Cigale ou fourmi, intermittent·e·s ou permanent·e·s : hé bien, dansez maintenant !
Nous publions ici un « témoignage pour la défense de la permanence de l’emploi dans la danse », par Tristan Ihne[1].
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Depuis la fin des années quatre-vingt jusqu’au début des années 2000, le nombre de danseurs•euses professionnels•elles en France a beaucoup augmenté. Les effectifs intermittents ont triplé, tandis que les effectifs permanents, répartis sur treize institutions sont restés stables[2]. Selon le ministère de la Culture, cette croissance fut « portée par une augmentation sensible de l’offre d’emploi dans le secteur chorégraphique, elle-même liée à une progression des subventions publiques accordées à la danse ». Pourtant, dans l’ouvrage Vivre et survivre sur le marché de la danse, les autrices apportent une nuance à ce constat, et révèlent que : « Les danseurs qui travaillaient en moyenne 95 jours par an en 1987, ne travaillent plus en 2004 que 59 jours ».
Depuis, les effectifs intermittents sont en très légère hausse tandis que le nombre d’artistes permanents•es est en baisse constante[3]. Depuis la fin des années quatre-vingt-dix, ont notamment disparu les équipes permanentes des CCN de Roubaix (23 permanents en 2001 au Ballet du Nord), de la Rochelle (10 permanents en 2001) ou encore Montpellier (6 permanents en 2001). On compte aujourd’hui un peu moins de 5000 artistes chorégraphiques indemnisés•es au régime des intermittents•es et un peu moins de 500 artistes chorégraphiques permanents•es ou équivalents temps plein.
Je travaille en tant que danseur au Centre Chorégraphique National (CCN) Ballet de Lorraine. Les CCN sont des associations loi 1901 subventionnées à 80 % par des fonds publics. En 2007, lorsque j’ai rejoint ce ballet, nous étions trente-trois danseurs et danseuses permanent•es, nous sommes aujourd’hui vingt-deux. On pourrait penser que l’emploi permanent n’est pas adapté à ce que devient la danse. Certains•es considèrent que les ballets ne sont là que pour faire vivre un patrimoine, un peu comme un musée. Le discours, très prégnant dans les hautes sphères, associant modernité et flexibilité, qui a accompagné les dernières réformes du code du travail serait donc particulièrement approprié dans le domaine de la danse.
C’est faux. S’il est louable que les formes se diversifient et que de la place soit faite hors et dans les institutions, notamment par des subventions allouées directement à des compagnies indépendantes et par le dispositif d’accueil studiofaisant partie des missions des CCN, la précarisation et l’atomisation des danseurs•euses n’est pas plus nécessaire que souhaitable.
Je suis un artiste en poste permanent, mais je fréquente énormément d’artistes intermittent•es. Beaucoup de chorégraphes font une exception ou une première expérience en venant travailler avec le CCN – Ballet de Lorraine, car leur milieu est plutôt celui de l’intermittence et non des compagnies permanentes.
Selon moi, l’opposition entre ces deux milieux est fondée sur des a priori et sur un manque de porosité. Les CCN sont quelque peu isolés en régions. À Nancy, les occasions de voir des spectacles de danse qui ne soient pas ceux du CCN – Ballet de Lorraine sont plutôt rares. Pour des raisons logistiques, c’est souvent lorsque nous sommes en tournée que des compagnies indépendantes viennent en accueil studio. Beaucoup d’intermittents•es vivent en région parisienne, car c’est là qu’ils•elles travaillent.
L’emploi permanent ne représente en rien un frein à l’évolution de la danse et du métier de danseur•euse. C’est tout le contraire et il doit être renforcé. Le salaire à vie développé par Bernard Friot ouvre des possibilités intéressantes, mais révèle aussi des limites dans son application, car pour être satisfaisant, il doit être étendu à l’ensemble de la population. impliquant une sortie totale du capitalisme. Est-ce qu’un tel renversement est possible par la seule extension progressive la Sécurité sociale ?
Les droits sociaux des danseurs•euses doivent être développés, mais il ne faut pas nous contenter de renforcer le filet de sécurité qui accompagne la précarisation des emplois. Maintenir une continuité de revenu, avoir parfois la possibilité de refuser un emploi, cela ne correspond pas réellement à un empouvoirement. La question du pouvoir doit être posée. Ce n’est pas précarisé•es et atomisé•es que nous pourrons prendre part aux décisions qui nous concernent. Ce qu’il faut étendre, pour les artistes chorégraphiques, mais aussi pour l’ensemble des travailleurs•euses, c’est la possibilité de décider quand, comment, pourquoi et pour qui on travaille.
Intermittents•es contre permanents•es ?
Quand on est militant syndical, on doit régulièrement rappeler qu’être “intermittent•e du spectacle” n’est ni un métier, ni un statut, mais un régime spécifique au sein de l’assurance chômage. Ce “statut” d’intermittent•e du spectacle a la vie dure et va avec l’idée que travailler dans une compagnie permanente ou être “freelance[4]” serait quasiment deux métiers différents. Des artistes travaillant avec de multiples employeurs tendent à se définir comme “intermittents•es” avant ou au lieu, de se dire “artistes (interprètes)”.
