Lire hors-ligne :

Adolescent, l’écrivain James Baldwin avait une orientation radicale, mais son parcours l’a amené à s’éloigner du socialisme, considéré comme doctrinaire. Pourtant, à la fin de sa vie, inspiré par le radicalisme des Black Panthers, Baldwin était à nouveau prêt à se déclarer partisan du socialisme. 

***

Au début des années 1940, James Baldwin, alors adolescent et résident de New York, a rejoint la Young People’s Socialist League, une branche du Socialist Party of America. Sa première incursion dans la vie politique officielle fait suite à des années d’activités informelles, y compris publiques. « À l’âge de treize ans, j’étais un compagnon de route convaincu », écrit-il Baldwin dans son autobiographie politique, Chassés de la lumière. « J’ai participé à un défilé du 1er mai, en portant des banderoles, en criant, dans l’East Side, dans le West Side, dans toute la ville : « Nous voulons que les propriétaires démolissent les taudis ! » ». L’attirance de Baldwin pour la gauche était pratique, fondée sur son expérience de jeunesse à Harlem. « Je ne savais rien du communisme », écrit-il, « mais je connaissais bien les taudis ».

L’autoportrait que dresse Baldwin, celui d’un socialiste en herbe, était loin de la manière dont il décrirait plus tard sa relation avec la gauche. « Ma vie dans la politique de gauche ne présente absolument aucun intérêt », écrit-il dans l’introduction de The Price of the Ticket, un recueil de ses essais. « Elle n’a pas duré longtemps. Elle a été utile dans la mesure où j’ai appris qu’il était peut-être impossible de m’endoctriner. »

Que s’est-il passé ? En lisant l’œuvre de Baldwin, il devient clair que c’est l’incapacité qu’il a perçue dans le socialisme de son époque à traiter la question raciale qui l’a éloigné du mouvement, en poussant celui qui fut militant enthousiaste à considérer la politique de gauche comme un simple endoctrinement. Baldwin finira par revenir au socialisme — mais ce retour prendra trente ans et nécessitera l’avènement d’une nouvelle forme de politique de gauche, incarnée par les Black Panthers.

 

« Les victimes du monde »

Né à New York le 2 août 1924, Baldwin grandit à Harlem, qui devient alors un centre de la vie culturelle noire. La grande migration des Afro-Américains fuyant le Sud ségrégationniste vers les villes du nord telles que New York avait commencé la décennie précédente, et ouvert la voie à la « Renaissance de Harlem ».

Ce développement de l’art et de la culture afro-américains a été interrompu par la dépression, qui a plongé le quartier dans la pauvreté et a marqué l’enfance de Baldwin. Jeune garçon, il passait le plus clair de son temps à s’occuper de ses huit petits frères et sœurs, tandis que sa mère faisait le ménage chez des femmes riches et que son beau-père prêchait devant une congrégation baptiste qui s’amenuisait constamment.

Baldwin a probablement été initié au socialisme par une institutrice blanche, Orilla « Bill » Miller, qui a également soutenu ses premiers penchants littéraires. Dans Le Diable trouve à faire, son livre de mémoires et de critiques cinématographiques, Baldwin attribue à Miller le mérite de lui avoir « suggéré à quel point les arrangements sociaux et économiques du monde sont responsables des victimes du monde (et devant celles-ci) ».

Non seulement Miller s’est intéressée activement à l’éducation littéraire et politique de Baldwin, mais elle a cherché à défendre tous ses étudiants contre les déprédations d’une société raciste et capitaliste, y compris ses propriétaires, ses commerçants et même la police — qui, comme le note Baldwin, détestaient tous Miller pour son militantisme. Il se souvient avec délectation d’un épisode où Miller a emmené ses élèves (vraisemblablement noirs) dans un poste de police pour leur offrir une glace (vraisemblablement réservée aux enfants blancs). Miller a refusé de céder aux flics blancs, qui ont fini par céder et leur ont remis la friandise.

