il le destin de toute tentative de rupture avec le capitalisme ? La barbarie bureaucratique, faite de stagnation économique, de purges et de répression des libertés, est-elle la marque – comme le prétendent avec une grande aisance les idéologues de l’ordre capitaliste – des sociétés entreprenant de rompre avec le capitalisme ?
Après la crainte du spectre du communisme, les ennemis de la révolution, malgré quelques frayeurs, toujours dans l’attente d’un retour dans le marché mondial de l’immense Russie, ne pouvaient que se réjouir en « montrant du doigt le noir spectacle de l’URSS stalinienne », c’est-à-dire « la faillite du marxisme et du socialisme » (Serge, 2001a : 852). C’est désormais un fait accompli : le spectre qui hante le capitalisme n’est plus, pour le moment, celui de la révolution. Alfred Rosmer citait une appréciation du journal conservateur britannique, l’Observer, appréciant à sa juste valeur le processus de « normalisation » qui s’opérait en URSS. « Quel est le but de Staline ? », interrogeait l’éditorialiste. Réponse : « Une bonne administration. » Staline était ainsi présenté comme « un politicien pratique, capable d’adapter ses vues théoriques aux faits », qui reconnaissait « le besoin de l’aide étrangère » et de « la stricte organisation du travail ». L’éditorialiste concluait : « Cet homme n’est pas un songe creux idéaliste. C’est un politicien prudent et sagace » (cité par Rosmer, 1926).
De son côté, Victor Serge se demandait en 1947 comment il avait été possible que l’« événement le plus chargé d’espoir » se soit « retourné tout entier contre nous » (Serge, 2001a : 852) ? Au moment où Trotsky rédigeait son Staline, Victor Serge écrivait déjà que le socialisme devrait désormais faire la démonstration, presque préalable, qu’il serait « nettement supérieur par la condition qu’il apporte à l’homme » (Serge, 2001b : 836). Il aurait écrit cela ces jours-ci que cela ne nous étonnerait pas outre mesure ! Comme en écho à cette réflexion, une trentaine d’années plus tard, les théoriciens du printemps tchécoslovaque noteront :
Le socialisme ne saurait triompher si les avantages que présente sa structure sociale, débarrassée de l’antagonisme de classe, ne se manifestaient pas dans une ouverture et une sensibilité particulières à l’égard des nouvelles dimensions du progrès de la civilisation. […] Une orientation nouvelle, originale, du développement des forces productives. Des conditions et des objectifs de production cessant de détruire la nature […]. Une orientation nouvelle, originale, du développement des forces productives. […] Seule une politique judicieuse, appliquée avec esprit de suite, de protection de la nature, […] pourra enrayer efficacement le processus de dévastation de la nature (Richta, 1969).
Panaït Istrati résumait la question en une formule choc : « La révolution, c’est beaucoup, mais l’après-révolution, c’est bien autre chose » (Istrati, 2013 : 99). Comme s’il avait engagé avec lui un dialogue, Trotsky notait que bien que le « vieil ordre social » soit « épuisé », cela ne signifiait pas pour autant « que nous possédons tous les éléments nécessaires pour créer une société nouvelle » (Trotsky, 2021 : 780). Relevant un des points aveugles des révolutionnaires de 1917, il écrit qu’ils ont « souvent ignoré » ce qu’il appelle « les préconditions de la réaction et de la contre-révolution ». Accaparés par les conditions d’une révolution victorieuse, ils ne se sont pas préoccupés « des conditions d’une contre-révolution politique et d’une réaction thermidorienne comme prélude à la contre-révolution ». Cependant, écrivait Trotsky, « il est parfaitement évident que ces deux questions sont intimement liées » (Trotsky, 2021 : 777).
