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Comme le montre ici Jim Wolfreys, la nouvelle image du FN – devenu RN depuis la première publication de cet article – ne signifie pas que le parti d’extrême droite a changé mais que son programme a pris place parmi les idées dominantes, en particulier à travers sa reprise par les partis et médias dominants. 

Jim Wolfreys est l’auteur de Republic of Islamophobia. The rise of respectable racism in France (Oxford University Press), et de The Politics of Racism (avec Peter Fysh, Palgrave Macmillan UK). 

Presque tous les articles sur le Front national (FN) de Marine Le Pen font référence à la dédiabolisation supposée de son parti. Cette « dé-diabolisation » vise plus la neutralisation des attaques contre le parti que la purification de l’organisation.

Le récit de la dédiabolisation a souvent été fait dans les médias : un parti marginal s’est assagi et a pris sa place dans le paysage politique, en devenant un parti comme les autres. La presse libérale s’est raconté cette histoire depuis des années, en relayant sans discernement les affirmations selon lesquelles le FN se serait débarrassé des « racistes épidermiques » , en écrivant des portraits laudateurs des figures de proue du parti, et en imaginant que Marine Le Pen a pris une position de principe contre l’antisémitisme de son père Jean-Marie. Un article récent décrivait sa nièce, la très raciste et homophobe Marion Maréchal-Le Pen, comme « une star politique. Belle, et fervente catholique. ».

D’ innombrables reportages décrivent la division entre Marine et son père, mais très peu mentionnent le fait qu’un prêt de 6 millions € de Jean-Marie a financé sa campagne présidentielle.

La déclaration récente de Le Pen selon laquelle la France n’avait aucune responsabilité dans la rafle du Vel d’Hiv devrait rappeler à tous ceux qui prennent la dédiabolisation pour argent comptant qu’en ce qui concerne le FN, les apparences sont trompeuses.

Les hommes, les femmes et les enfants détenus au Vél d’Hiv sont ensuite allés dans des camps d’internement français puis à Auschwitz. La rafle est un exemple parmi d’autres de l’engagement actif du régime de Vichy dans l’Holocauste, qui s’est construit sur la base d’une longue tradition d’antisémitisme d’extrême-droite organisé en France. Elle a conduit à la déportation d’environ soixante-seize mille juifs. La police et les autorités françaises ont conduit la rafle, aidés par des membres du Parti Populaire Français (PPF). L’État a refusé de la considérer comme un crime français pendant plus de cinquante ans, jusqu’à ce que le président Chirac reconnaisse la responsabilité de la nation en 1995.

Le Pen a défendu sa déclaration, en disant qu’elle réitérait simplement les positions de l’ancien président François Mitterrand et d’autres représentants de l’État. Bien que ce soit partiellement correct, l’histoire ne s’arrête pas là. Pourquoi la candidate en tête des sondages au premier tour, en particulier une candidate déterminée à lisser l’image de son parti, s’aventure-t-elle sur un tel sujet ?

La polémique est survenue alors que la « droite républicaine » essaie de recadrer le récit national. Le candidats des Républicains François Fillon avait affirmé que la France ne devait pas se sentir coupable envers ses anciennes colonies : elle n’a pas inventé l’esclavage, et essayait simplement de « partager sa culture » avec les peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Nord. Cela fait partie de la stratégie plus large de la droite de se débarrasser de ses « complexes » et d’agir « sans interdits », notamment en réhabilitant le passé colonial de la France.

Le FN a travaillé sur le même projet depuis des décennies. Sa préoccupation, cependant, va au-delà de la désinhibition : le parti veut aussi provoquer. De fait, c’est par cette méthode que Jean-Marie Le Pen a construit sa notoriété, en décrivant l’Holocauste comme un « détail » de la Seconde Guerre mondiale, en faisant des « jeux de mots » sur les fours crématoires, et en affirmant que l’occupation nazie de la France n’« avait pas été particulièrement inhumaine ». En défendant le régime de Vichy, Marine Le Pen réagissait au contexte politique d’aujourd’hui, dans lequel le FN doit se positionner par rapport à une droite traditionnelle de plus en plus radicale. Mais à chaque fois que le Front National parle de cette période de l’histoire française, il rappelle ses propres traditions et origines, associées à l’antisémitisme et au négationnisme, à la collaboration, au racisme, au colonialisme et au fascisme.

