Conquérir une démocratie réelle. Un entretien avec Angela Davis
Il y a un an environ, avant la défaite électorale de Donald Trump, Astra Taylor, cinéaste et écrivaine de renom, s’est entretenue avec Angela Davis, penseuse et militante radicale légendaire, lors d’un événement diffusé en direct (vidéo à visionner ici ), co-organisé par la revue Jacobin et par la maison d’éditions Haymarket Books. Le sujet : « Leur démocratie et la nôtre ».
Dans leur vaste conversation, les deux femmes ont évoqué le rapport entre la démocratie et le socialisme, le rôle historique des militant.e.s radicaux.les dans les luttes démocratiques, la nécessité d’un nouvel internationalisme et bien d’autres choses encore.
Astra Taylor est l’autrice de Democracy May Not Exist, But We’ll Miss It When It’s Gone et, plus récemment, la co-autrice du manifeste de Debt Collective, Can’t Pay, Won’t Pay : The Case for Economic Disobedience and Debt Abolition. Angela Davis est professeure émérite à l’Université de Californie à Santa Cruz. Elle fut le sujet du documentaire Free Angela and All Political Prisoners et l’autrice de nombreux livres, dont Femmes, race et classe.
Leur conversation a été condensée pour plus de clarté.
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Astra Taylor – Je veux parler de la démocratie des Pères Fondateurs et de la façon dont le système politique dans lequel nous évoluons a été fondé sur de nombreuses exclusions : l’exclusion des esclaves, des femmes et des hommes sans propriété. Ils voulaient protéger les droits d’une minorité de nantis, de propriétaires terriens et d’esclavagistes. Les structures qu’ils ont mises en place sont toujours là. Je veux aussi parler de l’horizon de l’abolition, mais je pense que nous devons être conscient.e.s du fait que les progrès accomplis peuvent être réduits à néant. C’est ce que nous enseigne la Reconstruction. Penchons-nous sur la suppression d’électeurs et d’électrices qui a lieu actuellement en Caroline du Nord. En Floride, les criminel.le.s endetté.e.s n’auront pas le droit de voter. Comment pouvons-nous agir tout en gardant à l’esprit ces niveaux d’oppression ?
Angela Davis – Si nous considérons simplement la démocratie comme une forme de pouvoir politique, nous excluons toute une série de questions qui devraient être abordées dans les discussions sur la démocratie. Comment se fait-il que le mythe des États-Unis comme première démocratie continue de susciter autant d’attention ? Comme tu l’as dit, il s’agissait en fait d’une démocratie de la minorité, ce qui devrait être oxymorique.
Il serait intéressant de parler des applications économiques de la démocratie. Qu’impliquerait une démocratie économique ? Qu’en est-il des dimensions sociales de la démocratie ? Comment la démocratie est-elle transformée par rapport au système économique particulier qui constitue le fondement de cette démocratie ?
Que pourrait-on imaginer d’une démocratie dans laquelle chacun et chacune pourrait participer sur la base de l’égalité économique, culturelle, sociale et politique ? Si nous soutenons que toute personne, du fait qu’elle vit dans une région particulière, devrait être considérée comme un.e citoyen.ne et devrait pouvoir participer à la gouvernance et à l’économie, qu’est-ce que cela signifierait ?
Astra Taylor – J’adore cette série de questions. Lorsque j’ai interviewé des gens pour mon film What Is Democracy et en particulier lorsque j’ai interviewé de jeunes conservateurs, je m’attendais à ce qu’ils me disent en quoi le capitalisme était démocratique en utilisant la rhétorique de la démocratie. Mais j’ai constaté, surtout dans les jours qui ont suivi la victoire de Donald Trump, qu’ils savaient qu’ils ne parviendraient jamais à obtenir des majorités. Oubliez le mariage du capitalisme et de la démocratie : ils ont pris la partie capitaliste et sont devenus élitistes de façon consciente. [Le mois dernier, en septembre 2020], nous avons vu un Républicain [le sénateur Mike Lee] tweeter que de toute façon, nous ne sommes pas une démocratie. De l’autre côté, les gens réalisent que nous devons marier socialisme et démocratie. Nous devons avoir un fondement économique d’égalité. Nous n’avons rien qui s’approche des droits et libertés libéraux que nous sommes censés avoir parce qu’il y a énormément d’inégalités.