Au CCN – Ballet de Lorraine, nous sommes vingt-deux danseurs et danseuses pour la majorité en CDI. Il y a quatre personnes en CDD, mais il ne s’agit pas d’extras en renfort ponctuellement. Ils•elles font partie d’un effectif permanent et signeront, a priori, un CDI après un ou deux CDD. Personne n’est engagé pour une seule production. En douze ans dans cette compagnie, j’ai vu des collègues y terminer leur carrière, d’autres sont parti•es pour rejoindre une autre compagnie et quelques un•es sont parti•es, au fil des années, pour “devenir intermittent•e”.
Selon une vieille idée, véhiculée dès l’enseignement de notre discipline, nous aurions d’un côté des artistes qui choisissent des projets dans lesquels ils•elles souhaitent s’investir, travailler. De l’autre, nous aurions des fonctionnaires, des exécutants•es. N’ayant pas leur mot à dire sur la programmation d’une saison, ils•elles ne feraient que subir les choix d’une direction. Ils•elles seraient donc, de manière générale, peu investis•es dans leur travail, car ils•elles subiraient des choix qui ne seraient pas les leurs.
Par ailleurs, une structure avec des emplois permanents serait, selon cette même vieille idée, un lieu stérile. Les horaires sont stricts, tout est réglementé et cela contraindrait la magie de la création artistique. L’artiste, s’il•elle est inspiré•e, ne regarderait pas l’heure. L’artiste n’aurait pas besoin d’un sol homologué pour danser, il•elle se jette sur le béton. Le•la fonctionnaire refuserait de danser s’il fait trop froid dans le théâtre, le•la fonctionnaire refuserait de laisser une répétition dépasser de cinq minutes.
Le tableau que je peins ici est caricatural. Ces clichés se retrouvent dans toutes les institutions, ont cours et se renforcent, du fait notamment d’une trop grande séparation dans le travail (et physiquement, dans les institutions) entre travailleurs•euses permanents•es et intermittents•es et de difficultés de communication de part et d’autre. Il s’agit de stéréotypes bien présents qui accompagnent l’idéologie suivante : la précarité est non seulement inéluctable, mais elle serait même souhaitable. Plus on a de bonnes conditions de travail, moins on est un•e artiste. Et à l’inverse, être artiste c’est se jeter dans le vide, tout risquer, tout sacrifier. Non seulement la victoire n’en serait que plus belle, mais de toute façon il n’y a pas d’autre chemin. Certaines directions musicales vont même jusqu’à affirmer avec aplomb que l’emploi permanent est une atteinte à la liberté artistique.
Tout ceci est faux. Un•e artiste “freelance” n’est pas libre, il•elle ne suit pas ses désirs. Déjà, on peut se demander si ses désirs sont bien les siens, mais de plus, refuser du travail est rarement une option Le régime des intermittents•es permet de vivre avec la discontinuité de l’emploi, de vivre ainsi plus facilement que dans d’autres pays. Par exemple, de nombreux•euses danseurs et danseuses professionnelles freelance cumulent plusieurs emplois aux USA. Un ami danseur, venu assister des chorégraphes sur des créations en Europe, travaille en temps partiel comme banquier à New York pour pouvoir (sur)vivre. Ce régime permet donc, en France, de se consacrer au métier de danseur•euse. Il assure une continuité de revenus, même dans les périodes sans emploi.
C’est une très bonne chose, mais aujourd’hui en France, les danseurs et danseuses travaillant en intermittence ne choisissent pas pour autant librement comment et avec qui ils et elles vont travailler. S’il est vrai qu’une plus grande souplesse accompagne les conditions de travail des intermittents, c’est moins parce qu’ils•elles sont de “vrais” artistes, que parce que la relation avec l’employeur•euse / chorégraphe est telle qu’il est délicat de réclamer des horaires précis, des pauses régulières, un sol homologué, etc. Cette souplesse existe dans les institutions, mais elle n’est pas considérée comme acquise et un dialogue doit s’ouvrir avec les salariés•es pour, par exemple, déplacer une pause, danser sur du béton, etc.
En douze années passées dans la même structure, j’ai travaillé chaque saison avec jusqu’à six chorégraphes invité•es différent•es. Cette structure est largement subventionnée (80 %) et sa mission centrale est la création. La diffusion fait également partie de nos missions, mais n’ayant “que” 20 % de recettes propres à faire, la pression commerciale est relativement atténuée. Ces conditions, sans vouloir les idéaliser, permettent des prises de risques. Elles permettent aux danseurs•euses de se consacrer à leur travail et non pas à un autre objectif qui est celui de vendre leur force de travail. Notre structure peut se consacrer à la création et la représentation de spectacles et un peu moins à leur vente.
Si certains considèrent que le confort tue l’artiste, je suis au contraire convaincu que c’est la compétition prédatrice qui le tue. La majorité des danseurs et danseuses sont d’accord : les auditions représentent le pire aspect de notre travail. Je les déteste viscéralement. Ne pas avoir un emploi permanent, c’est être continuellement en audition. En audition, notre travail, notre objectif, n’est pas de danser, il est d’être choisi•e. Sans compter que, même quand on décroche un contrat suite à une audition, on vit souvent le travail lui-même comme une audition qui nous permettra d’être repris•e sur la création suivante, ou repéré•e pour autre chose. Bref, on n’en finit pas de vivre au futur.
