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Depuis que le mouvement des agriculteurs a émergé, il est difficile de comprendre toutes les logiques à l’œuvre. Il semble y avoir des différences selon les régions, les productions… Les cibles et les modes d’action ne sont pas partout les mêmes. Dans cet article, Jacques Pasquier, paysan retraité et ancien représentant de la Confédération Paysanne au Conseil économique, social et environnemental, revient sur les causes de ce mouvement, les questions et les problèmes qu’il soulève.

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Un début de mouvement spontané

Au début de l’hiver, la plupart des panneaux signalant les entrées de communes rurales ont été retournés, partant d’une initiative spontanée dans le Tarn, qui se voulait un cri d’alerte sur une agriculture qui marche sur la tête. Cela s’est généralisé à l’initiative des deux syndicats qui de longue date, gèrent l’agriculture avec les gouvernements successifs, donnant les feuilles de route aux ministres de l’agriculture : la Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles- (FNSEA) et Les Jeunes Agriculteurs (JA). Dans le même temps le projet de loi de finances (PLF) 2024 a été débattu et validé. Le volet agricole de ce PLF avait été négocié auprès du ministère de l’économie par la FNSEA et les JA. Nous y reviendrons.

Pourtant à la mi-décembre des manifestations se déroulaient dans les Pyrénées-Orientales, pour crier la détresse des éleveurs et des viticulteurs dévastés par les excès du climat de l’année 2023 en pointant le tout nouveau système assurantiel incapable de subvenir aux aléas de tous.

Ce système assurantiel a été imposé par la FNSEA. Joël Limousin la représente lors des négociations, il est président de la Chambre d’agriculture de Vendée, et administrateur du syndicat majoritaire. Auparavant en cas d’aléas climatiques de forte ampleur, la reconnaissance « en calamités agricoles », permettait une indemnisation, certes imparfaite, mais au moins équitable entre tous. Désormais les fermes qui ont le moyen de souscrire une assurance sont indemnisées correctement quand les autres ne perçoivent que la moitié, et à l’avenir plus aucune indemnisation. Ici, encore on assiste à la migration d’un système public nourri par des cotisations et des fonds publics vers des assurances privées.

Par ailleurs, une nouvelle maladie a touché les élevages ruminants apparue dans le Sud-ouest de la France. Cette épizootie, comme les années passées pour la grippe aviaire s’est accompagnée de règles drastiques contraignant les éleveurs dans leur activité. Réglementations dont l’efficacité n’est pas vraiment démontrée par les constats de terrains. Pour ceux qui sont concernés, les pertes économiques sont importantes liées aux frais vétérinaires et aux pertes d’animaux.

Derrière le PLF, l’assurance-récolte, les modalités sanitaires, l’État est le chef d’orchestre visible. Les manifestants identifient les préfectures, DREAL, DDT (services déconcentrés des ministères agriculture et environnement), comme cibles et parfois même la MSA (mutualité sociale agricole) est mise en cause. Les cotisations sociales sont culturellement et comptablement considérées comme des charges, au contraire d’un pot commun qui permet la sécurité sociale de chacun·e (maladie, accident, retraite, famille). En situation de difficultés économiques, ce ressenti s’intensifie. Étonnamment les banques, assurances, coopératives agricoles, fournisseurs ou industriels ne sont pas pris pour cible. Pourtant, ce sont les rouages essentiels de la domination du monde agricole. Voilà pour des éléments de contexte de court terme. A cela s’ajoutent le changement climatique et les crises sanitaires à l’œuvre  qui rendent précaires ceux qui y sont confrontés de près.

Le pacte entre la FNSEA et le gouvernement

Début décembre, les présidents de la FNSEA et des JA, presque satisfaits du PLF, ont rencontré le ministre de l’agriculture puis la première ministre pour leur expliquer la loi d’orientation agricole qu’ils désiraient et les délais pour sa mise en place. A la sortie de leur rencontre avec Elisabeth Borne, satisfaits, ils expliquaient que les manifestations allaient cesser jusqu’au salon de l’agriculture, mais menaçaient de les reprendre ensuite si le calendrier n’était pas respecté. Ce soir-là, la Première ministre avait renoncé à l’augmentation de la RPD (redevance pour pollution diffuse) appliquée aux pesticides et de la redevance pour prélèvements d’eau appliquée à l’irrigation. Elle pouvait s’engager toute seule puisque le PLF serait adopté par 49-3.

