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L’Arcane de la reproduction est un ouvrage phare de la pensée féministe-marxiste, Leopoldina Fortunati offre une analyse systématique du processus de reproduction, en se concentrant sur le travail domestique et sur la prostitution. Elle montre, à l’aide des catégories marxiennes, comment le travail reproductif est central dans la reproduction de la force de travail, et comment il est, en cela, productif au sens marxiste. Dans le sillage de la tradition féministe-marxiste, Fortunati montre alors que le travail reproductif produit non seulement une valeur d’usage mais également une valeur d’échange.

L’œuvre initialement publiée en 1981 en italien (éd. Marsilio) a récemment été traduite en français par Marie Thirion aux éditions Entremonde (2022). La version française s’ouvre avec une préface signée par Silvia Federici ainsi qu’un article de Fortunati publié dans Viewpoint Magazine en 2013 (trad. Hélène Goy). Dans cet article repris ci-dessous, Fortunati revient sur sa trajectoire et son engagement politique entre opéraïsme et féminisme. Il est suivi par un extrait de l’introduction de l’ouvrage. 

Apprendre à lutter. Ma trajectoire entre opéraïsme et féminisme[1]

Quand j’ai rencontré l’opéraïsme, j’avais 19 ans. Je participais comme militante de base au mouvement étudiant de l’université de Padoue. J’étais jeune, j’étais donc silencieuse et j’ai appris. Je me souviens que dans de nombreuses réunions je voulais dire des choses, mais j’étais timide, peu sûre de moi et je préférais donc me taire. Les leaders du mouvement étaient généralement des étudiants, exceptionnellement des étudiantes, qui avaient déjà appris à faire de la politique avec une certaine expérience des partis ou des organisations politiques, contrairement à moi qui n’étais portée que par mes convictions de la nécessité de changer le monde pour faire triompher l’égalité, la liberté et la justice.

Ma seule expérience politique antérieure était ma participation, à 14 ans, aux grèves contre les essais nucléaires français dans le Pacifique. Je fréquentais alors le lycée « Tito Livio » de Padoue où il y avait très peu d’étudiant·es en grève. Quand le directeur est arrivé et m’a vue, il m’a dit « Entre ! » tout en essayant de me tirer l’oreille. Je me suis éloignée de lui et je lui ai dit qu’il ne pouvait pas s’adresser à moi de la sorte. Comme punition pour leur participation, les étudiant·es qui ont fait grève ont tous redoublé.

Me déclarer athée à l’âge de 16 ans a été la seconde grande expérience qui m’a préparée à une vie d’engagement politique. Je vivais avec mes parents à Dolo, une petite ville entre Padoue et Venise, et ma famille était très religieuse (catholique). Mais je voyais tant de pauvreté et d’injustices autour de moi, contre lesquelles l’Église officielle ne faisait pas grand-chose. Mon opposition à la posture d’autorité de l’Église a choqué mes parents, mais ils l’ont supportée.

Enfin, à l’âge de 18 ans, j’ai décidé de quitter la maison pour subvenir à mes besoins pendant mes études à l’université, bien que mes parents étaient aisés et donc en mesure de me soutenir financièrement. Je voulais être maîtresse de ma vie et me détacher de mes privilèges sociaux. J’ai exercé de nombreux emplois, de vendeuse dans une librairie à représentante commerciale dans le domaine des œuvres d’art en passant par un travail de bibliothécaire à l’université. Cette fois-ci, mes parents ont beaucoup pleuré : de leur point de vue, leur fille unique (j’avais trois frères) était la plus rebelle et envisageait la vie d’une manière qui entraînerait des difficultés.

Le mouvement étudiant commençait lorsque je suis entrée à l’université de Padoue à la faculté des sciences humaines. C’était un mouvement important et massif qui voulait réinventer notre mode de vie et l’organisation de la société en commençant par des changements à l’université. Je n’ai pas pu m’empêcher d’y adhérer avec beaucoup d’enthousiasme. Cependant, en tant qu’étudiant·es, nous étions isolé·es des autres personnes, en particulier des travailleur·es qui étaient à l’époque engagé·es dans leurs propres luttes.