Une idéologie toute libérale et capitaliste tend à nous faire croire que la compétition et la pression à “être choisi•e” sont justement la condition pour se dépasser sans cesse. Si on n’avait plus cette épée de Damoclès au-dessus de la tête, alors on cesserait de chercher à se dépasser, on se reposerait sur sa technique jusqu’à ce qu’elle décline peu à peu. Mais selon ce point de vue, l’artiste permanent•e ne serait pas frustré•e de voir son niveau diminuer, puisqu’il•elle ne tiendrait qu’à percevoir son salaire, qui tomberait de toute façon tous les mois.
L’artiste soumis•e à la compétition n’en est pas augmenté•e, il•elle n’est pas plus artiste que celui•celle qui est libéré•e de la compétition, au contraire, puisqu’il•elle a deux jobs : danser et être choisi•e. On fait mieux une chose quand on peut pleinement s’y consacrer. Il en va de même au niveau de la création. Créer une pièce et créer un produit compétitif sont deux objectifs distincts potentiellement conflictuels. Une structure avec des emplois permanents n’est pas un lieu poussiéreux incapable d’innover. C’est au contraire dans de telles conditions que l’on peut explorer, expérimenter, être à l’avant-garde, prendre des risques artistiques sans risquer son avenir professionnel.
Bien entendu, tout•e salarié•e permanent•e n’est pas nécessairement heureux•se et en adéquation totale avec le travail qu’on lui demande de faire. Mais faire le choix de la sécurité, garder un job alors qu’on n’est pas réellement heureux•se, intéressé•e, ne constitue jamais un objectif ultime. C’est parce que ce qui semble s’offrir comme alternative serait pire qu’on en vient à se résigner, à garder un job qu’on n’aime pas. Pour que les artistes, et à vrai dire tout individu, soient investi•es dans leur travail, qu’ils•elles trouvent du sens dans ce qu’ils•elles font, il faut augmenter leur sécurité d’emploi et de revenu.
Il faut pouvoir changer d’emploi sans risquer de tout perdre. C’est au contraire la précarité ou la peur de la précarité qui nous met dans des situations où l’on subit un emploi pour lequel on n’éprouve pas de réel intérêt. La flexibilisation du travail que les gouvernements libéraux nous imposent depuis des années est subie et non choisie. Dans les périodes de plein emploi, les gens passaient de compagnie en compagnie avec des contrats longs.
Par ailleurs, le Code du travail n’est pas un monstre qui aurait échappé au contrôle de ses auteurs•rices, empêchant tout le monde de travailler, bridant la création. Il permettait déjà, avant la loi travail, une marge de négociation, simplement cette négociation était un peu moins asymétrique que celle qui existe entre un•e salarié•e isolé et un employeur.
Est-ce que l’idéal c’est de pouvoir choisir ?
Est-ce un problème, pour un•e chorégraphe, de ne pas pouvoir choisir l’ensemble des personnes avec qui il•elle travaille ? Pas nécessairement. Pour choisir parmi deux personnes compétentes pour un seul job, il existe d’autres recours que la mise en compétition. Établir qui est le•la meilleur•e n’est pas la même chose qu’établir qui est compétent•e. Pour les départager, on peut par exemple prendre en compte les disponibilités, répartir le travail, privilégier la proximité géographique pour éviter des voyages inutiles, etc. Et si aucun critère ne permet de départager les deux candidats•es, un tirage au sort ne me semblerait pas moins pertinent qu’une mise en compétition.
Tous les deux ans, la direction du CCN – Ballet de Lorraine donne l’opportunité aux danseurs et danseuses de présenter leur propre travail, de chorégraphier une pièce. À cette occasion, nous avons vingt-six danseurs et danseuses à notre disposition (avec du temps et des studios bien sûr). J’ai saisi cette opportunité à quatre reprises[5]. J’ai parfois choisi les danseurs et danseuses que je préférais, parfois laissé les danseurs•euses choisir si mon projet les intéressait. Lors de la dernière édition, j’ai voulu travailler avec tout le monde. Je suis parti du principe que tout le monde avait (amplement) les compétences. Alors que cela peut sembler idéal que de pouvoir choisir, cette situation imposée s’est avérée, sinon idéale, du moins vraiment intéressante. J’ai dû faire un effort particulier pour expliquer mon projet, expliquer les tâches de recherche, emmener les gens avec moi. Ce fut une expérience très différente des fois où j’ai, par exemple, choisi seulement deux personnes dont je suis proche. Au lieu de me reposer sur des affinités ou des visions et esthétiques communes, j’ai dû définir clairement et plus objectivement ce que je recherchais. Ce fut très enrichissant.
Cela peut sembler froid, en tant qu’interprète, on peut se sentir comme un pion interchangeable qui n’a pas été spécifiquement choisi. Mais en établissant comme point de départ la compétence de tous et toutes, lorsqu’une difficulté survient, ce n’est pas le casting et donc les individus qui sont remises en question. Le•la chorégraphe doit reformuler et se remettre en question. Un dialogue s’ouvre et l’issue peut s’avérer surprenante et enrichissante.