Mais en janvier, les manifs ont repris allant jusqu’aux blocages d’autoroutes, incendie d’une antenne de la MSA, avec des méthodes habituelles de déversements de déchets et de déjections animales sur les bâtiments publics. L’accord entre la FNSEA et Bruno Le Maire pour le PLF est limpide : l’exonération de taxes sur le gasoil agricole (GNR) sera progressivement réduite, en échange de contreparties fiscales, tandis qu’une augmentation de la part de diester (agrocarburant fabriqué à partir de colza et d’huile de palme !) dans le GNR passera de 7 % à 30 %. Il se trouve que le président de la FNSEA, Arnaud Rousseau est aussi Président de Sofiprotéol et d’Avril, les deux entités qui fabriquent l’essentiel du diester français.

Pour les paysans sans revenus, soit pour des raisons structurelles, soit pour des raisons de crises climatiques et sanitaires, il est apparu que le marché entre Bruno Le Maire et Arnaud Rousseau se faisait sur leur dos. L’évolution de la fiscalité dans le PLF consiste à des exonérations pour les gros revenus qui ne concernent pas les plus précaires.

La question du revenu des agriculteurs est un sujet complexe comme le prouvent certaines publications récentes qui assimilent les statistiques de l’EBE (excédent brut d’exploitation), au revenu. Ceci peut d’ailleurs expliquer une part importante de l’incompréhension entre ministre et manifestants. L’EBE est ce qui reste une fois payé les charges courantes de productions. Cet indicateur correspond aux sommes consacrées à la rémunération des agriculteurs et aux charges liées aux investissements (amortissements et frais financiers). Ainsi on peut avoir un EBE significatif, mais ne rien avoir comme rémunération personnelle.

En agriculture il y a de nombreux moyen de « réduire » son revenu fiscal qui sert aussi d’assiette sociale sur laquelle sont calculées les cotisations sociales. Les montages sociétaires autres que GAEC ou EARL, servent cet objectif. Les revenus agricoles ont aussi la particularité de connaître une grande variabilité interannuelle. Cependant c’est une réalité que de nombreux agriculteurs ne se rémunèrent pas au niveau du SMIC, quand d’autres sont très aisés. Ce n’est pas toujours lié à la surface de la ferme, mais plutôt à l’adéquation entre la production et l’outil de production. En effet il existe beaucoup de situations de suréquipement ou de surinvestissement. Il est aussi vrai que le revenu disponible peut être modeste parce qu’une partie du revenu est capitalisée dans des propriétés (terres ou bâtiments).

Les agriculteurs entre le marteau du productivisme et l’enclume de la compétition mondiale

Depuis deux générations d’agriculteurs la consigne est de produire plus. Dans les années 1950, l’utilisation des engrais de synthèse s’est développée, puis les herbicides, puis les insecticides, puis les fongicides, puis toutes sortes de posologies diverses. Lorsque l’on applique ces produits, l’effet sur le rendement est visible rapidement. Le coût de ces intrants est aussi déboursé tout de suite, tandis que le prix de vente n’est connu qu’en fin de cycle de production selon des critères de marché et le bon vouloir de l’acheteur. Le plus souvent, l’agriculteur n’assume pas lui-même la facturation mais c’est l’acheteur qui s’en charge par délégation. La hausse de productivité n’a pas suffi à faire face à la baisse des prix. Il a fallu augmenter la surface cultivée ou le nombre d’animaux soignés par chacun et donc investir dans du matériel ou des bâtiments de plus en plus gros, de plus en plus énergivores aussi, en gasoil ou en électricité. Tout ceci constitue des investissements importants et le rapport entre chiffre d’affaires et dépenses se réduit, le système est très fragile.