Mais je ne pense pas que cela réponde à toutes nos questions. Nous devons réfléchir aux énigmes démocratiques qui apparaîtraient au grand jour sous le socialisme. Comment partager le pouvoir ? Comment vivre dans un monde de richesse commune, où nous voulons que les gens aient le contrôle de leur vie ? Comment décider qui doit prendre telle ou telle décision ? Je pense que les questions relatives à la démocratie seraient beaucoup plus riches et plus profondes.
Angela Davis – Je me demande si le résultat des dernières élections de 2016 aurait pu être différent si l’on avait accordé plus d’attention à ceux qui subissent l’impact du capitalisme mondial, les familles blanches pauvres qui reconnaissent aujourd’hui que leurs enfants ne seront pas mieux lotis qu’eux. Le résultat aurait pu être différent si nous avions développé des stratégies nous permettant de reconnaître que tant de problèmes existants dans ce pays sont directement liés à la montée et à la propagation de la mondialisation capitaliste.
En fait, nous avions autrefois plus de démocratie économique qu’aujourd’hui. Autrefois, les gens pouvaient s’attendre à être traités dans n’importe quel hôpital s’ils étaient malades. Les hôpitaux et l’ensemble du système de santé n’avaient pas été privatisés, comme c’est le cas aujourd’hui, ce qui est l’une des raisons pour lesquelles la pandémie de COVID-19 a créé une telle situation d’urgence, en particulier en ce qui concerne les lits d’hôpitaux, car des lits d’hôpitaux vides ne sont pas rentables.
Si l’on considère l’impact de la mondialisation capitaliste, il explique en grande partie l’essor du complexe industriel carcéral, ainsi que le démantèlement de nombreuses institutions qui servaient de filet de sécurité économique pour les gens. L’incapacité à développer davantage d’institutions consacrées au bien public a créé un terrain dans lequel la pauvreté s’est étendue, non seulement parmi les communautés de couleur, mais aussi parmi les Blanc.he.s.
Donald Trump a fait appel à ceux et celles qui souffrent, en proposant de fausses solutions, comme le retour à une époque où l’économie industrialisée de ce pays répondait aux besoins des gens. Ce n’est pas ce qui va se passer. Les emplois qui sont partis dans le monde entier, notamment dans le Sud, ne reviendront pas aux États-Unis. Il est important de considérer les façons dont les transformations économiques ont un impact direct sur la démocratie.
Astra Taylor – Je voudrais te poser une question sur l’histoire de la chasse aux Rouges, des attaques contre la gauche et sur le rôle qu’elles ont joué dans l’affaiblissement de la démocratie. Je pense que cela rejoint ce que tu as exposé, l’absence de syndicats solides, le manque d’associations où les gens ordinaires peuvent recevoir une éducation politique radicale et être traités comme des participants actifs et réfléchis.
Angela Davis – Pendant des décennies, les personnes impliquées dans les luttes socialistes et communistes ont parlé de « l’autre Amérique ». Il y avait l’Amérique représentée par ceux qui étaient au pouvoir et puis il y avait les syndicats et les luttes contre le racisme et le sexisme. Ce que nous avons perdu dans nos récits historiques, c’est le rôle que les communistes et les socialistes ont joué dans l’élargissement des possibilités de démocratie dans ce pays. Nous avons une assurance-chômage grâce aux luttes des années 30. Les communistes noir.e.s du Sud ont contribué à créer le terrain pour le mouvement des droits civiques.
Aujourd’hui, alors que nous nous engageons dans ce que les gens appellent « reconnaissance raciale » (racial reckoning), notre terminologie devrait être plus large. Il ne s’agit pas simplement d’une « reconnaissance raciale ». Il s’agit de prendre en compte l’histoire de ce pays, non seulement l’histoire du racisme et de l’exploitation de classe, mais aussi l’histoire de la résistance. Si nous n’avons pas conscience de ceux et celles qui ont lutté pour faire de la notion de démocratie une aspiration et non un concept creux, pas simplement une façon d’organiser le gouvernement, mais une lutte pour une société plus juste, plus égale, alors nous n’avons aucun point de départ. Nous ne prenons pas en considération le continuum sur lequel nos luttes se déroulent.