Le chorégraphe Miguel Gutiérrez, venu faire une création avec notre compagnie, a clairement adopté cette approche. Il a présumé et établi la compétence totale de tous et toutes pour son projet. J’ai été très impressionné de voir des collègues que j’aurais cru très réfractaires à certaines esthétiques ou, par exemple, à la nudité, adhérer petit à petit au projet et s’y investir de leur mieux. Il ne nous a pas choisi•es, la question ne s’est même pas posée, pourtant cette expérience fut tout sauf froide et impersonnelle et, au contraire, s’est même avérée particulièrement inclusive.
Si nous sommes toutes et tous compétents•es, nous ne sommes pas pour autant identiques. Il y a des choix qui sont parfois faits, il y a des sélections. Mais ces sélections ne remettent pas en jeu notre place dans la compagnie. Si certains•es dansent plus que d’autres, personne n’est “au placard”. Si une forme de compétition peut parfois prendre place, elle n’est pas prédatrice. C’est-à-dire qu’elle n’exclut pas les “perdants•es” de la compétition. De plus, cette sélection n’est pas figée. Dans les compagnies de danse, les œuvres restent généralement plusieurs années au répertoire et sont présentées plusieurs fois. Dans ma carrière, il y a de nombreuses pièces que j’ai finalement dansées alors que je n’étais pas le premier choisi.
Ce roulement possible est une autre force des compagnies permanentes. Il permet d’assurer les spectacles en cas de blessure. Il permet de soulager les danseurs•euses lors d’une série intense de spectacles. Lorsqu’une équipe se forme temporairement autour d’un projet, il est devenu rare que des remplaçant•es ou un roulement de plusieurs distributions soit prévu. Ceci est, en partie, dû à une temporalité spécifique. Préparer deux distributions prend du temps et coûte de l’argent. Dans une compagnie permanente, le travail s’organise sur toute la saison.
Dans une même journée vont s’articuler un atelier avec un•e professeur•e invité•e, une création avec un•e chorégraphe, des répétitions de pièces du répertoire en vue d’une tournée, etc. Dans les compagnies permanentes, il y a plusieurs studios. Lorsqu’un•e danseur•euse n’est pas sollicité•e par une répétition, il•elle peut travailler sur autre chose ailleurs. Ainsi, petit à petit, des secondes distributions peuvent être formées.
Une compagnie permanente permet également différentes temporalités de création. Pour donner un exemple, l’an dernier, Olivier Dubois a choisi de travailler avec nous les deux mois précédant la première[6]. Ce fut une expérience extrêmement intense durant laquelle nous nous sommes consacrés•es à un seul objectif. Si nous avions dû répéter d’autres pièces en même temps, je ne sais pas si Olivier Dubois aurait pu nous pousser aussi loin qu’il l’a fait. Mais les conditions nous ont rendu•es disponibles physiquement et mentalement.
Pour la production suivante, nous avons travaillé avec Loïc Touzé[7]. Il a choisi de travailler sur des temps plus courts, mais très espacés. Nous passions donc deux semaines avec lui pour ne le retrouver qu’après de longs mois. Finalement, c’est sur plus d’un an que s’est déroulé le processus de création. Les premières sessions consistaient à « semer des graines » que nous devions laisser germer doucement. Ce fut un travail très fin et moins intense physiquement que celui d’Olivier Dubois. Les deux propositions sont très différentes autant dans leurs formes finales que par leurs approches. Avant de reprendre la pièce d’Olivier Dubois, nous savons qu’il faudra mettre en place un programme de renforcement musculaire et une préparation particulière en amont du spectacle. La pièce de Loïc Touzé devra bien sûr être répétée avant d’être rejouée, mais le processus de création, sur un temps très long, a permis d’inscrire des choses profondément et durablement dans nos corps et entre nous. Il est aujourd’hui devenu étonnamment facile de les réactiver.
Le cadre et les conditions de travail jouent un rôle sur les œuvres. Une compagnie permanente permet une grande marge de manœuvre quant à la gestion du temps de création, de répétition, etc. Sans ça, le temps est le plus souvent dicté et subi.
En organisant le travail sur le long terme, on a également la possibilité de penser un parcours cohérent pour les danseuses et danseurs. Il est courant, pour un•e artiste intermittent•e, de travailler plusieurs mois sur un projet d’une faible intensité physique, comme un opéra dans lequel il y aurait beaucoup de figuration, puis d’avoir, directement après, un travail bien plus intense. C’est à chaque danseur•euse de se maintenir en forme, mais livré•e à soi-même, cela peut constituer un réel défi. Nos carrières sont, à bien des égards, comparables à celles des sportifs•ves de haut niveau. Mais là où ces derniers et dernières sont très suivis•es, en plus du coach, par des médecins, notamment pour la préparation physique, les danseurs•euses sont livrés•es à eux•elles mêmes. C’est en général après la blessure que l’on va voir un médecin. S’il reste encore énormément de travail à effectuer sur le sujet, certaines compagnies comme l’Opéra de Paris et le Malandain Ballet Biarritz œuvrent à la mise en place d’un accompagnement médical.
Le travail évolue, le métier de danseur•euse également. Les compagnies sont des lieux où l’on peut explorer de nouvelles manières de travailler. L’individualisation, l’auto-entreprenariat et l’uberisation ne seront en aucun cas les voies de l’émancipation des artistes pas plus que celles de la stimulation de la créativité.