Les racines fascistes du Front National

La grande majorité des universitaires et des journalistes qui ont écrit sur le Front national ont évité de donner une réponse explicite à une question : comment et quand le FN a-t-il cessé d’être fasciste ? Leurs réponses implicites se divisent en deux catégories. Certains considèrent que le fascisme a été un phénomène unique, pendant la période de l’entre-deux-guerres, en excluant la possibilité d’une formation fasciste contemporaine.

D’autres soulignent la nouvelle image « respectable » de l’organisation. Les deux explications ont en commun une indulgence fondamentale envers la démocratie libérale. Ayant vaincu le fascisme et éradiqué les conditions de sa résurgence, le libéralisme peut désormais absorber et domestiquer tous les défis « extrémistes ». Ceci permet d’expliquer l’empressement à accepter le récit de la dédiabolisation.

Lorsque le FN a été fondé en 1972, la direction du parti se composait d’anciens miliciens, d’anciens officiers Waffen-SS, d’anciens combattants de la lutte contre l’indépendance algérienne, et de militants d’organisations couvrant toute l’histoire du fascisme français, depuis le PPF jusqu’à des groupes nationalistes révolutionnaires d’après-guerre comme Jeune Nation et Ordre Nouveau. Même sans compter ceux qui ont carrément combattu pour la division Charlemagne de la Waffen-SS — la dernière à défendre le bunker d’Hitler — il serait difficile de trouver un groupe avec des liens plus directs avec la tradition fasciste.

Les dirigeants d’Ordre Nouveau qui ont fondé le FN avaient une vision claire : ils voulaient remettre le fascisme en selle. Nous le savons parce que, pendant plus d’une décennie, les protagonistes ont fait beaucoup d’efforts, dans divers livres et publications, pour analyser comment le nationalisme révolutionnaire pourrait se reconstruire après la guerre. Une formule a résumé le consensus : les circonstances ont changé, et si la flamme fasciste doit brûler à nouveau, « elle ne peut pas brûler de la même façon. »

Beaucoup des fondateurs du FN, comme l’ancien bras droit de Jean-Marie Le Pen François Duprat , avaient été membres de Jeune Nation. Dominique Venner, ancien membre de l’Organisation Armée Secrète (OAS), qui a mené une campagne terroriste contre l’indépendance algérienne, était un dirigeant du groupe. Ses disciples comparaient l’analyse de Venner des perspectives du nationalisme révolutionnaire au Que faire ? de Lénine.

En 1958, Jeune Nation a recommandé à ses membres de ne pas effrayer les nouvelles recrues ou les jeunes avec des sujets qui pourraient les choquer. Par exemple, ils ne devaient jamais aborder le « problème métèque (…) avec comme perspectives le four crématoire ou la savonnette, et cela quelles que soient les mesures que nous aurons à prendre lorsque nous serons au pouvoir. » Il était conseillé aux militants d’expliquer que la révolution de Jeune Nation ferait payer un lourd tribut aux ennemis de la nation, mais qu’il n’était pas besoin d’indiquer que cela entraînerait des dizaines de milliers de morts. Cela fait quelques temps que l’extrême-droite se dédiabolise.

Ces analyses d’après-guerre ont jeté les bases du Front national. Les nationalistes révolutionnaires allaient devoir s’adapter à de nouvelles circonstances. Leur politique était définie par ses objectifs, non par ses moyens. L’identification avec Hitler et les régimes de Mussolini ne les mènerait nulle part. La gauche représentait une menace moins grave dans la période d’après-guerre ; l’Etat était devenu plus fort et l’économie plus stable. Tout ceci rendait la société moins polarisée.