Astra Taylor – Peux-tu élaborer sur le lien entre incarcération et démocratie ? Nous nous dirigeons vers une élection en novembre 2020 où la privation du droit de vote en Floride pourrait faire basculer l’État dans le camp républicain. C’est ce qui s’est passé en 2000. Mais c’est bien plus profond que cela. Tu as souligné que De la démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville n’a vu le jour qu’après la rédaction de son essai Du système pénitentiaire aux États-Unis. Tu as dit que l’emprisonnement était une négation que la démocratie libérale exigeait comme preuve de son existence. Cette négation – où je suis libre si tu n’es pas libre – est-elle intrinsèque à la démocratie ou la version dans laquelle nous vivons ?
Angela Davis – Dans son livre sur l’esclavage et la mort sociale, Orlando Patterson avance que la démocratie occidentale a dû évoluer à partir des aspirations des esclaves à être libres. Le concept même de liberté avec lequel nous travaillons nécessite un sentiment de non-liberté afin d’expliquer son émergence. L’esclavage était la preuve palpable pour ceux et celles qui n’étaient pas asservi.e.s de leur liberté. Mais avec l’émergence des prisons en tant que châtiment, en conjonction avec la montée des idéaux révolutionnaires et l’émergence de l’emprisonnement démocratique, le châtiment est devenu le revers de la démocratie.
Vous avez besoin de la démocratie capitaliste pour imaginer l’emprisonnement comme une punition car l’emprisonnement implique le dessaisissement des droits. Il n’aurait aucun sens dans une société qui ne reconnaîtrait pas les droits individuels. Il n’aurait aucun sens en dehors du contexte d’une société démocratique. Je pense qu’il est vraiment important de garder à l’esprit que cette négation constitutive de la démocratie construit en fait une démocratie et qu’elle doit donc être refusée à ceux et celles qui sont en prison.
Astra Taylor – Je voudrais t’inviter à évoquer l’idée du féminisme abolitionniste. Les féministes radicales, comme beaucoup d’autres, ont réfléchi à l’importance de la reproduction sociale, qui implique parfois un travail de soins. Cela m’est apparu comme une question démocratique, car nous sommes dirigé.e.s par une administration qui semble mépriser la vulnérabilité. On se moque de la faiblesse, de la maladie et du handicap. J’aimerais écouter tes réflexions sur le féminisme, la démocratie et l’importance des soins dans une société démocratique.
Angela Davis – Nous partons généralement du principe que lorsque le sujet porte sur le féminisme, nous allons aborder les questions de genre. Bien sûr, nous devons aborder les questions de genre. Mais les approches féministes vont bien au-delà de la simple question du genre. Le féminisme abolitionniste nous incite à réfléchir à ce qui pourrait être nécessaire pour commencer à avancer dans une direction démocratique, c’est-à-dire à ce que nous pourrions avoir besoin de jeter dans la poubelle de l’histoire.
Permets-moi de prendre l’exemple de la violence de genre. Si nous ne devions pas supposer que les institutions de maintien de l’ordre et d’emprisonnement sont là pour résoudre ce problème, nous devrions adopter une approche beaucoup plus complexe. C’est ce que j’apprécie dans le féminisme : il perturbe notre analyse ordonnée. Il nous fait reconnaître que les réalités sociales ne reflètent pas toujours la netteté de nos catégories analytiques et que nous devons être prêtes à essayer de nous rapprocher du désordre de la réalité sociale. Lorsque nous disons que la police et les prisons sont deux institutions qui doivent être jetées dans la poubelle de l’histoire, comment aborder les problèmes que ces institutions prétendaient régler mais ne pouvaient pas le faire ?
Le politique construit le personnel et construit ce que nous supposons souvent être des idées qui ont été générées par nos propres individualités. Une féministe soutiendrait que nous ne pouvons pas parvenir à l’abolition sans reconnaître également que nous devons adapter une position critique vis à vis de nos propres émotions et des idées que nous supposons être les nôtres. Ce sont souvent les idées de l’État qui fonctionnent à travers nous.
Je pense que ces idées féministes sont absolument essentielles lorsqu’il s’agit de réimaginer une démocratie qui serait plus égalitaire et offrirait plus de justice pour tous et toutes.