La tentation du salaire à vie
C’est pour moi une frustration quotidienne de constater les fantasmes sur le freelancing. La proposition de salaire à vie portée par Bernard Friot est intéressante, car elle propose de nous faire fantasmer sur le salariat, non pas comme lien de subordination, mais comme un droit, attaché à la personne.
Un salaire à vie permettrait de dépasser l’opposition entre liberté et sécurité. Dans un tel système, un•e danseur•euse n’aurait aucune raison d’occuper un poste dans une compagnie “juste pour toucher sa paie”. Son salaire étant assuré, il•elle serait libre de faire autre chose de son temps. Mais pour cela, il faut que ce salaire soit inconditionnel et suffisant. Sinon, il sera préférable de garder son poste. Les propositions de type “revenu de base”, s’apparentant à un filet de sécurité, ne feraient qu’acter et accélérer la précarisation de notre métier. Le régime des intermittents•es, par exemple, permet de ne vivre que de son métier d’artiste malgré des emplois discontinus, mais la majorité des artistes restent contraints•es d’accepter toutes les propositions de travail. Pour être suffisant, un tel salaire inconditionnel devrait s’élever aux alentours de 1 500-2 000 € minimum. Un tel salaire à vie passe donc pour utopique et lointain.
Pourtant, selon Bernard Friot, cette situation n’est pas si lointaine, elle est même déjà-là dans le cas de la fonction publique. On passe un concours et on reçoit un salaire à la qualification. Ça n’est pas le travail fourni qui définit le salaire, mais les compétences, le niveau de qualification. Puis un jour vient la retraite, qui est une continuation de ce salaire, jusqu’à la mort. Pour certaines personnes, notamment dans l’éducation, ce salaire à vie ne serait pas qu’une utopie lointaine, mais une réalité, un déjà-là. Tout cela est possible parce que les services publics ne constituent pas un marché comme les autres.
C’est le cas également, mais partiellement, des arts du spectacle : il ne s’agit pas, pour les capitalistes, de marchandises comme les autres. Ces domaines n’échappent pas complètement au marché, mais ils sont réglementés, organisés par des politiques publiques et sont, en certains endroits, largement subventionnés. Pour autant, peut-on appliquer ce constat de déjà-là ? Parmi les huit compagnies en France avec un effectif permanent, les danseurs et danseuses de l’Opéra de Paris en sont peut-être les plus proches, car un régime spécial leur assure une retraite à 42 ans. Cependant cette indemnité ne correspond pas à une continuation du salaire. Ne permettant pas de vivre, celle-ci consiste plus en une aide à la reconversion. Par ailleurs, ce régime spécial, qui est une exception nationale, est attaqué par la réforme en cours. Si c’est un déjà-là, il semble être un appui fragile.
Le salaire à vie de Bernard Friot n’a pas pour seule particularité sa continuité jusqu’à la mort. Il déconnecte le travail et l’emploi. En ce sens, ma situation de danseur permanent se rapproche de ce modèle. Les recettes de nos spectacles représentent une part marginale de nos salaires. Mon salaire provient très largement de fonds public et résulte de décisions politiques.
Le CCN – Ballet de Lorraine est une association de droit privé, subventionnée à 80 % par des fonds publics. Il doit donc assurer 20 % de recettes propres[8]. Celles-ci proviennent principalement de la vente des spectacles, de la billetterie quand nous dansons “chez nous” et des spectacles “en tournée” que nous vendons à des théâtres et festivals. Mais ces théâtres sont eux-mêmes subventionnés. Et pour les théâtres français, ils sont subventionnés par les mêmes fonds publics que le CCN – Ballet de Lorraine. Donc au final, notre activité au CCN – Ballet de Lorraine est subventionnée à bien plus de 80 %.
Les recettes propres sont donc vraiment marginales, mais elles permettent de mettre artificiellement notre activité dans une logique de marché. Le billet qu’un particulier achète 8 € (tarif étudiant) ne sert que très marginalement à payer le coût de production du spectacle. Il sert principalement à valider la valeur d’un spectacle produit avec de l’argent public. Ainsi le pouvoir public est rassuré “qu’on ne fait pas n’importe quoi” (parole entendue à plusieurs reprises en conseil d’administration du CCN – Ballet de Lorraine).
On s’aperçoit donc que cette organisation est artificielle. Je passe mes journées dans un studio à faire de la recherche chorégraphique. Si cela est possible, ce n’est pas parce que la marchandise produite trouve des acheteurs•euses, prêt•es à payer le prix qu’il faut pour que je puisse continuer mon activité. Mon activité est possible grâce à une politique publique. Le•la consommateur•trice n’a quasiment pas, en tant que consommateur•trice, un rôle de financeur•euse. Lorsqu’il•elle consomme, qu’il•elle achète un billet, il•elle est surtout arbitre. Son rôle consiste à montrer, confirmer qu’un service public est bien au service du public.
Il existe d’autres manières d’arbitrer les subventions et la programmation dans les théâtres que la mise en compétition sur un marché artificiel. Ces manières doivent être inventées et elles peuvent être bien plus démocratiques. Il est temps de cesser de considérer que c’est par ses comportements individuels de consommation qu’un•e citoyen•ne participe à la démocratie. Acheter des légumes bio, par exemple, ne revient pas à choisir une politique écologique. Il faut accroître la participation citoyenne aux décisions politiques du secteur culturel subventionné.
