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Rashid Khalidi revient ici sur le slogan « De la mer au Jourdain »[1] (ou de la rivière à la mer), des scandales qu’il a provoqués encore récemment et de la façon dont il condense à la fois les ambitions historiques de la droite israélienne et la réalité imposée par Israël à la Palestine depuis 1967.

Rashid Khalidi est un historien palestinien-américain, spécialiste de l’histoire moderne de l’Orient arabe. Il est depuis plus de vingt ans rédacteur en chef du Journal of Palestine Studies. Il a été conseiller auprès des négociateurs palestiniens lors des pourparlers de paix dans les années 1990. Il est titulaire de la chaire Edward Said d’études arabes modernes à l’université de Columbia (New York) et auteur de nombreux ouvrages, dont le plus récent est The Hundred Years’ War on Palestine. A History of Settler Colonialism and Resistance 1917-2017 (Picador/ Metropolitan Books, 2020). 

Contretemps a publié récemment la traduction de son article « Palestine, Israël : nouvelle séquence d’un long conflit colonial ».

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« Le droit du peuple Juif à la terre d’Israël est éternel et incontestable […] Par conséquent, la Judée Samarie ne sera transférée à aucune autorité étrangère quelle qu’elle soit; entre la mer et le Jourdain n’existera qu’un seul espace de souveraineté israélienne » (Programme du Likoud, 1977)

Le slogan « de la rivière à la mer » semble doté d’un pouvoir considérable, à tel point qu’il a conduit la Chambre des représentants [états-uniens] à sanctionner d’un blâme l’une de ses membres pour l’avoir utilisé[2], et l’université de Columbia à fermer deux associations étudiantes – Jewish Voice for Peace (Voix juive pour la paix) et Étudiants pour la justice en Palestine – parce que leurs membres l’avaient répété. D’autres universités ont fait de même par la suite.

Au moment où ces assemblées vénérables entraient en délibération quant aux graves infractions qu’impliquait le fait d’avoir prononcé ces mots, plus d’une centaine d’enfants mourraient chaque jour à Gaza sous une pluie de dizaines de milliers de bombes israéliennes, de missiles, d’obus d’artillerie, dont bon nombre sont produits par des entreprises américaines dans lesquelles l’université de Columbia a investi, et que paie le contribuable américain.

De leur côté, les ministres israéliens parlaient d’infliger à Gaza une « Nakba 2023 » (en écho au nettoyage ethnique de 750 000 palestiniens par Israël en 1948) ; plus de 1,7 million gazaoui.es venaient d’être chassé.es de leurs maisons ; plus de 14 000 venaient d’être tué.es (dont près de 6000 enfants), et 30 000, blessé.es ; la plupart des hôpitaux n’étaient plus en capacité de fonctionner ; et la moitié des structures de la bande de Gaza venaient d’être détruites ou endommagées.

Au-delà de ces chiffres – et pour beaucoup, ce n’était là que des chiffres car comment rendre compte des noms, des visages, et des histoires personnelles de milliers d’hommes, de femmes, et d’enfants morts, en particulier lorsque leurs bourreaux leur ont coupé l’électricité, et parfois l’accès à internet et aux communications téléphoniques, et ont empêché les journalistes de témoigner sur place de leur calvaire ? – se cachent des réalités brutales.

Dès le premier jour de cette guerre, le ministre de la défense, Yoav Gallant, qui avait déclaré qu’Israël combattait des « animaux humains », ordonna non seulement que l’on coupe l’électricité mais aussi l’accès à l’eau, aux médicaments, à la nourriture, au carburant, en contravention à l’article 23 de la Convention de Genève de 1949, qui requiert « le libre passage de tout envoi de médicaments et de matériel sanitaire [et] de tout envoi de vivres indispensables ».

Si le président Biden a appelé à la livraison de l’aide humanitaire à Gaza, les États-Unis ont fait bien peu, à ce jour, pour que ceci se concrétise, outre le fait d’avoir persuadé Israël d’autoriser l’entrée au compte-goutte de l’aide d’urgence (le carburant excepté), comme si les États-Unis n’avait pas le pouvoir de faire quoi que ce soit de plus.

Couper l’accès à ces ressources, comme à l’eau, à l’électricité, au carburant, ne constitue pas moins un crime de guerre que le fait de tuer des non-combattants, qu’ils soient israéliens ou palestiniens, ou que l’expulsion de masse de 1,7 millions de personnes d’une partie de la bande de Gaza à une autre. Mais le gouvernement Biden et ses alliés occidentaux non seulement refusent d’appeler à un arrêt des bombardements et du nettoyage ethnique.