C’est pourquoi j’ai pris part aux luttes des travailleur·es pendulaires et des travailleur·es des grands magasins. Les travailleur·es pendulaires souhaitaient que leur temps de trajet soit reconnu par les entreprises comme une partie de leur temps de travail, et non comme un problème personnel. En outre, les trains utilisés pour ce déplacement quotidien étaient les pires de tous les chemins de fer d’État : sales, toujours en retard et sans aucun respect pour les travailleur·es pendulaires – par exemple, s’il y avait un retard, personne n’informait les gens de la raison ou de l’heure d’arrivée du train. Les travailleur·es des grands magasins voulaient un salaire plus élevé ainsi que de meilleures conditions de travail, notamment des horaires plus courts. C’est ma participation à ces luttes qui m’a obligée à mieux comprendre le rôle des travailleur·es dans la société capitaliste et à réfléchir à comment comprendre ces rôles.

J’ai décidé d’assister à un séminaire que Ferruccio Gambino tenait à la Faculté des sciences politiques. On y discutait du Capital de Karl Marx. J’ai commencé à comprendre le sens de nombreux concepts et catégories qui étaient utilisés dans le mouvement, mais qui avaient pour moi une signification confuse à l’époque. Les choses les plus importantes que j’ai apprises dans le cours de Ferruccio sur Marx étaient les concepts basiques de classe, de capital, de classe ouvrière, de travail, de travail productif et improductif, de plus-value, et ainsi de suite. Mais ces concepts étaient remodelés afin de pouvoir saisir efficacement tous les changements produits par le capital dans l’histoire de la société après Marx et en particulier dans la société dans laquelle nous vivions. La lecture de la société proposée par Ferruccio était très différente de la vision que le Parti communiste élaborait et proposait alors avec le marxisme orthodoxe.

Dans ce contexte, j’ai vite compris qu’il y avait une grande intelligence politique à s’engager dans le présent, mais aussi à comprendre le passé, et que le groupe Potere Operaio et son discours constituaient une formidable boîte à outils pour tous les militant·es dans leurs luttes politiques. Et surtout, ce groupe s’était engagé à créer une plateforme organisationnelle où les étudiant·es, en plus des travailleur·es, pourraient trouver un espace pour se réunir. À l’époque, le grand problème était de faire tomber les barrières sociales qui séparaient fortement les étudiant·es des ouvrier·es et des autres travailleur·es.

Bien que puissant par rapport à la version orthodoxe, ce Marx revisité continuait cependant à rester aveugle à la réalité vécue par les femmes. Ainsi, le discours de Potere Operaio était très avancé dans la prise en compte des nouvelles usines, du nouveau rôle des travailleur·es dans le système capitaliste contemporain, mais il était très pauvre dans la prise en compte du travail domestique, des sentiments, des émotions, de la sexualité, de l’éducation, de la famille, des relations interpersonnelles, de la sociabilité, etc.

Je n’aime pas parler des limites de Potere Operaio ; en tant que féministes, nous les avons critiquées et contestées à plusieurs reprises pour leur manque de conscience de la condition sociale et des rôles assignés aux femmes. Cependant, je pense que les militant·es de ce mouvement ont fait tout ce qui était possible pour gagner en militant·es et attirer d’autres sections de classe, des ouvrier·es aux employé·es, des lycéen·nes aux enseignant·es des collèges et lycées, etc. Potere Operaio a également fait d’énormes progrès dans l’extension du discours politique en dehors de l’orthodoxie marxiste. Ses militant·es ont fait de l’héritage marxien quelque chose de dynamique et d’utile pour l’analyse et la compréhension de la société dans la seconde moitié du XXe siècle et ont enseigné à tous les militant·es de base, y compris moi, la capacité d’utiliser Marx sans déférence. Ma participation à Potere Operaio était toutefois limitée, car je commençais alors à participer au groupe émergeant Lotta Femminista.