La mise en compétition des compagnies est tout aussi néfaste que la mise en compétition des artistes si cette compétition est prédatrice, c’est-à-dire si elle sélectionne de manière exclusive. Pour atteindre l’objectif de 20 % de recettes propres, une compagnie doit vendre des spectacles en tournée. Tous les Centres Chorégraphiques Nationaux ne possèdent pas un plateau. C’est le cas à Nancy où il est seulement possible de présenter des répétitions publiques ou des petites formes.
C’est sur le plateau de l’Opéra National de Lorraine, prêté par la ville, que nous présentons nos spectacles. Mais même quand c’est le cas, comme au CCN d’Aix-en-Provence, vendre ses spectacles en tournée reste nécessaire. Cette nécessité n’est pas que financière ; les compagnies subventionnées ont pour mission, en plus de la recherche et de la création, de diffuser leur répertoire et d’assurer une présence sur le territoire. Mais cela passe par un marché ; il faut vendre ses spectacles. Les missions des compagnies consistent donc, d’une part, à créer et présenter des spectacles, et d’autre part, à créer des spectacles suffisamment compétitifs une fois soumis au marché.
Ce sont deux missions distinctes et conflictuelles. Une certaine idéologie soutient que ces deux objectifs sont conciliables, que les meilleures pièces sont logiquement celles qui se vendent le mieux. Ceci est faux, de plus ce mécanisme met en danger la diversité et ne favorise pas l’émergence de nouvelles formes. Un•e consommateur•rice n’aime pas ce qu’il•elle ne connaît pas. Une fois de plus, nous pourrions imaginer un autre arbitrage que celui du marché, d’autres valeurs que la valeur marchande. Pourquoi ne pas étendre l’accompagnement de la création jusqu’à sa diffusion ? Pourquoi ne pas imaginer une planification ?
Au CCN – Ballet de Lorraine, il nous est arrivé de faire une tournée d’un mois en présentant plus de 12 programmes différents parce que chaque théâtre avait choisi le spectacle qu’il pensait pouvoir vendre au mieux. Une telle tournée est extrêmement fatigante, car il faut répéter l’après-midi des pièces différentes de celle que l’on danse le soir. Ce ne sont, par ailleurs, pas les conditions idéales pour donner le meilleur spectacle possible. Lorsqu’on joue plusieurs fois le même spectacle, on peut le faire évoluer. Chaque interprète peut explorer des choses spectacle après spectacle. Mais lors d’une représentation isolée, c’est surtout le stress qui prime. Nous pourrions aussi imaginer, pour la planification des tournées, des critères logistiques, écologiques, etc.
Notre activité au CCN – Ballet de Lorraine est donc artificiellement régie comme une entreprise privée, mais mon salaire ne vient pas de la vente de nos spectacles, il provient de subventions. Je pourrais donc aussi bien être fonctionnaire, payé directement par l’État. Ainsi mon salaire serait clairement détaché de mon emploi. L’organisation de mon travail de danseur en serait profondément modifiée. Les auditions, par exemple, ne seraient plus le lieu de la validation de mes compétences, mais un lieu de rencontre. La compétition existerait toujours, mais elle ne serait plus prédatrice. Les rapports de subordinations asymétriques ne disparaîtraient pas non plus, mais ils ne se joueraient pas à l’endroit du salaire et de la qualification. Un contrat sera tout de même signé entre un•e danseur•euse et une compagnie ou un•e chorégraphe comme c’est le cas actuellement. Il pourra être rompu si les termes ne sont pas respectés, mais il ne conditionnera pas le salaire de l’interprète. La liberté que l’on associe à la vie freelance serait alors effective.
Mais vient alors une question centrale : comment définir cette qualification ? Peut-on imaginer un concours national pour devenir artiste chorégraphique ? Est-il souhaitable de séparer les danseurs•euses professionnels•les des amateurs•rices ? Et qui plus est à partir d’un concours et non à partir d’un contrat de travail ? Les auditions telles qu’elles ont lieu actuellement sont tellement arbitraires et ingrates que je suis tenté de penser que ça ne peut pas être pire. Un jury établi démocratiquement pourrait être une solution moins mauvaise.
Cette solution pourrait s’avérer catastrophique et n’irait pas sans rappeler la “carte professionnelle” mise en place sous Pétain pour séparer les « vrais » artistes des « faux ». Par ailleurs, s’il est important d’encourager et d’accompagner les pratiques amatrices, un•e artiste occasionnel•le doit être payé•e comme n’importe quel•le artiste lorsqu’il•elle participe à un spectacle professionnel. Or, on voit de plus en plus cohabiter, sur le même plateau, des amateurs•rices non rémunérés•es et des professionnels•les. Tout comme on peut voir un•e artiste osciller entre contrat amateur et contrat professionnel, parfois avec le même employeur, à coup de “la prochaine fois je pourrai te payer”. Actuellement, un•e artiste est considéré•e comme professionnel à partir du moment où il•elle a un contrat de travail, même un seul, une fois. Son statut est celui d’artiste salarié•e. De nombreux•ses artistes ne bénéficient pas du régime des intermittents•es de l’assurance chômage, soit parce qu’ils•elles ont travaillés moins de 507 heures durant les douze derniers mois, soit parce qu’ils•elles sont en CDI et donc au régime général, mais leur statut est bien celui d’artiste lorsqu’ils•elles travaillent en tant que danseurs•ses, chanteurs•ses, etc.