Il est au demeurant assez tentant de mentionner ce qu’écrivait Trotsky en 1904 dans Nos tâches politiques, c’est-à-dire avant les épreuves de la guerre mondiale, des révolutions russes et de la guerre civile. Ayant largement répudié ce texte, où il critiquait les conceptions de Lénine sur le parti, il y revient en 1938 dans sa biographie de Staline. Tout en réfutant les arguments de ceux qui « déduisent l’évolution de l’État soviétique de certains péchés originels du bolchevisme », il reconnaît qu’on y trouve « le pronostic suivant » : l’« organisation du parti » a tendance à « se substituer au parti, le comité central à l’organisation du parti, et finalement le dictateur à se substituer au comité central. » Il poursuit en écrivant qu’il n’est évidemment pas « difficile de voir que ces lignes expriment assez exactement le processus de dégénérescence subi par le Parti bolchevique ». Ce que ne manquent pas de faire, ajoute-t-il, les adversaires de la révolution russe (Trotsky, 2021 : 803).
Il n’en reste pas moins que le jeune Trotsky affirmait à ce moment-là la nécessité de la pluralité politique au sein du régime révolutionnaire, non seulement pour des raisons démocratiques mais également parce que cette démocratie est la condition sine qua non du développement économique et de la résolution des conflits et des contradictions :
Les tâches du nouveau régime sont si complexes qu’elles ne pourront être résolues que par la compétition entre différentes méthodes de construction économique et politique, que par de longues « discussions », que par la lutte systématique, lutte non seulement du monde socialiste avec le monde capitaliste, mais aussi lutte des divers courants et des diverses tendances à l’intérieur du socialisme : courants qui ne manqueront pas d’apparaître inévitablement dès que la dictature du prolétariat posera, par dizaines, par centaines, de nouveaux problèmes, insolubles à l’avance (Trotsky, 1970 : 201-202)[1].
Malgré le temps passé, ce que nous disent les rappels d’Alfred Rosmer, de Panaït Istrati, de Victor Serge, de Radovan Richta, de Rosa Luxemburg, de Lénine, de Trotsky et de quelques autres sont d’une actualité brûlante. Ils doivent être pris au sérieux, avec l’œil de notre siècle. Les révolutions du 20e siècle n’ayant débouché durablement sur aucune transition au socialisme, cet échec historique nous contraint à repenser les voies et les formes des révolutions ouvrant à la rupture-dépassement avec le capitalisme. Nous ne pouvons donc que partager l’opinion de Catherine Samary :
L’aspiration à subordonner l’économie à des choix humains, éthiques, s’exprimait en 1968 en Yougoslavie dans la revendication d’une « autogestion de bas en haut », pour une planification autogestionnaire. Elle s’exprime aujourd’hui dans la diversité des mouvements qui veulent affirmer les exigences de remise en cause de la tyrannie des marchés financiers ou de l’Organisation mondiale du commerce ; ou encore ceux qui résistent à la privatisation des services publics et dénoncent les critères d’« efficacité » portés par les intérêts des actionnaires.
Mais l’extrême difficulté d’un projet autogestionnaire est qu’il ne suffit pas de « nationaliser » la propriété et de « prendre le pouvoir » pour qu’il se réalise. Parce qu’il combat le substitutisme du parti ou de l’État, il a besoin plus que tout autre d’expériences de masse, d’apprentissage de la démocratie. Comment s’y préparer dans le capitalisme sans tomber dans les ornières d’une adaptation aux règles du jeu capitaliste ?
Les expériences de « budget participatif » dans la gestion de municipalités comme celle de Porto Alegre au Brésil montrent comment les choix d’avenir marquent de possibles résistances actuelles, et leurs limites. [L]’environnement capitaliste fait qu’il faudra pour garantir les acquis […] « remonter » au pouvoir central (un pouvoir qu’il faudrait à son tour redéfinir, révolutionner par les mêmes exigences de démocratie, de responsabilité humaine, de contrôle social) (Samary, 2000).
C’est, très rapidement esquissé, le sens de cet essai consacré à la dégénérescence bureaucratique de la révolution russe, afin qu’il soit un peu plus qu’un « bilan » mais qu’il trace aussi quelques pas pour des « perspectives ». Un des éléments auxquels les forces qui combattent aujourd’hui le capital et sa domination sous quelque forme que ce soit devraient s’atteler, c’est bien la critique et le dépassement des pratiques, des conceptions, des structures, c’est-à-dire de la culture des anciens mouvements d’émancipation.