J’ai commencé à participer à Lotta Femminista quand j’avais 22 ans. Entre-temps, j’avais grandi, j’avais appris beaucoup de choses, j’avais surmonté ma timidité à parler en public et je savais qu’il était temps de donner un sens politique jusqu’à mes choix personnels. Les luttes individuelles, dans lesquelles de nombreuses femmes s’étaient engagées pour leur propre bien et pour changer la société, avaient besoin d’une caisse de résonance et d’unir leurs forces pour accroître leur pouvoir. Cette force était la découverte par la plupart des femmes d’une conscience de classe qui allait servir de moteur à l’organisation politique de leurs luttes sociales. Les luttes individuelles, dans lesquelles de nom Lotta Femminista a apporté l’expérience ouvrière au mouvement féministe.

Sur la base de ces expériences politiques, j’ai décidé de consacrer mes efforts principalement à l’analyse des conditions de vie des femmes dans la perspective de l’économie politique, reconsidérée en termes marxiens. Bien sûr, j’ai dû tordre les catégories marxiennes à la lumière de l’expérience et de la tradition politique féministes. Ce sont les besoins pratiques de la lutte féministe qui m’ont poussée à écrire L’Arcane de la reproduction. Dans cet effort, j’ai reçu un important soutien de Mariarosa Dalla Costa et Sandro Serafini (de Potere Operaio) qui ont relu le livre chapitre par chapitre.

Ce livre aborde en fait les principales préoccupations politiques débattues à cette époque au sein de l’ensemble du mouvement politique. Nous devions organiser le débat public et politique au sein de nos groupes, au sein du mouvement féministe et du mouvement plus large composé d’étudiant·es et d’organisations politiques comme Potere Operaio et Lotta Continua. Nous devions clarifier et expliquer avant tout à nous-mêmes, puis à l’ensemble du mouvement, pourquoi les militant·es devaient aller au-delà des catégories marxiennes et dans quelle direction. Par exemple, en quels termes les femmes peuvent-elles être considérées comme appartenant à la classe ouvrière ? Quelles femmes ?

Lotta Femminista a toujours été une tendance minoritaire au sein du mouvement féministe plus large, car les femmes du mouvement féministe se sont d’abord méfiées, à juste titre, de toute théorie politique développée dans le sillage de traditions politiques masculines. Ironiquement, le mouvement féministe au sens large serait devenu beaucoup plus puissant et plus fort s’il avait repris notre proposition politique du salaire au travail ménager (c’est-à-dire le « travail domestique », y compris l’éducation des enfants, les soins, etc.), plutôt que d’adopter, sans le savoir, la stratégie léniniste de lutte pour le travail, en dehors du travail domestique, comme moyen d’assurer un salaire pour les femmes. Mais il était très difficile pour les comités du salaire au travail ménager de trouver un consensus sur leur proposition, car généralement les femmes féministes pensent qu’il vaut mieux rejeter la totalité du travail domestique et quitter leur foyer.

À cette époque, nous, les féministes opéraïstes, n’avons pas réussi à convaincre l’ensemble du mouvement féministe que le refus du travail doit être géré dans le cadre d’un processus de négociation salariale, faute de quoi le travail domestique se remanifesterait sous une autre forme additionné à un second travail à l’extérieur du foyer. Un second travail contre lequel nous nous battions également. En d’autres termes, le mouvement féministe n’a jamais inclus dans son programme politique général notre objectif d’obtenir d’abord la reconnaissance sociale de la valeur du travail domestique en réclamant de l’argent pour celui-ci. La stratégie que les féministes ont appliquée aux tâches ménagères consistait simplement à inviter les femmes à les refuser. Mais au bout d’un certain temps, il est apparu que cette stratégie était inefficace, car elle n’était pas capable de faire disparaître le travail domestique à large échelle.

