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Tandis que les mobilisations des agriculteurs et agricultrices se situe à un tournant, Laurence Lyonnais, éleveuse dans le Doubs et militante syndicale à la Confédération Paysanne revient sur les enjeux structurels de la colère paysanne que les mesurettes gouvernementales ne seront pas susceptibles de calmer durablement. 

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Contretemps – Peux-tu revenir sur les enjeux de la mobilisation des agriculteurs et des agricultrices ?

Laurence Lyonnais – En réalité, la colère couve depuis longtemps. On ne pouvait prédire quand ça allait éclater mais ce n’est pas une surprise : tous les ingrédients de la situation de crise s’empilent depuis un certain temps. Le prétexte, ça été la fin de défiscalisation du gazole non routier qui est utilisé par les engins agricoles, un peu comme les Gilets jaunes. Vu de France dans les médias mainstream, c’étaient les mêmes raisons qu’en Allemagne mais en fait, ce n’était qu’une gouttelette et rien n’est réglé. En réalité, revenir sur cette mesure de refiscalisation a été vite fait, et rapidement, il n’en a plus été question. Et il faut par ailleurs ajouter la sortie progressive de la défiscalisation du gazole non routier avait été négociée par la FNSEA avec le gouvernement, ce qui questionne la représentativité de cette organisation notamment pour les petites et moyennes exploitations.

Le fait que le mouvement soit parti du Sud-Ouest n’est pas anecdotique : cette région a accumulé des épisodes de canicule et une sècheresse historique, qui touchent la France et la Catalogne, notamment. Les épisodes de grippe aviaire ont conduit à des abatages massifs de volaille ; s’est ajoutée la MHE – maladie hémorragique épizootique – qui touche surtout les ruminants et dont la propagation est facilitée par le réchauffement climatique. Et puis, il y avait des fermes qui avaient engagé des conversions en agriculture biologique. Or celle-ci  s’est effondrée du fait de l’inflation et de la concurrence mondialisée, sans soutien public véritable. En d’autres termes, les agriculteurs et agricultrices du Sud-Ouest n’avaient plus rien à perdre. Quand des mesures d’urgence sont annoncées, il faut savoir que cela se traduit par un dossier de demande d’aides, avec toute une série de critères pour y avoir droit, ce qui se révèle tout d’abord excluant et finalement, ça met des mois à arriver dans la trésorerie des fermes. Cela reste des mesures ponctuelles sans réponse structurelle. Cet empilement de raisons se cumule sur fond de continuation de l’extinction du nombre d’agriculteurs et d’agricultrices. Une extinction économique parce que les gens mettent la clé sous la porte ou encore, une extinction due à l’âge car la moitié des agriculteurs partiront à la retraite d’ici 10 ans. Et à tout cela s’ajoute un taux de suicide très important : le malaise est profond et les raisons de la crise sont structurelles.

Parmi les revendications qui ont été portées, il y a un refus d’envisager les effets du changement climatique et les changements que ça suppose dans les pratiques. Et c’est d’autant plus criant que les politiques publiques mises en œuvre et le projet de loi d’orientation agricole dont l’adoption est maintenant repoussée, ne traitent pas ensemble la question sociale et la question climatique. Pour que les producteurs et les productrices soient en mesure de conduire des adaptations du fait du changement climatique, il leur faut un accompagnement, un volet de sécurité économique : on leur demande de s’adapter mais on continue à mettre les gens en concurrence au niveau mondial et on ne vous donne aucune garantie sur les volumes à produire ni sur la manière dont ces volumes sont susceptibles d’être rémunérés : tous les rapports d’experts indiquent que la transition est possible et nécessaire, mais qu’elle suppose une protection sociale et des dispositifs d’accompagnement sociaux, au niveau du revenu et au niveau des conditions de reprise des fermes.

Et finalement, ce qui a été obtenu ne résout aucun des problèmes de fond – c’est un saupoudrage sans cohérence. Résoudre les problèmes de fond impliquerait de s’attaquer au monopole de l’agro-industrie, à des grosses entreprises comme Lactalis, qui annoncent des profits record et qui se fichent des lois qui ne sont pas assez contraignantes. Cela signifie s’en prendre aux marges de la grande distribution qui ne sont absolument pas encadrées. Encadrer les volumes et garantir les prix, cela signifie revenir à une situation antérieure à l’entrée de l’agriculture dans l’OMC en 1995. A l’époque, cette entrée des produits agricoles dans les accords de libre-échange avait été dénoncée par le mouvement altermondialiste et les mouvements paysans y avaient pris une grande part.

Contretemps – Tu peux revenir sur l’aspect européen de la mobilisation ?