Les mobilisations armées ne pouvaient plus conduire au pouvoir. Les militants d’extrême droite devaient montrer qu’ils pouvaient diriger — plutôt que renverser — l’État moderne. Il leur fallait sortir de leur « ghetto » et recruter dans des couches larges de la population. Un front électoral leur permettrait de toucher des partisans périphériques et de « les transformer à notre image. »

Victor Barthelémy était secrétaire général du parti au milieu des années 1970. Ancien communiste, il avait travaillé pour le Komintern dans les années 1920 avant de devenir un membre éminent du PPF de Jacques Doriot. Il occupait le poste de secrétaire général, lorsque des centaines de ses membres ont pris part à la rafle du Vel’ d’Hiv. Après la guerre, il a aidé à diriger la revue fasciste Défense de l’Occident avec Duprat et Maurice Bardèche, tout en travaillant en étroite collaboration avec Le Pen sur l’ Algérie et pour la campagne électorale de 1965. Barthélemy a travaillé avec Duprat pour établir la structure du FN, en la basant sur le modèle du PPF : un parti centralisé complété par des organisations satellites.

A l’instigation de Duprat, la plate-forme du Front s’est focalisée sur l’immigration, en insistant sur les questions économiques et sociales plutôt que sur des questions de pureté raciale. L’organisation se présentait comme la droite sociale, populaire et nationale. Comme Nicolas Lebourg et Joseph Beauregard l’ont montré, Duprat a trouvé les slogans de Le Pen: « Les électeurs préféreront toujours l’original à la copie » et « Un million de chômeurs, c’est un million d’ immigrés de trop ! », inspiré par les nazis[1].

Jean-Marie Le Pen reconnaissait franchement que le parti réunissait des courants qui avaient historiquement constitué l’extrême droite française, depuis les nationalistes révolutionnaires jusqu’aux royalistes.

Duprat lui-même ne croyait pas qu’une révolution nationaliste était immédiatement à l’ordre du jour, mais il pensait que le Front représentait la meilleure façon d’aller dans cette direction. Comme Bardèche, il a joué un rôle majeur dans la promotion du négationnisme, en publiant la traduction du livre du britannique Richard Verrall, membre du National Front, Six millions de morts le sont-ils réellement ?

Dédiabolisation

L’élection de 2002 a été un tournant important dans le développement du FN. Jean-Marie Le Pen s’est qualifié pour le second tour, où il fut nettement battu par Jacques Chirac. Deux trajectoires distinctes mais qui se sont mutuellement renforcées ont suivi cette élection : la radicalisation de la droite classique et la soi-disant dédiabolisation de l’extrême-droite.

Les proches de Chirac ont vu sa victoire écrasante comme un « mai 68 de droite » et étaient impatients d’en tirer parti. Ils ont cru qu’ils pouvaient s’approprier la laïcité, jusque-là un sujet de gauche. Chirac a mis en place une commission dont les délibérations ont mené à la loi de 2004 qui a interdit le voile à l’école, en institutionnalisant une spirale islamophobe qui ne connaît pas de répit, comme l’a montré la ridicule interdiction du burkini l’été dernier.

Nicolas Sarkozy est devenu la figure politique dominante de la première décennie du nouveau siècle. Certains ont prétendu que sa victoire présidentielle de 2007 avait montré qu’il avait neutralisé le FN en occupant son terrain. En fin de compte, cependant, son racisme hyperactif, autoritaire a simplement légitimé le Front, en ouvrant la voie à sa résurgence en 2012. Le Front, quant à lui, a très mal pris la défaite de 2002. Le parti n’a pas réussi à franchir la barrière des 20 % au deuxième tour, et a obtenu de mauvais résultats lors de l’élection de 2007. Certains membres de la direction ont considéré que l’image de Jean-Marie Le Pen posait problème. Quand Marine Le Pen a pris le contrôle du parti, elle a fait de la dédiabolisation l’axe de son orientation, en expulsant certains éléments fascistes et prenant ses distances avec l’antisémitisme explicite de son père. Mais ce changement de rhétorique doit être considéré dans son contexte. Depuis 2002, l’intensification de trois processus a changé les coordonnées de la politique française.