Le mouvement féministe a eu le grand mérite de donner aux femmes un pouvoir de négociation global au niveau social. Cependant, comme nous l’avions anticipé, le problème des « tâches ménagères » ou du travail domestique n’a pas disparu de l’agenda politique des femmes. Malheureusement, une réflexion sur l’échec de cette stratégie n’a pas encore été menée. Les nouvelles générations de femmes doivent apprendre de cette erreur politique et comprendre que le travail domestique, dans ses aspects matériels et immatériels, doit être socialement reconnu comme un travail productif.

Introduction[2]

Cet essai représente la tentative de systématiser, sur le plan théorique, l’analyse du processus de reproduction (travail domestique et prostitution[3]) par rapport et au-delà des catégories marxiennes. Par rapport aux catégories marxiennes, puisque cet essai propose, en se basant sur le corpus marxien, une analyse du rapport de production entre les femmes et le capital ainsi que des nombreux aspects institutionnels, économiques et politiques qu’implique un tel rapport. Au-delà des catégories marxiennes, dans la mesure où la méthode marxienne est ici adoptée pour aller au-delà de Marx dans l’analyse de la reproduction – puisque ce problème n’a été qu’esquissé dans certains passages de son œuvre – et pour aller contre Marx, quand sa vision partielle du cycle du capital devient également erronée.

Revisiter le corpus théorique marxien à partir de la critique féministe de l’économie politique s’avère historiquement et politiquement nécessaire pour au moins deux raisons. Tout d’abord, parce que l’application orthodoxe des catégories marxiennes à la reproduction conduit à l’hypothèse léniniste du travail domestique comme travail improductif. Et ensuite, parce qu’il était nécessaire de vérifier la possibilité d’utiliser Marx sans préjugés pour aborder l’analyse de la reproduction.

En ce qui concerne le premier point, dans la théorie léniniste de l’organisation, le moment central de la stratégie politique pour la libération des femmes est le passage au deuxième travail, auquel on ajoute, subtilement, une demande de services sociaux[4]. Les femmes, comme les « pays sous-développés », souffriraient d’un manque de développement capitaliste. La théorie léniniste en appel à une sorte d’émigration interne : de la maison vers l’usine, le seul espace où une lutte efficace contre la plus-value serait possible.

C’est la voie bien connue de l’émancipation parcourue par des femmes auxquelles on n’a épargné ni l’aveuglement politique, ni la féroce répression de leurs capacités et de leurs potentialités d’organisation, ni l’atroce farce du double travail pour un salaire unique et discriminatoire.

Et c’est une voie précisément opposée à celle parcourue dans cet essai qui considère, comme moment central de la stratégie politique féministe, non pas la lutte pour le travail extra-domestique, mais la lutte organisée contre le travail, à partir du travail domestique et de la prostitution, pour la destruction définitive autant du travail non directement salarié que du travail salarié.

La thèse de Lénine, déjà incorrecte à son époque, est ensuite devenue franchement ridicule dans sa persistance au sein de la pensée politique de la gauche masculine, face à et en dépit de l’explosion internationale du mouvement féministe au début des années 1970. Cette explosion, survenue d’ailleurs en pleine crise, a permis à des milliers de femmes des métropoles et du soi-disant Tiers monde de prendre conscience de leur capacité d’infliger, à travers l’organisation croissante de leurs luttes contre le travail, du travail domestique jusqu’à la prostitution, des coups mortels à la production de plus-­value et au processus d’accumulation du capital.