Laurence Lyonnais – Les ingrédients du mécontentement sont très partagés, de l’Espagne à l’Angleterre. Au niveau de la Via Campesina, nous avons organisé une mobilisation à Bruxelles avec les organisations sœurs de la Confédération Paysanne le 1er février : la réalité du changement climatique et de la mise en concurrence est notre lot commun au niveau européen et nous sommes toustes confronté·es au risque d’une agriculture qui peut polluer comme elle veut sans résoudre ni les questions sociales ni les questions environnementales.

Contretemps -Dans les revendications qui ont émergé, il y avait également le ras-le-bol des procédures administratives, peux-tu revenir un peu là-dessus ?

Laurence Lyonnais – On fait face à un empilement de procédures, de contrôles qui sont ineptes, absurdes, visant à justifier qu’on va moins payer les gens – c’est d’ailleurs le cas dans d’autres professions. D’autant que cette paperasse, cet emballement bureaucratique du système visant à contrôler les gens et les abrutir par une somme de procédures est alimenté par des injonctions contradictoires : il faut faire mieux pour le bien-être animal ou pour des enjeux environnementaux, tout en étant mis en concurrence sur le marché mondial, ça nous rend dingue. Pour toucher la moindre aide, il faut la justifier, cocher la case, ce qui nécessite souvent la rémunération de différents intermédiaires qui contrôlent chacun des aspects et s’enrichissent par la même occasion. Le contrôle est de plus en plus puissant. Avec la PAC 2023, tandis que c’est la surface agricole qui détermine les aides, elle est vérifiée par une IA via un satellite et si ça ne concorde pas, tu reçois une annonce sur ton smartphone et tu dois te justifier en renvoyant une photo géolocalisée via une application dédiée. Pour ce qui me concerne, dans l’élevage de cochons plein air, je dois respecter des règles valables pour l’élevage industriel hors sol, comme la création d’un sas de désinfection, ce qui n’a aucun sens, et finalement des agent·es dont le travail consister à effectuer ces contrôles choisissent de démissionner.

Contretemps – Peux-tu revenir sur la manière dont le gouvernement a répondu à cette mobilisation ?

Laurence Lyonnais – Je crois qu’on peut établir une continuité entre la loi immigration et la manière dont les agriculteurs et agricultrices ont été traités : le gouvernement a apporté des solutions clivantes, emboitant le pas de l’extrême-droitisation de la société, via de la démagogie et des discours visant à mettre en cause par exemple les contrôles effectués par la police de l’environnement. Pour l’heure, on ne peut pas affirmer que l’extrême droite en tant que telle serait parvenue à récupérer le mouvement : Bardella n’a même pas évoqué le revenu des paysan·es dans son discours, et le fait que leurs élus ne s’opposent pas aux accords de libre-échange au niveau européen a sans doute compté.

Pourtant, dans les deux cas (loi immigration et question agricole), il s’est agi de pointer l’étranger ou l’agent de service public et les règles environnementales comme étant coupables. Alors que finalement tout cela va conduire à des affaiblissements des droits pour tous et toutes : par exemple, le fait de ne plus être tenus de protéger les haies, prairies et bosquets, cela finit par contrevenir à toute la stratégie bas-carbone et ça ne va rien régler : le foncier et les bâtiments coûtent de plus en plus chers et tout le capital qui est immobilisé appartient de fait aux banques.

Il y a un véritable enjeu à annuler la dette, à valoriser les exploitations à taille humaine. Mais ce n’est pas du tout la politique mise en œuvre avec le soutien de la FNSEA qui a soutenu le fait que pour avoir le statut d’agricole actifs, il suffisait de détenir seulement 5% de la ferme, ce qui signifie finalement que les exploitations passent aux mains des banques et à l’agro-industrie : on peut toucher des aides de la PAC même si on ne travaille pas réellement sur une ferme.

Au contraire, il faudrait prendre exemple sur la réglementation laitière à Comté : pour être considéré-e comme producteurs ou productrices, il faut être propriétaire de 50% de l’outil de travail, ce qui est une manière d’empêcher l’existence de chefs d’exploitation qui ne soient pas des agriculteurs : ça dérange beaucoup parce qu’économiquement, c’est mettre un coin dans la manière dont le modèle agricole est promu par les libéraux, selon les règles de la « liberté d’entreprendre ».

Contretemps – Comment la FNSEA a-t-elle accompagné le mouvement ?