Tout d’abord, le Parti socialiste (PS) a adopté un programme sécuritaire. La France est en état d’urgence permanent depuis la fin 2015. Quand un gouvernement socialiste pousse à intégrer l’état d’urgence dans la constitution et à déchoir de la nationalité française les personnes reconnues coupables de terrorisme, l’autoritarisme draconien du FN — et la menace qu’il fait peser sur la démocratie — n’apparaît plus si dangereux.

En second lieu, la droite classique s’est radicalisée. Incapable d’obtenir un soutien enthousiaste pour ses politiques économiques néolibérales, Sarkozy s’est concentré sur les questions qui ont fait monter le FN : identité nationale, sécurité, immigration et islamophobie. Le développement d’un autoritarisme social radical parmi les électeurs traditionnels de droite s’est exprimé particulièrement nettement au cours des mobilisations contre le mariage homosexuel en 2013, mais aussi à travers la montée des attitudes racistes parmi les électeurs de droite et une disponibilité accrue pour le vote FN au deuxième tour.

Enfin, la laïcité a été transformée en outil sectaire, rendant respectable le racisme, et en particulier l’islamophobie. Au-delà du discours de haine, cette évolution vient renforcer les thèmes classiques de la propagande du FN : identification d’un ennemi intérieur qui doit être isolé et réprimé ; stigmatisation des immigrants et de leurs descendants dans des termes culturels-religieux plutôt que raciaux ; désignation des banlieues comme « territoires perdus » habités par des terroristes potentiels, inassimilables, sans foi ni loi, antisémites et misogynes.

Ainsi que l’a souligné Robert Paxton, les thèmes sont moins importants pour les organisations fascistes que leur fonction. La droitisation du champ politique a validé de vieilles caractéristiques de l’idéologie de l’extrême-droite française, mais pas nécessairement dans leur forme originale. Parmi celles-ci, un sentiment de déclin national qui nécessite une régénération grâce à un pouvoir fort et la suspicion envers une « anti-France », des éléments non fiables et indisciplinés, inféodés à une puissance étrangère, ce qui nécessite une vigilance et une répression constante. Nous devons comprendre la distance que le FN a pris avec l’antisémitisme dans ce contexte : quand la stigmatisation et de l’isolement des musulmans repose en partie sur leur désignation comme antisémites, le FN n’a aucun intérêt à affaiblir cette idée.

Dans cet environnement qui va vers la radicalité, le FN, aidé par des médias indulgents, a été en mesure de créer l’illusion de la modération. Ainsi que l’a montré Nonna Mayer, alors que les attitudes racistes parmi les électeurs de droite sont en hausse, leur radicalisation est largement devancée par celle des sympathisants FN. Plus de huit sympathisants FN sur dix se décrivent comme racistes, les trois quarts ont une vision négative des musulmans, plus de la moitié expriment un « niveau très élevé de préjugés antisémites », et un tiers refuse de considérer les Juifs comme des citoyens à part entière et n’ont pas d’objection à l’expression « sale Juif ». De fait, l’antisémitisme a augmenté sous la direction de Marine Le Pend dans ce noyau dur de l’électorat FN. Si c’est ça la dédiabolisation, à quoi rassemblerait la radicalisation ?