Ce sont ces dix années de luttes qui – comme un puissant tremblement de terre – ont été jusqu’à réinventer le paysage de la reproduction et ont mis en crise toute politique étatique sur ce terrain. Face à cette explosion, le capital, au niveau international, conscient de la centralité du travail de reproduction par rapport au processus de valorisation, mais aussi des luttes irréversibles qui avaient désormais lieu contre ce travail, s’est approprié la stratégie léniniste du deuxième travail pour les femmes.

Les années 1970 ont été centrales pour ce passage à la soviétisation de la politique capitaliste envers les femmes. C’est le capital lui-même qui, aux États-Unis et en Europe, accueille de plus en plus favorablement la demande féminine d’un travail extra-domestique ; c’est même le capital qui impose brutalement l’offre de force de travail féminine sur le marché du travail extra-domestique. Évidemment, son objectif est exactement le contraire de l’objectif léniniste. Alors que le programme « communiste » s’appuyait sur l’illusion d’une exploitation des femmes égale à celle des hommes avec leur libération du travail domestique, ici l’objectif est des plus réalistes : il s’agit d’intensifier l’exploitation des femmes, d’un sujet qui a désormais appris, dans la reproduction, à devenir de plus en plus indiscipliné et incontrôlable, mais que l’on peut faire chanter quant à la nécessité d’un revenu, puisque le travail de reproduction ne lui procure pas d’argent.

S’étant libérées à grand-peine d’une bonne partie du travail domestique alors qu’elles exigeaient des parts de plus en plus importantes du salaire masculin, de plus en plus de femmes ont été contraintes par la crise à se tourner vers le travail extra-domestique. Du deuxième travail comme revendication, comme demande de libération du travail domestique, on est ainsi passé à l’obligation du deuxième travail, comme prolongement de la journée de travail des femmes, comme intensification des rythmes, etc.

Le vieil adage du travail extra-domestique comme objectif de lutte pour les femmes résonne de moins en moins fort. De cette stratégie politique, il ne reste qu’un discours confus sur les services sociaux comme stratégie de lutte visant la destruction du travail domestique, dont la présence dans la journée de travail des femmes devient l’élément principal de l’inégalité par rapport aux hommes. Qu’elle s’exprime comme appropriation violente ou comme revendication, c’est une stratégie qui n’affronte qu’une partie de l’exploitation féminine ; elle ne fournit pas les armes nécessaires pour attaquer la domination des femmes par le capital à la racine.

Nous « libérer » du travail domestique pour être assimilées à l’exploitation de l’ouvrier ne nous intéresse pas. Nous ne voulons pas non plus changer le type d’exploitation auquel nous sommes soumises pour nous « émanciper ». Il s’agit d’une stratégie qui minimise ce que les femmes peuvent obtenir : la richesse, le non-travail à l’usine comme à la maison, en plus des services sociaux. Plus ou moins refait à neuf, le discours sur les services sociaux demeure confus parce qu’il fait passer un objectif de lutte pour une stratégie politique de libération des femmes. Et, ajoutons-nous, c’est un discours illusoire parce qu’il part de l’hypothèse selon laquelle la reproduction socialisée de la force de travail serait capable de remplacer la reproduction « individuelle ».

Cette hypothèse est également erronée parce que ces mêmes services sociaux – la crèche, l’hôpital, l’école – ne présupposent pas seulement le travail domestique réalisé dans les foyers, mais en exigent continuellement. (Il suffit de penser à l’importance vitale que joue, pour le fonctionnement de l’hôpital, l’assistance des proches, généralement des femmes, aux malades.) Enfin, cette hypothèse ne peut être vraie puisqu’une grande part du travail domestique ne peut être ni socialisée ni éliminée par le développement de la technologie. Cette part ne peut et ne doit être détruite que comme travail capitaliste, et libérée en faveur de la richesse d’une créativité dissociée du joug de l’exploitation. Il est ici question du travail domestique immatériel (comme la tendresse, l’amour, le réconfort et surtout la sexualité) qui constitue d’ailleurs une part croissante du travail domestique.