En agriculture paysanne le revenu est recherché par davantage d’autonomie et d’économie dans les moyens de production utilisés. Désintensifier, quitte à produire moins de volumes : les coûts de production diminuent et les risques économiques sont moindres, le système est moins vulnérable. Mais ça, les filières et en particulier les industriels de l’agroalimentaire (IAA – industriels agricoles et alimentaires, qu’ils soient sous forme coopérative ou privée) n’en veulent pas : à la fois les fournisseurs vendraient moins d’intrants (engrais, pesticides, semences brevetées, génétiques animales…) et de matériels, et les IAA perdraient des volumes d’activité. Outre les fournisseurs et la grande distribution souvent visée avec raison, les IAA captent une part conséquente de la différence de valeur entre le prix payé aux producteurs et le prix payé par les consommateurs pour des consommations intermédiaires (transports, stockage, transformation technologiques, emballages, publicité…). Le processus de production est souvent anormalement long pour une alimentation ultra transformée qui n’est d’ailleurs pas sans conséquences sur la santé des populations. Les profits des multinationales agroalimentaires depuis la réforme de la PAC de 1992, se sont largement développés et de façon totalement disproportionnée depuis la guerre en Ukraine et l’envolée du prix des matières premières.

Depuis la réforme de la politique agricole européenne, pour satisfaire aux règles absurdes du GATT devenu OMC (Organisation mondiale du commerce) les producteurs sont engagés dans une concurrence aussi bien interne à l’UE qu’avec les pays tiers…, la fameuse « concurrence libre et non faussée ». La compétitivité est essentiellement fondée sur le prix. Pour être compétitif il faut vendre moins cher. Nous voyons bien l’impasse que constitue ce productivisme qui fait produire en investissant beaucoup, quand les concurrents ont des modes de production, et des salaires différents, parfois aussi des utilisations de pesticides différents, mais ce n’est pas la distorsion la plus évidente. Dans l’Union européenne, il y a des subventions pour les agriculteurs qui, pour certains secteurs de production, constituent aussi d’importantes distorsions de concurrence vis-à-vis des pays tiers. Les accords de libre-échange sont une généralisation de cette concurrence, accords dans lesquels les États s’échangent des quotas de viandes, contre des services, ou contre des voitures !

Le système productiviste est conçu pour fonctionner quand tout va selon la formule « toutes choses égales par ailleurs », or il se trouve que l’agriculture est une activité de plein air, soumise plus que toute autre aux aléas climatiques, à l’évolution des sols. Depuis 15 ans les rendements moyens en blé n’augmentent plus car les sols sont « fatigués » de la spécialisation, de l’apport excessif de chimie ou par les effets du changement climatique, la génétique des semences ne permet plus de compenser. En élevage aussi, la productivité par hectare diminue, essentiellement en raison du changement climatique.

Depuis 2007 et le Grenelle de l’environnement, une prise de conscience partagée s’était amorcée dans l’ensemble de la société et d’une part importante des agriculteurs autour de l’enjeu de réduire l’usage de la chimie autant que possible. Les agriculteurs ont souvent constaté sur eux-mêmes les conséquences de leur usage. Tous n’ont pas engagé la réduction, mais rares sont ceux qui niaient les dangers. Nombreux avaient même vu dans l’agriculture biologique une solution pour vivre mieux, avec moins de risques sanitaires bien sûr, mais aussi moins de stress lié à la précarité engendrée par le productivisme.

Et la bio…

Pour conserver leurs profits, les filières d’amont et d’aval ont dénigré l’agriculture biologique qui se développait de façon importante en réponse à la prise de conscience des agriculteurs de l’impasse écologique et économique du système de production qui leur a été proposée pendant des décennies. On a vu le développement d’un certain nombre de labels trompeurs visant à éloigner la clientèle de la consommation de produits bio. Notamment les allégations HVE (haute valeur environnementale) ou zéro résidus de pesticides, qui n’apportent aucune garantie sérieuse aux consommateurs. Ces campagnes de dénigrement intervenant dans une période où le pouvoir d’achats est en berne.