En attachant la qualification et donc le statut d’artiste professionnel•le autrement que par la simple existence d’un contrat de travail, il est très probable qu’une partie importante des artistes (les parcours atypiques, les artistes en professionnalisation, etc.) soient écartés•es, relégués•es au statut d’amateur•rices. Le travail gratuit serait favorisé, les artistes qui sont déjà les plus précaires seraient encore plus précarisés•es. La séparation entre artistes permanents•es et intermittents•es ne serait pas dépassée, mais déplacée, séparant les professionnels•les des soi-disant amateurs•rices. La question des critères de qualifications donnant accès au statut d’artiste professionnel•le présente donc de grandes difficultés.
Le modèle de Bernard Friot, pour être satisfaisant et réellement émancipateur, doit concerner toute la population. Une première qualification automatique et inconditionnelle donnant accès à un salaire suffisant doit être accordée à toute la population, ne contraignant personne à travailler gratuitement et/ou dans la précarité. En réalité, un tel salaire à vie mis en place à l’échelle de tout un pays impliquerait une rupture avec le capitalisme. Le processus révolutionnaire qui accompagne cette rupture ne manquerait pas de rebattre entièrement les cartes et de repositionner la place de l’art et des artistes dans la société.
La mise en place d’un salaire à vie transformerait profondément la pratique de la danse. En partant de ma situation, cette utopie peut sembler réalisable. Il “suffirait” de sortir d’un marché dans lequel nous sommes artificiellement maintenus pour des raisons idéologiques néo-libérales. Mais ma situation correspond plus à l’exception qu’à la règle. Tous les travailleurs et travailleuses du secteur culturel n’évoluent pas en CDI dans une structure massivement subventionnée. Certaines structures avec effectifs permanents fonctionnent avec 50 % de recettes propres et bien des compagnies n’ont aucune subvention stable. La tendance, depuis plusieurs années, n’est pas au renforcement, mais à l’affaiblissement du service public de la culture. Si l’on souhaite établir un déjà-là, ce qu’on constate surtout c’est qu’on est en marche vers un désengagement du public pour laisser la place à des acteurs privés.
S’ajoute donc aux difficultés autour de la question de la qualification, celle du rapport de force pour imposer un tel modèle. La défense des emplois permanents me semble une fois de plus primordiale. Il est très difficile de s’organiser et de peser lorsque nos employeurs sont multiples et nos contrats précaires. Pour espérer un jour nous libérer de l’emploi et travailler enfin librement, c’est d’abord l’emploi et les conditions de travail qu’il faut défendre.
Reprendre le pouvoir et la parole
Quelles sont alors les perspectives dans le cadre actuel ? La question du pouvoir doit absolument être posée. On a toujours appris aux danseurs•ses à se taire. Dès la formation, il n’est jamais demandé à un danseur ou une danseuse de parler. Nous devons prendre la parole et prendre part aux décisions. Nous devons occuper une place de sujets et non d’objets consommables et/ou désirables.
Pour commencer, il faut investir les espaces existants : les commissions paritaires via les syndicats, les instances de représentations dans les compagnies, etc. Mais surtout, s’auto-organiser sur nos lieux de travail pour défendre nos conditions d’emploi, prendre part aux mouvements sociaux qui émergent, décider collectivement de la manière dont nous voulons y intervenir, utiliser ces espaces de discussion pour débattre de nos métiers.
Mais ceci est difficile voire impossible lorsqu’on n’a que des contrats courts parfois dans des petites structures sans instances de représentation des salarié•es. Quant à la grève et la mobilisation, elles sont presque exclues dans les structures où la précarité est la règle. C’est pour cette raison aussi que les compagnies permanentes sont le lieu privilégié où les choses peuvent bouger.
Ensuite, il serait intéressant d’impliquer davantage les salarié•es des compagnies. Les artistes interprètes, mais également l’ensemble des salarié•es, de l’atelier couture, quand il y en a un, jusqu’aux employé•es administratifs•tives. Actuellement, les directions sont nommées par une poignée de personnes : des élu•es et quelques personnalités qualifiées. Les représentant•es du personnel peuvent donner un avis, mais ils•elles sont tenu•es au secret. Ils•elles sont donc les seul•es salarié•es à pouvoir participer, et encore, ils•elles ne peuvent pas voter. Il serait également intéressant d’impliquer la population, en tant que public et subventionneuse – via l’impôt – de notre activité.
Une fois la direction nommée, son mandat pourrait s’effectuer dans une plus grande collaboration avec les salarié•es. Tant au niveau des décisions artistiques que de la gestion administrative. Le choix des professeur•es invité•es, le choix des chorégraphes invité•es, le choix des nouveaux•velles arrivant•es pourraient être davantage discuté avec les salarié•es. Les artistes doivent prendre part à l’organisation du travail dans une perspective d’efficacité, mais aussi de prévention du corps pour réduire, d’une part, les accidents du travail et nous permettre, d’autre part, d’allonger nos carrières qui dépassent rarement les 45 ans.