Doit-on socialiser aussi la sexualité ? Dans un tel cas, elle deviendrait de la prostitution de masse, autrement dit la prostitution deviendrait la sexualité générale, organisée et gérée par l’État. Cela peut-il être notre objectif ? Il est bien clair que, là aussi, l’objectif d’une reproduction totalement socialisée de la force de travail n’a aucun sens comme programme politique. Il comporterait bien la libération des femmes du travail domestique non directement salarié, mais ce, au prix de la mainmise totale de l’État sur la vie de chacun, à travers l’usine obligatoire pour chaque femme et la crèche-usine pour chaque enfant, dès sa naissance. Ce qui est exactement le contraire de ce à quoi nous aspirons.

Certes, la lutte pour les services sociaux est un problème politique très important dans le cadre d’une stratégie féministe, car, dans les pays capitalistes comme d’ailleurs dans les pays « communistes », la présence des femmes à l’usine n’a jamais automatiquement voulu dire développement d’une socialisation de la reproduction de la force de travail. En effet, seule la lutte a toujours été la mesure de la quantité et de la qualité des services sociaux mis en place par l’État.

La faiblesse de notre lutte sur ce terrain est illustrée par la rareté et la mauvaise qualité des services sociaux, et ce, partout, de l’URSS aux États-Unis. Il est donc nécessaire de renforcer notre attaque également sur ce terrain, tout en sachant qu’il ne s’agit que d’un objectif partiel, car nous pouvons aujourd’hui obtenir infiniment plus : la rupture de la domination du capital sur nous et donc sur la classe.

Passer par Marx pour aller contre Lénine est alors devenu une opération nécessaire, non seulement pour nous et pour nos luttes, mais aussi pour le mouvement masculin et la lutte des classes dans son ensemble. Cette opération, qui a pu être menée dans le sillage de la nouvelle composition de classe des années 1970, où il faut inclure – nous le répétons – les femmes au foyer prolétaires, mais aussi les prostituées, rend non seulement possible l’analyse de la reproduction à travers les catégories marxiennes, mais elle permet également de faire « fonctionner » Marx lui-même à la lumière de la lutte féministe.

Cette opération nous conduit sur une voie diamétralement opposée à celle parcourue par Lénine, c’est-à-dire qu’elle nous amène à l’hypothèse que le travail domestique et la prostitution sont des travaux productifs. C’est aussi dans ce sens que la lutte féministe apparaît comme une lutte fondamentale pour la classe ouvrière, en raison de sa capacité et de sa possibilité d’éroder les mécanismes de production de la plus-value.

En termes de stratégie, une telle opération nous incite à partir de, et à suivre, ce mouvement qui rapproche, dans une même demande violente d’argent et de pouvoir, la femme comme ouvrière à l’usine et la femme comme ménagère, l’ouvrière/femme au foyer des métropoles et la prolétaire du Tiers monde. Cela nous amène à écouter et à soutenir les mots d’ordre qui émergent des luttes des femmes : non à la misère, pour l’appropriation de la richesse sociale ; non aux miettes du salaire des autres, nous voulons de l’argent dans nos poches ; non à la dépendance économique, psychologique et sexuelle vis-à-vis des hommes, nous voulons la liberté des femmes comme autodétermination.

Le programme politique est là, exprimé de mille façons, dans les articulations des nouveaux comportements de masse, dans le refus du travail domestique et du travail extra-domestique. Le problème central est celui du temps de travail, de la lutte pour la réduction de la durée totale du travail (domestique et extra-domestique), une lutte qui ne concerne pas seulement l’organisation de la journée de travail, mais, avant tout, l’organisation capitaliste du travail. Cela devient clair si l’on considère les effets extraordinairement novateurs des luttes autonomes des femmes sur l’organisation de la reproduction.