Rien n’est réglé

Et puis il y a eu la guerre en Ukraine, et la déstabilisation des prix qu’elle a occasionnée. Les prix de l’énergie se sont envolés, le prix des céréales et des oléagineux ont augmenté, ce qui est une aubaine pour les céréaliers mais une dépense supplémentaire pour les éleveurs qui achètent des aliments pour leur animaux. Depuis le rapprochement entre l’UE et l’Ukraine, les importations ont augmenté, notamment pour les volailles et les œufs, à des prix très bas. Dans ce contexte tout ce qui semble remettre en cause la capacité de produire davantage, est contesté… Il est loin le temps où Borloo, ministre de l’écologie et Barnier, ministre de l’agriculture, imposaient dans la foulée du Grenelle de l’environnement une loi rendant impossible la culture d’OGM, l’interdiction d’une cinquantaine de pesticides, un programme écophyto visant à réduire l’usage des pesticides, puis la réforme de la PAC qui a fait migrer plus de 700 millions d’euros des céréales vers l’élevage herbager. Sans doute que ces deux-là se comportaient comme ministres de la France, alors que depuis nous avons des ministres adoubés par la FNSEA et l’industrie agroalimentaire.

Toutefois il est vrai que les agriculteurs sont confrontés à de multiples réglementations, et normes qui ne sont pas toujours faciles à mettre en œuvre ; purement administratives et déconnectées des réalités, elles sont vécues comme violentes par ceux qui les subissent.

Nous avons déjà évoqué certaines normes sanitaires qui interdisent temporairement la circulation des ruminants, donc leur vente. D’autres qui ont obligé à enfermer les volailles avec l’illusion que les murs protégeraient du virus de la grippe aviaire, d’autres concernent l’élevage des porcs en plein air…. Comme si d’entasser des animaux dans des bâtiments était préférable à les laisser en plein-air ! Dans l’application de la PAC, la conditionnalité à respecter n’est pas toujours simple, avec des contraintes de dates variables pour certaines interventions par exemple, ou différencier un alignement d’arbres, d’une haie ou d’un bosquet, le tout étant à reporter sur un plan !

Mais voilà, le gouvernement vient de stopper le plan écophyto, qui n’avait pas répondu aux espoirs en matière de réduction de pesticides, c’est un dramatique retour en arrière. Les annonces ajoutent une couche de mesures fiscales pour les exploitants les plus aisés… mais pas d’annonce quant à une aide spécifique pour les petites fermes (crédit d’impôt ou aides liées à la PAC), pas de mesures garantissant la répartition de la valeur au sein des filières, pas de réforme de la gestion des risques climatiques aux cultures…

La politique agricole commune verse un budget de 9 milliards à l’agriculture française ; on pourrait sans doute faire des choses intelligentes avec 9 milliards : accompagner les productions qui manquent en France, comme les fruits et légumes, accompagner la transition vers des modes de production engendrant moins de coûts sociétaux : dépollution de l’eau, santé, biodiversité, érosion des sols… Pourtant on verse les aides sur les hectares ou des animaux, ainsi plus on a grand et plus on perçoit de subventions…

Arnaud Rousseau, le ministre de l’ombre, exploite 4 sociétés agricoles pour lesquelles il a perçu plus de 222 000 euros de PAC pour l’année agricole 2021/2022, alors que les viticulteurs, les maraîchers, les arboriculteurs ne perçoivent rien de la PAC ou presque rien… La PAC finance l’alimentation des voitures en GNR mais pas les humains en légumes.

Le gouvernement persiste au travers de ses annonces, à nourrir le système économique et financier et n’apporte pas de réponse à la détresse d’un monde paysan en souffrance qui ne voit plus se dessiner d’avenir. Les raisons qui ont donné naissance à la mobilisation actuelle du monde paysan sont donc profondes. Si les annonces du gouvernement peuvent permettre à la FNSEA et aux JA de rentrer dans leurs exploitations, aucun problème n’est réglé, et la colère du monde paysan demeure entière.

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