Astra Taylor – Je voudrais parler des animaux non humains. Le COVID-19 n’est pas une catastrophe naturelle. Il saute des espèces, car les êtres humains, mus par des impératifs capitalistes, dévorent le monde naturel. Nous utilisons 40 % de la surface de la terre pour nous nourrir. La prochaine pandémie émergera probablement d’une ferme industrielle étatsunienne, car nous entassons des milliers d’animaux dans ces cages. Le climat fait également partie du problème.
Il peut être très utopique de penser à inclure la vie non humaine dans notre politique démocratique. Personnellement, j’ai l’impression que nos vies en dépendent. Avec la destruction de l’environnement, les maladies augmentent en nombre et en virulence. Les gens disent que nous devons donner la priorité aux humains, comme si la solidarité était un jeu à somme nulle, mais je pense que nous devons rejeter cette idée et élargir le cercle de nos préoccupations. J’aimerais entendre ton avis à ce sujet.
Angela Davis – Je suis tout à fait d’accord avec toi. La priorité accordée aux humains conduit également à des définitions restrictives de ce qui est considéré comme humain ; la brutalisation des animaux est liée à la brutalisation des animaux humains. Ce sera un domaine de lutte très important au cours de la période à venir.
Si nous voulons nous engager dans des luttes permanentes pour la liberté et la démocratie, nous devons reconnaître que les questions deviendront de plus en plus vastes, car au départ, la question de la démocratie ne concernait qu’un petit sous-ensemble d’hommes blancs et aisés. Je ne veux pas dire que la trajectoire de l’histoire est automatique. Mais nous avons été témoins d’une notion toujours plus large de la nature de la démocratie. Je ne vois pas comment nous pouvons exclure nos compagnons non humains avec lesquels nous partageons cette planète.
Au début de la pandémie, j’ai participé à un webinaire avec des habitant·es de l’Amazonie brésilienne. Ils et elles doivent faire face non seulement à des problèmes de racisme, mais aussi à l’incendie de l’Amazonie. Cela me donne envie de suggérer que nous devons éviter les approches restrictives. Nous devons lutter contre le syndrome de l’aveugle, ce qui signifie que nous ne pouvons pas penser uniquement aux gens de ce pays.
En ce qui concerne le vote, les immigrant.e.s qui vivent dans ce pays devraient pouvoir voter parce qu’ils et elles font partie de la communauté. Nous devrons également faire face à l’obsolescence de l’État-nation. Je pense à des questions qui se poseront plus que probablement à l’avenir. Je ne sais pas si je serai là quand elles deviendront courantes. Je ne pensais pas être en mesure d’assister à la généralisation de l’abolition. Mais nous y sommes.
Astra Taylor – Malgré toutes les exclusions de la démocratie, il existe des municipalités où la résidence est la seule condition de vote. Dans d’autres pays, il n’est pas nécessaire d’être citoyen pour voter. Dans certains États, les personnes en prison avaient le droit de voter.
Angela Davis – Et les candidat·es devaient aller visiter les prisons.
Astra Taylor – Notre imagination est fermée aux choses qui ont réellement existé auparavant. J’aime cette vision de la démocratie comme un cercle en expansion, ce qu’elle évoque ce sont des gens regardant en arrière et disant : « Ils vécurent l’âge sombre de la démocratie. » Avec Critical Resistance, vous avez fait un travail remarquable pour faire connaître le concept radical d’abolition des prisons. J’aimerais que tu nous parles un peu de ce que cela représente. Peux-tu également parler de votre remarquable ouverture aux cadres émergent.e.s et de votre volonté d’apprendre d’eux et d’elles ?
Angela Davis – Nous devons remettre en question les hiérarchies, y compris celles qui semblent gravées dans le marbre, comme celles qui garantissent aux personnes âgées plus de pouvoir et d’influence en raison de leur âge et celles qui ordonnent à la jeune génération de suivre les traces des personnes âgées. Je pense que nous devrions être plus égalitaires.
C’est l’une des façons dont nous pouvons mettre en œuvre des relations démocratiques dans le cadre de la lutte pour le changement, non seulement dans le rapport entre les générations, mais aussi entre ceux et celles qui sont en prison et ceux et celles qui sont à l’extérieur. Souvent, les habitant·es du monde dit libre supposent avoir une plus grande capacité à diriger que ceux et celles qui sont emprisonné.e.s. Je suis reconnaissante à Critical Resistance car, dès le début, l’organisation a insisté pour que ceux et celles qui se trouvaient en prison fassent partie de l’équipe de direction.