Laurence Lyonnais – La FNSEA et les Jeunes Agriculteurs ont l’habitude de gérer les questions agricoles avec le ministère. De son côté, la Confédération Paysanne a lancé un appel unitaire aux autres organisations syndicales pour porter deux grandes revendications : l’une portant sur le revenu et l’encadrement des prix plancher et l’encadrement des marges des distributeurs, et l’autre portant sur la sortie des accords de libre-échange. Nous n’avons pas eu de réponses de la FNSEA qui bénéficie encore d’une certaine hégémonie, même s’ils sont contestés et qu’il a fallu trois séries d’annonces pour qu’ils appellent à la fin du mouvement qui a duré beaucoup plus longtemps que d’habitude : généralement ils rassurent leur base et négocient, mais là, ça ne suffisait pas. Sur le terrain, le sentiment de trahison est assez fort ; le problème, c’est que le ressentiment ne construit pas toujours un ressort politisant pour la suite de la lutte. En tous cas, ils ne savaient pas comment s’en sortir tandis qu’ils n’ont même pas obtenu d’intervention de Macron.

Contretemps – On a beaucoup parler des agriculteurs dans la lutte mais que peux-tu dire sur l’implication des agricultrices ?

Laurence Lyonnais – Du côté des organisations paysannes minoritaires, on ne souhaitait pas adopter les mêmes modes de mobilisation, se fondre dans la masse des tracteurs et gros engins qui conduisaient à voir surtout beaucoup de têtes masculines. Et il faut souligner que les deux victimes mortelles ont été deux femmes.

Elles ont pourtant été très présentes mais moins visibles alors qu’elles représentent 25% des chef·fes d’exploitations et une part importante des salarié·es du monde agricole. Malgré tout, elles restent minoritaires dans l’accès au foncier et sont souvent très désavantagées par rapport aux hommes : aujourd’hui, quand une femme veut s’installer on se demande encore si son mari est présent ou si son frère va l’aider et ce d’autant que tout ce qui concerne l’accès à des droits tels que le niveau des allocations du congé maternité ou parental, n’est toujours pas totalement acquis. Des droits conquis pour le reste de la société arrivent toujours avec retard pour les agricultrices. Dans le monde agricole, il subsiste un impensé et une invisibilisation du travail des femmes, des enfants et des retraités alors même qu’il y a peu de fermes qui peuvent tourner sans ça. Mais elles sont présentes dans la mobilisation, d’autant que ce sont les femmes qui restent assignées à la paperasse, à l’empilement administratif. Autrefois les hommes seraient sortis tandis que les femmes auraient géré l’exploitation, mais ça n’a pas été le cas cette fois, elles étaient bien présentes même si moins « en avant ». A noter d’ailleurs que ce sont les syndicats minoritaires qui ont le plus de femmes porte-parole en leur sein.

Contretemps – Quelles sont les perspectives du mouvement à ce stade ?

Laurence Lyonnais – Pour celleux qui soutiennent une agriculture paysanne, agroécologique et internationale, c’est un échec. Mais en réalité, rien n’est réglé sur les questions de fond : il y a un espace pour les revendications et les discours autour de cette question de la mainmise des grands groupes, les revenus paysans, et les conditions dans lesquelles on assure cette vocation alimentaire. C’est sur ce point précis que résident des ferments puissants d’unification et de massification d’un mouvement qui dépasserait les seuls agriculteurs-trices.

Le mouvement a été marqué une véritable adhésion populaire : nous, on a organisé un marché paysan sur un parking de grande surface et plein de gens sont venus nous voir, se sont intéressé à notre lutte. On peut également s’appuyer sur la proposition de La France Insoumise d’annulation partielle ou totale de la dette, ce qui peut constituer un point d’appui pour les mobilisations à venir : en tous cas, c’est ce qui me donne des raisons de penser que ça va continuer et que peut-être on va réussir à poser les vrais problèmes, d’autant qu’on n’a pas encore eu de documents écrits rendant compte des annonces d’Attal et que les textes existants n’évoquent les aménagements obtenus pour seulement un an, ces aménagements étant pour un certain nombre contraires au droit français ou européen.

L’ensemble des résultats de la mobilisation ne devrait être calé qu’au moment du salon de l’agriculture ou encore en juin, quand les agriculteurs et les agricultrices ne seront plus mobilisables car occupés par leurs récoltes. Mais au-delà, on a constitué des liens avec des étudiant·es et les autres syndicats : on a évoqué de la précarité alimentaire des étudiant·es, ainsi que des mesures structurelles qui n’opposent pas le social et l’écologie.

Attal a jeté des ferments de conflits ultérieurs : on ne peut pas dire aux gens, vous allez recevoir des pesticides mais on va vous interdire de le dénoncer : cela va monter les gens les uns contre les autres.

Par ailleurs, on est en année électorale dans la profession agricole avec un mode de scrutin, des financements publics ou encore une base électorale qui favorisent le syndicat majoritaire : on va donc également porter l’enjeu démocratique qui est très important. Donc, de toutes façons, ça va rebondir : on va voir ce qui se passera au salon de l’agriculture fin février, et ensuite au moment des élections aux chambres d’agriculture en janvier prochain.

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Propos recueillis par Fanny Gallot.

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