Manifestement, expérience après expérience, lutte après lutte, défaite après défaite, victoire partielle après victoire partielle, une nouvelle culture politique anticapitaliste s’élabore. Elle prend forme, lentement – trop lentement –, malgré les freins, les aveuglements et les formes mortes et puissantes qui, à gauche, la saisissent à la gorge pour la faire rentrer dans le rang. Cette nouvelle culture a notamment fait surface au tournant du siècle dernier avec le mouvement altermondialiste, dans son extrême diversité.
Elle semble avoir disparu sous l’effet de nouvelles défaites face à l’impérialisme mais également du fait de la gauche étatiste et d’accommodation. Laquelle, à la faveur des reculs et des désarrois, prend le dessus et nous invite à rejouer les mêmes délégations de pouvoir[2]. C’est également parce que, myopes, nous ne regardons encore trop souvent que la surface des événements courants du monde. Encore une fois, c’est la ligne de crête qu’il faut tenir. Agir ensemble au quotidien et lire ce que les mouvements sociaux, tous les mouvements sociaux[3], nous apprennent et exigent de nous.
Depuis 1917, le développement des forces productives – notamment les nouveaux moyens de communication interactifs – et l’élévation des niveaux de culture et de connaissances, particulièrement parmi les classes exploitées et dominées, ont sensiblement modifié les conditions dans lesquelles les mouvements d’émancipation peuvent se déployer. L’accumulation, au long du 20e siècle d’expériences révolutionnaires et contre-révolutionnaires, dont la dégénérescence soviétique fait partie, et les leçons qu’on peut en tirer quant aux dangers qui peuvent saisir à la gorge tout processus révolutionnaire, ont considérablement enrichi les conceptions, les programmes, les pratiques.
Cette maturation de l’horizon émancipateur s’est condensée autour de l’autogestion conçue comme but, chemin et moyen. La construction de l’alternative au capitalisme ne peut repousser aux lendemains révolutionnaires le mode d’organisation de la société à venir. Il faut dès maintenant, dans le cadre actuel de la société capitaliste, discuter et expérimenter des modes alternatifs de pratiques sociales et de production économique. Et, bien entendu, les systématiser et les étendre. Il est nécessaire d’affronter dès aujourd’hui les écueils qu’inévitablement toute transformation sociale élèvera devant nous. En ce sens la stratégie et la pratique autogestionnaires entendent poser dès à présent les modalités d’un exercice du pouvoir par les exploité·es et opprimé·es.
L’autogestion renouvelle les conceptions de l’exercice du pouvoir et de la transition en synthétisant les expériences passées – notamment celle de la Commune de Paris, de la Russie soviétique de 1917-1918, de l’Espagne révolutionnaire de 1936, de la Yougoslavie et de l’Algérie des années 1960 – qui ont vu les masses, certes pour une courte période, prendre les commandes de l’assaut du ciel.
Dans le texte qu’il publie à l’occasion du 20e anniversaire de la Commune de Paris, Friedrich Engels fait quelques observations qui attirent notre attention. Il y rappelle que la Commune avait pris d’emblée des mesures pour « éliminer » l’ancien appareil d’État. Il ajoute que le prolétariat victorieux doit également « prendre des assurances contre ses propres mandataires et fonctionnaires en les proclamant, en tout temps et sans exception, révocables ». Ce n’est qu’en agissant ainsi, écrit-il, qu’on évitera qu’avec le temps les « serviteurs » de la société en deviennent les « maîtres ». La Commune a donc pris des mesures « infaillibles » : 1) la soumission « au choix des intéressés par l’élection au suffrage universel » des postes ; 2) la limitation des rétributions des mandataires sur la base du salaire ouvrier. Ces lignes ont été écrites en 1891 et Engels y dirige son feu contre la « superstition de l’État » qui s’est installée dans la social-démocratie allemande.