Je ne pense pas que nous ayons suffisamment d’occasions de créer la démocratie alors que nous luttons pour la démocratie. Mais je pense que c’est aussi une approche féministe. Cela nous aide non seulement à imaginer un monde nouveau, mais aussi à devenir dignes de participer à ce monde en luttant pour lui.
Astra Taylor – Génial. C’est une excellente réponse. Je pense que dans un esprit démocratique, nous allons maintenant répondre aux questions du public. Qu’est-ce qui t’inspire dans le mouvement Black Lives Matter ? Comment pourrait-on en tirer des leçons à partir de l’expérience de la Nouvelle Gauche et des luttes des mouvements sociaux des années 1960 ?
Angela Davis – Ce mouvement est tellement passionnant. Les manifestations de Ferguson et l’émergence de Black Lives Matter ont eu un impact non seulement dans tout le pays, mais dans le monde entier, en saisissant la signification de la phrase « black lives matter« , qui avait été si souvent mal interprétée comme signifiant « toutes les vies comptent ». La tyrannie de l’universel, comme j’aime l’appeler, était une façon de ne pas tenir compte de l’impact et des expériences particulières des personnes noires dans ce pays.
J’ai beaucoup appris des trois femmes qui ont fondé le réseau Black Lives Matter et le Movement for Black Lives. Mes mentors durant cette période ont été les jeunes qui ont repris les luttes du passé et leur ont donné beaucoup plus de substance. Cela m’inspire car je vois une génération qui ne considère pas comme acquis le fait que nous avons lutté longtemps et durement. Ces jeunes savent non seulement comment l’exprimer, mais aussi comment l’élargir et développer des moyens de transformer le monde qui sont vraiment une source d’inspiration.
Souvent, nous apprenons beaucoup plus de nos erreurs que de ce que nous avons fait correctement et la jeune génération doit être prête à expérimenter pour essayer de comprendre comment on construit des mouvements. Quel est le langage qui plaît aux gens ? Même si nous vivons dans un monde créé par le capitalisme racial, comment pouvons-nous néanmoins créer une réponse critique ? Comment encourager les gens, les mouvements et les organisations à reconnaître qu’en fin de compte, nous devrons démanteler ce système et avancer dans une direction socialiste ?
Astra Taylor – Lorsque nous réfléchissons à ce qu’ont soutenu les générations depuis l’ancienne gauche à la nouvelle gauche et au-delà, nous constatons qu’elles avaient souvent des organisations « centralistes démocratiques » trop rigides. Mais ces organisations avaient un certain sens de l’adhésion, un débat sur leur programme et la capacité de prendre l’énergie des militant.e.s et de la canaliser dans des véhicules organisationnels. Aujourd’hui, nous assistons à la croissance de plusieurs organisations de gauche mais il semble que nous soyons beaucoup plus dispersé.e.s maintenant. Peux-tu nous parler de ce que nous avons perdu et que nous devons retrouver ?
Angela Davis – Je peux parler de toute une série de choses, mais je vais me concentrer pour l’instant sur l’internationalisme. Je me demande parfois pourquoi nous n’avons pas été capables de créer un sentiment de connexion émotionnelle avec les gens dans d’autres parties du monde. Comment se fait-il que les femmes noires de ce pays ne soient pas plus connectées au mouvement brésilien des femmes noires ? Nous avons tellement à apprendre des luttes des femmes noires au Brésil.
J’aspire à ce genre d’internationalisme qui nous fait nous sentir fortes, qui nous fait reconnaître que nos désirs sont des désirs qui animent les gens dans le monde entier. Je ne veux pas dire qu’il n’y a pas d’internationalisme aujourd’hui, car la Palestine a certainement joué un rôle en montrant la voie à nos luttes abolitionnistes dans ce pays. L’abolition ne consiste pas à se débarrasser des prisons ; elle concerne l’ensemble du régime carcéral et nous le voyons en Palestine occupée. Je veux donc l’internationalisme maintenant.
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Illustration : http://www.cccb.org/ca/activitats/fitxa/la-revolucio-avui/227336 / Wikimedia Commons