Le FN a prospéré grâce à des développements plus larges, parmi lesquels le retour des mythes de la guerre froide visant un « ennemi intérieur » et la réactivation d’attitudes coloniales dépeignant un « autre » inassimilable, les deux alimentant des politiques sécuritaires. Bien sûr, l’État-nation s’est toujours défini par ce qu’il exclut, en ayant recours à des paniques morales et à la création d’ennemis de l’intérieur afin d’affirmer son autorité en temps de crise. Ce qui a changé dans la politique française moderne, c’est le consensus autour de la sécurité et de la laïcité.

En défendant une forme réactionnaire de la laïcité qui exclut les musulmans, la droite classique a permis à Marine Le Pen d’endosser un costume républicain crédible, créant ainsi des possibilités infinies pour son parti de pousser à une plus grande discrimination contre les musulmans.

En 2017, le premier débat présidentiel entre les cinq principaux candidats a souligné le piège dans lequel sont tombées des parties importantes de la gauche en s’adaptant à cette dérive. Le candidat de la gauche radicale — le nationaliste républicain Jean-Luc Mélenchon — a rappelé qu’il avait soutenu la loi de 2004 sur les signes religieux ostentatoires à l’école. Il a ensuite essayé de s’opposer à Le Pen au sujet son projet d’interdiction du hijab dans la rue. Voulait-elle que la police examine ce que tout le monde portait ? La réponse de Le Pen a mis en évidence la portée que l’adaptation républicaine a donné à l’escalade islamophobe : « Mais on l’a fait à l’école ! »

Pour le FN, si le racisme et le nationalisme autoritaire peuvent être affirmés sous une forme républicaine respectable, pourquoi le faire d’une autre façon ?

La « catastrophe du XXe siècle », comme l’a écrit Domenico Losurdo, n’a pas été « une nouvelle invasion barbare qui a attaqué et submergé de façon inattendue une société heureuse et en bonne santé. » Le fascisme s’est développé dans une période de confrontation politique de masse, de guerres, de révolutions et d’expansion coloniale. Il s’est adapté pour remplir l’espace disponible. Ses uniformes, son élitisme, son anti-égalitarisme, ses notions de hiérarchie raciale, et, plus tard, ses camps de concentration et d’exterminations de masse, ne sont pas tombés du ciel — ils se sont basés sur l’héritage de domination impériale et coloniale que la démocratie libérale avait déjà normalisé.

Le fascisme n’est pas apparu avec une essence complète ou une idéologie fixe. Sa politique s’est forgée en rapport avec ses rivaux et avec les circonstances. Ainsi que l’a montré Michel Dobry, le fascisme ne se contente pas d’exister, il se développe. Aujourd’hui, le FN est en train de faire précisément ce que le milieu fasciste d’après-guerre s’est donné comme tâche dans les années 1970 : adapter l’héritage fasciste à l’espace dont il dispose, s’adresser à un large éventail d’électeurs, puis « les transformer à notre image. »

Les réseaux associatifs et les milieux sociaux qui façonnent la culture interne du FN, où les députés et les maires côtoient des membres de groupes d’extrême droite tels que le Bloc Identitaire et le Groupe Union Défense (GUD), facilitent ce processus. Le Rassemblement Bleu Marine (RBM), une organisation satellite du FN, permet au parti d’entretenir des relations non seulement avec des personnalités connues comme Gilbert Collard et Robert Ménard, mais aussi avec des monarchistes, des nationalistes révolutionnaires et identitaires opérant dans l’orbite du parti. Parmi les candidats du RBM on a pu voir des membres du groupe laïque réactionnaire, Riposte Laïque, qui propose une « Islamectomie » pour la population musulmane de France.

Quel type de danger ?

En 2013, l’ancien dirigeant de Jeune Nation Dominique Venner s’est suicidé à Notre-Dame de Paris, en évoquant la menace pour la civilisation française posée par le mariage homosexuel et le « grand remplacement », une théorie populaire à l’extrême droite selon laquelle la population européenne blanche est en cours de remplacement par des immigrés musulmans. Marine Le Pen a réagi à sa mort avec un tweet : « Tout notre respect à Dominique Venner dont le dernier geste, éminemment politique, aura été de tenter de réveiller le peuple de France. »

Le FN n’a pas de branche armée et ne peut pas mobiliser des centaines de milliers de personnes dans les rues. Est-ce que cela veut dire qu’il ne représente aucune menace pour la démocratie ? Ou simplement que, comme ses fondateurs, le parti ne croit pas que la voie vers le pouvoir exige une forme d’organisation capable de rivaliser avec l’État ?