Je vous laisse le soin de déterminer ce qui se cache, de nos jours, derrière le « philistin social-démocrate[4] » sur lequel Engels ironisait :
On croit déjà avoir fait un pas d’une hardiesse prodigieuse, quand on s’est affranchi de la foi en la monarchie héréditaire et qu’on jure par la République démocratique. Mais en réalité, l’État n’est rien d’autre qu’un appareil pour opprimer une classe par une autre, et cela tout autant dans la République démocratique que dans la monarchie ; le moins qu’on puisse en dire, c’est qu’il est un mal dont hérite le prolétariat vainqueur […] et dont, tout comme la Commune, il ne pourra s’empêcher de rogner aussitôt les côtés les plus nuisibles, jusqu’à ce qu’une génération grandie dans des conditions sociales nouvelles et libres soit en état de se défaire de tout ce bric-à-brac de l’État (Engels, 1976 : 24-26).
La barbarie qui se déploie sur le monde n’est pas une catastrophe naturelle, elle est la conséquence de l’appropriation privée de notre planète. S’y opposer, c’est mettre en mouvement les aspirations des mouvements sociaux à contrôler, à décider et à construire leurs propres instruments d’émancipation. C’est mettre en mouvement la capacité des mouvements sociaux à développer une autre économie politique. C’est mettre en mouvement les forces de transformation révolutionnaire du monde qui se dégagent lentement et qui ont pour vocation à devenir hégémoniques, en balayant les vieilles tutelles partidaires et, bien entendu, étatiques.
Plus qu’une dorure démocratique sur de vieilles conceptions, l’autogestion est un axe stratégique et programmatique. Il bouscule et renouvelle les corpus idéologiques et les pratiques héritées des siècles passés.
Dans cette nouvelle culture, pour le dire rapidement, s’expriment les refus de la délégation de pouvoir, de la séparation entre social et politique, de l’autoritarisme, du substitutisme, de la personnalisation, du culte du chef, de la soumission aux institutions étatiques et de l’électoralisme. S’expriment aussi quelques-unes des conditions nécessaires à l’évitement et à l’éradication systématique – dans le cours même des luttes – de toutes les formes de la bureaucratisation : la pratique de l’autodétermination, de l’auto-organisation, de l’autogestion, de la délibération collective, de la recherche du croisement des contestations particulières et de la lutte en commun. Victor Serge ne disait rien d’autre en 1946 :
Le sentiment de liberté est inséparable du sentiment de sécurité – traduire tout ceci en termes de revendications et de propositions n’est certes pas facile ; mais il est probablement périlleux de ne point le faire (Serge, 2001d : 846).
D’une certaine manière, il est nécessaire qu’une conception différente de la régulation sociale soit formulée, expérimentée, discutée, mise en commun et popularisée. Aujourd’hui et maintenant, dans la société actuelle. C’est en partie ainsi que le fantôme de Moscou qui blesse nos combats d’une langueur monotone sera, à défaut d’être conjuré, repoussé. C’est ainsi que nous pourrons contribuer à faire que l’échec des révolutions du 20e siècle soit, comme l’écrivait Victor Serge, « un événement à la fois définitif et transitoire » (Serge, 2001a : 852).
Nous ne sommes pas découragés par les revers. Le désespoir nous est étranger. Nous n’avons des illusions ni sur le passé, ni sur le présent, ni sur l’avenir (Léon Trotsky).
Notes
[1] . On retrouvera à plusieurs reprises cette exigence principielle, notamment dans le Programme de transition : « La démocratisation des soviets est inconcevable sans la légalisation des partis soviétiques » (1983 : 56).
[2] . Dans leur introduction aux textes de Marx et Engels consacrés à la coopération, Pierre Cours-Salies et Pierre Zarka nous invitent à remarquer « un fait majeur » : « Les mouvements qui apparaissent porteurs de potentialité, qui font le plus parler d’eux et qui impriment leur marque au mouvement général de la lutte des classes, sont ceux qui ne s’en remettent ni aux forces institutionnelles ni à l’État » (Cours-Salies et Zarka, 2013 : 9).
[3] . En citer quelques-uns, c’est prendre le risque d’en oublier beaucoup. Il m’est cependant difficile de résister à mentionner ceux-ci qui ont à la fois une dimension mondiale et « intersectionnelle » : les Forums sociaux mondiaux qui se réunissent depuis le début du siècle et les Rencontres internationales de l’économie des travailleuses et des travailleurs.
[4] . La rédaction de la Neue Zeit avait remplacé « philistin social-démocrate » par « philistin allemand » (voir Engels, 1976 : 105, note 1) !