Ils ne parviennent même pas à exiger, sous peine de sanctions, qu’Israël rétablisse l’électricité et l’eau, ou qu’Israël autorise l’acheminement des centaines de camions de matériel médical, de nourriture, de carburant, nécessaires chaque jour pour subvenir aux besoins de 2,3 millions de personnes dont la plupart sont des enfants. Le chef des armées se refuse à ordonner à l’énorme flotte américaine stationnée non loin de là en Méditerranée de fournir les aides nécessaires à Gaza et d’évacuer la multitude des blessés, chose qui pourrait être aisément accomplie, indépendamment de l’avis des assaillants.

Face à la cruauté de ces dirigeants qui refusent d’imposer l’arrêt du déluge de feu sur la bande de Gaza, se dressent quelques courageuses et courageux membres du Congrès, des manifestant.es sur les campus, et derrière elles et eux, d’innombrables citoyen.nes que la participation de leur pays à ce massacre et à cette punition collective des populations civiles de Gaza ont plongé dans une colère profonde.

Au lieu de saluer leur courage en exigeant que soient pointés les responsables d’un crime de masse et d’un nettoyage ethnique, un Congrès indigne et des directions universitaires pusillanimes leur demandent des comptes pour avoir utilisé une expression exigeant la liberté d’un peuple sur l’ensemble de sa terre qui, depuis 1917, a souffert de la domination d’une puissance étrangère sans jamais se voir reconnaître le droit à l’auto-détermination. Au « pays des hommes libres », se dit-on, un appel en faveur de la liberté palestinienne se change en revendication ignoble et haineuse.

Ironie suprême, le caractère haineux prêté à cette expression, « génocidaire » selon un président d’université, va bien au-delà de sa seule dimension de slogan pour ce qui concerne Israël. En l’occurrence, elle résume la réalité qu’Israël a imposée à la Palestine depuis 1967. Israël contrôle l’ensemble du territoire entre la Méditerranée et le Jourdain, soit, un espace formant un seul et même État soumis à un seul et même régime sécuritaire et une seule et même souveraineté.

Le projet visant à établir le « Grand Israël » forme le cœur idéologique du Likoud qui a dominé la champ politique israélien depuis 1977. La promesse du Grand Israël a été consacrée dans les « Lois fondamentales » de l’État d’Israël en 2018 lorsque la Knesset [le parlement israélien] adopta la législation sur « l’État-nation du peuple Juif ». Selon cette loi, le droit à l’auto-détermination nationale en Palestine « est propre au peuple juif », et « l’État voit le développement de l’implantation juive comme une valeur nationale, encouragera et promouvra son développement et sa consolidation ». Cet engagement est un des « principes directeurs » du gouvernement israélien en place, et selon lesquels, « le peuple Juif dispose d’un droit exclusif et inaliénable à la totalité de la terre d’Israël », à l’inclusion de la « Judée Samarie ».

Ainsi, nous voyons d’un côté des étudiant.es et une élue exprimer les revendications de dizaines de millions de citoyen.nes en faveur de la liberté pour les palestiniens. De l’autre, nous voyons la puissance de l’État américain soutenir le projet politique central du gouvernement israélien qui au cours des dernières décennies n’a cessé d’agir afin de faire en sorte qu’« entre la mer et le Jourdain n’existe qu’un seul espace de souveraineté ».

Plutôt que de s’intéresser aux crimes de guerre bien réels au service de cette souveraineté exclusive d’Israël sur l’entièreté de la Palestine historique de la rivière à la mer, les priorités du Congrès et des pontes de l’élite universitaire américaine sont ailleurs, comme le prouve la sélectivité scandaleuse de leur ciblage de délits d’opinion parfaitement imaginaires.

Notes

1 Slogan chanté dans les manifestations en soutien à la Palestine dans les pays anglophones : « De la rivière à la mer, la Palestine sera libre »

2 Rashida Tlaib, membre des socialistes démocrates d’Amérique et du Parti démocrate, élue à la Chambre des représentants pour le Michigan. Le 8 novembre, R. Tlaib a reçu un blâme pour les raisons évoquées dans le texte. 22 membres du Parti démocrate ont voté avec les républicains en faveur de cette sanction dont l’initiative avait été prise par l’élue républicaine, Marjorie Greene Taylor, incarnation du plus stricte conspirationnisme pro-Trump (reprise des thèses de Q Anon, satanisme et pédophilie à la Maison Blanche, etc.). Tlaib s’est adressée à la Chambre peu avant le vote, avec notamment le soutien d’Ilan Omar (accusée d’antisémitisme en février 2019 et depuis). Ndt.

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