Tout a été littéralement bouleversé : la forme et la fonction de la famille, la relation homme/femme et leurs échanges, les relations femme/femme et homme/homme et leurs échanges respectifs, le mariage, la natalité, la maternité et la paternité, etc. Cependant, ces effets ne se sont pas transformés en une poussée significative qui permettrait une révolution scientifique et technologique également dans le processus du travail domestique. Une grande part matérielle du travail de reproduction doit encore être révolutionnée. Notre problème politique est d’amener la science à se charger de cette tâche.

Cela doit être l’expression de notre nouveau niveau de pouvoir. Tout en sachant que, pour une grande part du travail domestique – la part immatérielle –, la solution n’est pas tant dans la science que dans la libération de l’obligation du travail directement ou non directement salarié. Le potentiel émotionnel, sexuel, sentimental, affectif, « amoureux », qu’un individu, qu’il soit homme ou femme, enfant, adulte ou âgé, est capable d’exprimer, pour reproduire ou être reproduit, est vraiment énorme. Mais ce potentiel est gelé, engourdi, réprimé, déformé pour s’adapter à un individu réduit à l’état de marchandise. Détruire la domination de la valeur d’échange sur la valeur d’usage signifie libérer aussi ces innombrables forces et énergies créatives de reproduction, afin de reproduire des individus et non plus des marchandises.

Que l’innovation produite par les luttes puisse être radicale, de rupture, et que notre critique de la science réussisse à ne pas devenir la proie de la capacité d’instrumentalisation du capital, dépendra de la façon dont cette critique réussira à s’accompagner aussi d’une lutte pour nos propres revenus, en plus du renforcement de l’organisation de la lutte contre le travail domestique et extra-domestique. Sans argent dans les poches des femmes, il est impossible pour la classe d’exercer un contrôle ouvrier sur la forme de la reproduction. Aujourd’hui, un nombre croissant de femmes perçoivent un salaire : comme ouvrières d’usine, des services sociaux, du travail au noir, ou du sexe. Mais c’est un salaire discriminatoire, obtenu au prix d’une journée de travail pratiquement illimitée et d’une exploitation férocement vaste et intense.

En outre, un nombre encore plus important de femmes, qui se consacrent exclusivement au travail domestique, ne disposent pas de leur propre argent. C’est un prix qu’il est aujourd’hui possible de ne pas payer étant donné le niveau de la richesse sociale produite et, plus important encore, étant donné la force politique que la nouvelle composition de classe est en mesure d’exprimer au niveau international. Dès lors, c’est un prix que nous, les femmes, devons refuser de payer. De l’argent donc, et de la richesse, pour ne plus travailler, pour nous reproduire librement, sans les chaînes de l’exploitation capitaliste.

Notes

[1]          L. Fortunati, « Learning to Struggle. My Story Between Workerism and Feminism » in Viewpoint Magazine, 15 septembre 2013, disponible en ligne.Traduit de l’anglais par Hélène Goy.

[2]          Introduction à l’édition originale italienne de 1981.

[3]          Dans cet essai, on entend par « reproduction » cette partie du cycle capitaliste qui concerne la production et reproduction des individus comme marchandise force de travail. C’est-à-dire non pas le processus global de la reproduction, qui est du reste composé – comme nous le verrons dans le deuxième chapitre – de différents secteurs, mais seulement le processus de production et reproduction de la force de travail, qui se déroule fondamentalement dans les familles, à la charge des ouvrières de la maison, et le processus de reproduction sexuelle de la force de travail masculine, qui a lieu dans le secteur de la « prostitution ». Ils représentent tous deux le terrain névralgique du processus de reproduction. Par « production », on entend en revanche, sauf indication contraire, cette partie du cycle capitaliste qui concerne la production des marchandises.

[4]          Par « services sociaux », on entend les structures d’assistance, gérées par l’État, pour différentes catégories d’usagers comme les garderies, les cantines, les écoles maternelles, les maisons de retraite pour personnes âgées, les institutions pour personnes handicapées, toxicomanes ou mineurs, etc.

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