On met souvent les artistes face à la responsabilité individuelle de se maintenir en forme, de prendre soin de soi, de se soigner. Nous ne demandons pas mieux ! Mais avons-nous réellement les moyens de prendre les décisions qui iront dans le sens de la préservation de nos corps ? Ce n’est pas uniquement la peur de perdre un emploi ou de ne pas être choisi•e qui nous pousse à nous maintenir en forme, mais un sincère désir de danser. Peut-être faut-il travailler moins intensément, peut-être faut-il juste travailler différemment. Le•la danseur•euse doit être à l’écoute de son corps, mais à quoi bon s’il ne peut pas agir en fonction de cette écoute ?
Une direction a la lourde responsabilité d’assurer des spectacles de qualité. Une manière d’assurer cette qualité consiste à mettre les danseuses et danseurs sous pression, en compétition, en recourant au maximum à des CDD. Une autre voie consisterait à impliquer davantage les danseurs•euses. Ainsi, l’autodiscipline et l’exigence nécessaire à la qualité ne seraient pas appliquées par l’artiste pour obtenir les faveurs de la direction, mais parce que le travail et son organisation auront du sens pour lui, pour elle.
Voici plus de huit ans que je suis délégué du personnel. Un grand nombre de frustrations, de difficultés que des collègues ont pu me rapporter proviennent de la sensation de beaucoup donner pour la direction, sans toujours ressentir en retour le respect et la valorisation espérés. En effet, la carrière de danseur•euse est courte et physiquement coûteuse. Mais dans une structure largement subventionnée par des fonds publics, pour qui travaillons-nous réellement ? Notre employeur n’est pas une personne richissime qui engage des danseurs•euses pour son divertissement.
Je trouve frappant que tant de collègues considèrent travailler pour la direction. À la responsabilité évoquée plus haut, viendrait s’ajouter pour la direction celle du sacrifice de ses employé•es ? Je crois que tout le monde gagnerait à ce que les artistes interprètes s’investissent personnellement dans un projet auquel ils•elles prennent part plutôt que leur investissement ne soit motivé par la peur de la précarité et par la peur de perdre son emploi.
Il faut inverser la tendance et augmenter les emplois permanents dans la danse. Cette augmentation du nombre d’emplois doit s’accompagner d’une réduction du temps de travail. Rejoindre une compagnie permanente ne doit pas signifier y consacrer son temps et sa vie. En 2012, avec huit danseurs•euses du CCN – Ballet de Lorraine, nous avons participé au concours chorégraphique Danse Élargie[9]. Mais travaillant plus de 35 heures par semaines, ce fut un réel défi. En dégageant du temps, il deviendra possible ou plus simple de prendre et de donner des cours, des workshops, de rencontrer d’autres professionnelles, élèves, amateurs•rices, d’aller voir des spectacles. Augmenter les effectifs permet une plus simple adaptation du travail en cas de blessure ou d’absence de tout type. Préparer sa reconversion, en plus de représenter un tabou – un•e danseur•euse doit être dévoué•e à son art, on dit qu’il•elle meurt deux fois : une première fois à la fin de sa carrière et une seconde fois à la fin de sa vie – cela représente un réel défi. J’ai repris, il y a 3 ans des études par correspondance. Si les voyages lors des tournées me permettent de trouver du temps pour étudier, il est très compliqué de m’absenter pour assister aux examens.
Voici des perspectives sur lesquelles fantasmer. La flexibilité subie, même accompagnée par le régime des intermittents•es, ne permet pas aux travailleurs et travailleuses de prendre réellement en main leur travail et leur vie. La précarité n’est en aucun cas au service de l’art et des artistes. Pour faire évoluer et pour transformer les institutions, il faut y renforcer la place des artistes interprètes. Il faut inverser la tendance actuelle de délitement des compagnies permanentes.
Notes
[1] Le titre de cet article fait référence à l’ouvrage de Marie-Ange Rauch, De la cigale à la fourmi : Histoire du mouvement syndical des artistes interprètes français (1840-1960), Paris, l’Amandier, 2006.
[2] Janine Rannou et Ionela Roharik, Les Danseurs : Un métier d’engagement, ministère de la Culture et de la Communication, 2006.
[3] En 2005, 74 % des ETP artistes étaient en CDI ou CDD de 9 mois ou plus. En 2014, ils ne sont plus que 59 %. Le nombre d’ETP permanents artistes décroit ainsi de manière continue depuis 2007 (source : cnd.fr).
[4]Un freelance est un auto-entrepreneur. N’étant pas salarié, il ne cotise pas et son activité n’ouvre pas de droit au chômage. En France, c’est le cas pour beaucoup d’artistes auteurs/autrices, mais c’est à tort que des artistes interprètes se disent freelance car ils disposent de la présomption de salariat (L. 7121-3).
[5] -scope (2014), Squad (2016), Virilités (2018), Oïkos (2020).
[6] Come Out (2019).
[7] No Oco (2020).
[8] C’est le modèle économique de la majorité des institutions subventionnées, mais les CCN de Biarritz et Aix-en-Provences ne sont subventionnés qu’à 50 %.
[9] I Might Steal Your Clothes, 2012