Après la première percée électorale du FN dans les années 1980, beaucoup ont exprimé des préoccupations au sujet du danger d’un président FN ayant accès aux divers aspects autoritaires de la Cinquième République. Le plus inquiétant est l’article 16, qui accorde au président le droit de prendre des « mesures exceptionnelles » lorsque les institutions et le territoire français sont considérés comme menacés.

Ces dangers sont beaucoup plus importants aujourd’hui. L’état d’urgence en cours donne à la police le droit de mener des perquisitions, de saisir des données, et de placer des personnes en résidence surveillée sans autorisation judiciaire. Des manifestations peuvent être interdites, des couvre-feux imposés, des institutions fermées, et des médias censurés. Des groupes de défense des droits de l’homme ont averti que ces restrictions excessives et disproportionnées conduisent à un « Etat sécuritaire permanent. »

L’idée de la dédiabolisation a obscurci la menace posée par le FN dans un climat où ceux qui mettent l’état d’urgence en œuvre sont eux-mêmes dans un processus de radicalisation. L’an dernier, les policiers sont descendus dans la rue pour exiger plus de protection, plus de sécurité et plus de ressources. Ils ont également reçu des critiques sévères du fait de leur réponse particulièrement violente aux manifestations contre l’impopulaire loi travail. Cette année, un certain nombre de blessures et de morts causées par des policiers ont renforcé le sentiment que la police pense pouvoir agir en toute impunité.

L’avocat d’un policier accusé d’utiliser sa matraque pour violer un jeune homme noir — une agression si violente que la victime a eu besoin d’une intervention chirurgicale majeure sur une plaie de dix centimètres dans son rectum — a affirmé que la matraque était entrée dans son anus « par accident. » Une enquête de police n’a trouvé aucune preuve substantielle de viol. Dans une interview télévisée sur les conflits entre la police et les jeunes des minorités, un représentant syndical a déclaré que l’épithète raciste bamboula était « à peu près convenable. » Plus de la moitié des policiers vote pour le Front National.

Certains membres et sympathisants du FN pensent qu’une crise à venir nécessitera l’intervention d’une force autoritaire sous la forme de leur parti. D’autres pensent qu’ils peuvent gagner le pouvoir par les institutions existantes, en forgeant des alliances avec les éléments de la droite traditionnelle socialement autoritaires et en voie de radicalisation. Ces tensions font partie du processus de développement du parti et de celui de l’extrême droite en Europe.

En Italie, l’acceptation par Gianfranco Fini d’alliances avec la droite classique a mené en fin de compte à l’absorption de l’Alleanza Nazionale dans le système des partis, malgré les fortes allégeances fascistes parmi les membres de l’organisation. Le Front résistera probablement à de telles alliances, en conservant sa crédibilité en tant qu’alternative autoritaire à la politique dominante et en conservant à la fois le potentiel de radicalisation et d’absorption.

Ce processus de développement, combinant la respectabilité avec un statut d’outsider, peut être interrompu ou perturbé par divers facteurs, notamment les actions de ses adversaires. Pour être efficaces, celles-ci devront aller beaucoup plus loin que les appels abstraits au sentiment antiraciste et aux valeurs de la République.

Cet article a été publié initialement sur Jacobin.

*

Traduction par Sylvestre Jaffard. 

Notes

[1] Nicolas Lebourg,Joseph Beauregard, François Duprat, l’homme qui réinventa l’extrême-droite de l’OAS au Front National, Paris, Denoël, 2012.

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