L’expérience personnelle de Baldwin de la pauvreté l’a rendu réceptif à l’action de Miller, ce qui l’a amené à devenir actif sur le plan politique. Bien qu’il n’y ait aucune trace de la participation de Baldwin à la Young People’s Socialist League, ses écrits contiennent des références à ses activités politiques de l’époque. Outre le défilé du 1er mai mentionné plus haut, au cours duquel il dénonçait les propriétaires et leurs taudis, Baldwin a participé à l’organisation de grèves des loyers avec son meilleur ami, un autre jeune socialiste noir nommé Eugene Worth. Baldwin décrit Worth comme beaucoup plus ardent que lui. Amoureux d’une camarade socialiste blanche, mais repoussé par sa famille, Worth s’est suicidé en sautant du pont George Washington en 1946.

 

« D’affreuses opportunités »

Si c’est la question de la pauvreté qui a attiré Baldwin vers le socialisme, c’est la mise de côté de la lutte contre le racisme américain qui l’en a éloigné — en particulier sous la forme de la stratégie de front populaire du Comintern.

Après l’échec de la lutte contre l’avancée du fascisme en Europe, le Comintern commença à préconiser une coalition antifasciste de la gauche et des libéraux en 1935. Dans le cadre de cette stratégie, il a été intimé aux organisations soutenues par les communistes aux États-Unis  d’abandonner leur travail contre le racisme pour soutenir la guerre à tout prix — une décision qui suscita à juste titre l’amertume des militants noirs. Il semblait soudain que l’accusation selon laquelle les communistes avaient des arrière-pensées lorsqu’ils faisaient de l’agitation parmi les travailleurs noirs ou soutenaient des accusés noirs injustement accusés, comme les Scottsboro Boys, ne reposait pas sur rien.

C’est ainsi que Baldwin décrira cette volte-face des décennies plus tard, dans un discours de 1960 intitulé « Rôle de l’écrivain en Amérique » (publié à nouveau sous le titre « Notes pour un roman hypothétique » dans Personne ne sait mon nom), où il insiste sur le fait que l’affaire Scottsboro a donné « au parti communiste d’affreuses opportunités ». Si le Front populaire était avant tout un effort communiste, de nombreux autres socialistes ont également soutenu cette stratégie, à la grande colère de Baldwin.

Pourtant, bien qu’il se décrive parfois comme un anticommuniste, Baldwin n’a jamais soutenu le maccarthysme ni aucun des autres épisodes américains de l’hystérie de la guerre froide. Dans Chassés de la lumière, il décrit son retour à New York en 1952, après quatre ans passés à Paris, pour trouver une ville « dans laquelle presque tout le monde cherchait brutalement un abri, où l’on jetait ses amis aux chiens, en justifiant sa trahison avec des discours appris (et d’énormes ouvrages) sur la fourberie du Comintern ».

Au lieu de le pousser dans les bras des anticommunistes, le maccarthysme n’a fait que donner à Baldwin un avant-goût de l’hypocrisie libérale qu’il allait connaître au plus fort du Mouvement pour les droits civiques :

« Le prétexte de tout cela était bien sûr la nécessité de « contenir » le communisme, qui, m’informaient-ils sans rougir, était une menace pour le monde « libre ». Je n’ai pas dit dans quelle mesure ce monde libre me menaçait, moi et des millions de personnes comme moi. Mais je me demandais comment la justification d’une tyrannie flagrante et aveugle, à quelque niveau que ce soit, pouvait servir les intérêts de la liberté, et je me demandais quelles étaient les urgences intérieures, non exprimées, de ces gens qui rendaient nécessaire une illusion aussi peu attrayante. »

Après la crise des missiles de Cuba en 1962, lorsque la politique de tension des États-Unis a failli déclencher une guerre nucléaire, Baldwin a critiqué les États-Unis pour leur incessante chasse aux rouges et a défendu le droit des peuples à l’autodétermination. L’année suivante, Baldwin prononce un discours intitulé « L’enfant noir — Son image de soi » (publié à nouveau sous le titre « Une adresse aux enseignants »), dans lequel il affirme que les États-Unis sont « désespérément menacés, non pas par Khrouchtchev, mais de l’intérieur », en référence à l’incapacité du pays à répondre aux demandes du mouvement pour les droits civiques. Baldwin a comparé les illusions de la suprématie blanche aux illusions de l’anticommunisme :

« C’est l’homme blanc américain qui a depuis longtemps perdu le sens des réalités… Après avoir créé ce mythe sur les Noirs, et le mythe sur sa propre histoire, il a créé des mythes sur le monde, de sorte que, par exemple, il était stupéfait que certaines personnes puissent préférer Castro, stupéfait qu’il y ait des gens dans le monde qui ne courent pas se cacher lorsqu’ils entendent le mot « communisme », stupéfait que le communisme soit l’une des réalités du XXe siècle que nous ne dépasserons pas en prétendant qu’elle n’existe pas.

 

« Un socialisme yankee »

Baldwin ne succomba pas à la dramaturgie maccarthyste, mais il lui faudra plusieurs années pour renouer avec la politique socialiste. Et il a fallu les Black Panthers, qui ont fusionné l’anticapitalisme avec une forme spécifique d’antiracisme.

Le soutien de James Baldwin aux Panthers, après son engagement plus actif dans le mouvement des droits civiques, lui a valu  rien moins que 1 884 pages dans son dossier au FBI.

Fondé par Huey Newton et Bobby Seale en 1966, le Black Panther Party prône l’autodéfense armée des Afro-Américains, notamment contre la police, ainsi que des programmes d’entraide immédiate, des réformes radicales et l’autodétermination des Noirs. Dans ses écrits sur les Panthers dans Chassés de la lumière, Baldwin se focalise sur les patrouilles armées du parti et la réponse impitoyable de l’État. Mais il décrit également les objectifs socialistes du parti — et s’y rallie :

« Huey croit, et moi aussi j’y crois, en la nécessité d’établir une forme de socialisme dans ce pays — ce que Bobby Seale appellerait probablement un socialisme de type « Yankee ». Cela signifie un socialisme indigène, formé par, et répondant aux besoins réels du peuple américain. Ce n’est pas une position doctrinaire, même si les Panthers semblent glorifier Mao, Che ou Fanon. . . . La nécessité d’une forme de socialisme est basée sur l’observation que l’organisation économique actuelle du monde condamne la plus grande partie de la population mondiale à la misère ; que le mode de vie imposé par cette organisation est à la fois stérile et immoral ; et, enfin, qu’il n’y a aucun espoir de paix dans le monde tant que cette organisation subsiste. »

En 1970, Baldwin était déjà installé dans le sud de la France, où il succombera à un cancer de l’estomac en 1987, le laissant à des milliers de kilomètres et avec relativement peu de temps pour contribuer à ce socialisme retrouvé. Il avait déjà vécu les difficultés du mouvement des droits civiques, en rencontrant, en soutenant et en faisant l’éloge de Martin Luther King Jr, Malcolm X et Medgar Evers.

Baldwin adopta une position similaire en défendant les Black Panthers, systématiquement emprisonnés (Newton en 1967, Seale en 1968, Eldridge Cleaver en 1968, Angela Davis en 1970) ou tués (Bobby Hutton en 1968, Fred Hampton en 1969) par l’État. En 1968, il présida une fête d’anniversaire organisée par les Black Panthers pour Newton, alors incarcéré, qui attire des milliers de partisans. En 1970, il écrivit également une lettre ouverte, publiée dans la New York Review of Books, à l’intention de Davis, alors emprisonnée, dans laquelle il écrit :

« Nous devons nous battre pour votre vie comme si c’était la nôtre. »

En 1972, il fut demandé à Baldwin si les États-Unis deviendraient un jour socialistes. Sa réponse montre clairement l’impact profond que les Panthers ont eu sur lui, ainsi que la forme particulière de son socialisme à ce moment :

« Il faut faire très attention à ce que vous entendez par socialisme. Quand j’utilise ce mot, je ne pense pas à Lénine, par exemple. Je n’ai aucun modèle européen en tête. Bobby Seale parle d’un socialisme Yankee. Je sais ce qu’il veut dire quand il dit ça. C’est un socialisme créé à partir du besoin indigène des gens sur place. Ainsi, si et quand nous atteindrons un socialisme en Amérique — je pense que vous devez dire « quand » — sera un socialisme très différent du socialisme chinois ou du socialisme cubain. . . . Le prix de tout socialisme réel dans ce pays est l’éradication de ce que nous appelons le problème racial. »

*

Article publié initialement par Jacobin. Traduit pour Contretemps par Sylvestre Jaffard.

Illustration : Wikimedia Commons.

Lire hors-ligne :