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La célébration, l’an dernier, du centenaire de la fondation de l’Institut de Recherche Sociale de Francfort a été en France remarquablement discrète, contrairement au monde anglophone et germanique[1]. Pourtant, on saurait difficilement surestimer l’importance de cette constellation de penseurs – terme qui paraît bien plus adéquat que celui d’ « école » – dans le paysage intellectuel contemporain. Aujourd’hui, c’est davantage le caractère multiforme de ce courant qui émerge, en particulier à travers une réévaluation de textes ou d’auteurs relativement méconnus qui lui sont rattachés.

Dans le texte qui suit Andrea Cavazzini propose une lecture de l’un de ses textes, publié de façon posthume, du binôme francfortois emblématique, Adorno et Horkheimer. Conçu comme une discussion préparatoire à un ‘Manifeste’ politico-théorique qui ne verra jamais le jour, ses auteurs s’attachent à cerner ce qui est souvent présenté comme un point aveugle de leur démarche, à savoir la possibilité d’une pratique émancipatrice dans un monde qui semble avoir liquidé tout foyer de conflictualité à partir duquel une lutte révolutionnaire pourrait s’enclencher.

Prenant appui sur ce texte atypique, Cavazzini propose une vision de la Théorie critique à rebours des lectures habituelles, qui la rattache à ses origines marxistes. Elle apparaît ainsi moins comme une entreprise de dépolitisation de la théorie que comme la recherche des points vers lesquels se déplace la recherche du non-Identique – de tout ce qui interrompt l’automatisme des rapports sociaux existants – lorsque la pratique politique se trouve bloquée, acculée à une impasse durable. 

***

Un non-Manifeste

En 1956, pendant quelques semaines, Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, philosophes et principaux représentants de l’École de Francfort, donnent vie à un dialogue dont les comptes-rendus ont été publiés de façon posthume sous le titre Vers un nouveau Manifeste. Dans ce titre, il est question bien entendu du Manifeste du Parti communiste, mais la référence est partiellement décalée par rapport au contenu effectif des échanges entre les deux philosophes, car aucun projet clairement défini de texte ne se dégage de ces entretiens, la teneur desquels est de toute façon trop explicitement aporétique pour pouvoir aboutir à quelque chose que l’on pourrait assigner au genre du « manifeste » intellectuel ou politique.

Dans leur avant-propos, les traductrices de l’ouvrage dans son édition françaises, Katia Genel et Agnès Grivaux, signalent à juste titre ce décalage, et rappellent que les discussions des deux philosophes tournent autour des conditions d’(im)possibilité du marxisme, c’est-à-dire de la question des perspectives et du statut de la théorie marxiste – ou de la « Théorie critique », dans le langage parfois ésotérique des Francfortois : que devient une telle théorie « s’il n’existe plus, à proprement parler, ni de parti communiste au sens de Marx et d’Engels, ni de prolétariat unifié et conscient de lui-même » ?[2]

Par-là, est réaffirmé avec la plus grande clarté le lien organique et indissociable – ce qui ne veut pas dire simple ni univoque – entre l’École de Francfort, d’une part, et, de l’autre, le marxisme au sens d’une pensée structurellement articulée à un ensemble de pratiques et d’organisations politiques. Une réaffirmation d’autant plus importante que, si l’on lit la trajectoire de la « famille » francfortoise du point de vue d’une téléologie dont Jürgen Habermas représente l’aboutissement (ou du moins une étape décisive), on peut être tenté de voir dans une telle trajectoire le déploiement d’une position uniquement intellectuelle, voire « philosophique » dans un sens correspondant presque trop parfaitement à la « critique de la critique critique » que Marx et Engels mènent vis-à-vis des Jeunes hégéliens dans La Sainte famille[3].

Politique et théorie

Autrement dit, l’horizon habermassien, dans la mesure où il peut être assumé comme référentiel d’intelligibilité de la pensée francfortoise, finit inévitablement par écraser cette dernière sur une posture exclusivement théorétique, métapolitique, ou, dans une acception davantage dérogatoire, spéculative. Ce qui veut dire, pour parler plus explicitement, que la politique peut certes être interrogée depuis cet horizon, mais uniquement en tant que corrélat d’un usage de la théorie exclusivement analytique et/ou normatif – la politique comme objet de connaissance ou comme champ de la détermination des critères de l’action juste –, et non pas au sens d’un lien constitutif, c’est-à-dire d’une pratique politique déterminée jouant un rôle direct dans la constitution de la pratique théorique.

Or, Adorno et Horkheimer ne peuvent pas être réduits à un tel horizon sans que soient radicalement déformés les ressorts essentiels de leur réflexion. Car, il n’est pas question de nier que les deux penseurs développent une critique intransigeante – qui finit par prendre des allures presqu’obsessionnelles – des pratiques politiques et des organisations dominantes au sein du mouvement communiste international, ni que leur geste le plus caractéristique consiste à affirmer l’irréductibilité de la théorie à l’investissement et à l’implication politique directes (et non seulement à son instrumentalisation vulgaire par les appareils bureaucratiques et étatiques). Mais une telle critique et un tel geste ne sont guère intelligibles en dehors de la prise de conscience d’une crise immanente au mouvement en question et à ses pratiques. Autrement dit, la théorie n’est pas indépendante de la politique « par nature », mais parce que les impasses historiques du communisme l’ont séparée des conditions de sa réalisation politique, en la forçant par-là à réfléchir sur ce qu’elle peut encore apporter à la perspective d’une rupture avec la « totalité du Faux », bien que désormais à distance de la pratique des organisations.

Ainsi, la « Théorie critique » ne saurait définir une dimension, ou une position, exclusivement interne au champ intellectuel au sens strict, institutionnel ou professionnel du terme : dans son usage francfortois originaire, cette expression indique quelque chose qui est indissociable du marxisme, voire même le nom même d’une certaine interprétation des possibles internes au marxisme.

Que faire (si le Parti n’existe plus) ?

On peut rappeler que cette inscription réciproque, ce lien constitutif et interne entre théorie et politique, ont été reconnus comme ce qui fait la singularité propre du marxisme aussi par Louis Althusser, dont le point de départ est sans doute le plus éloigné que l’on puisse imaginer de l’École de Francfort. Ainsi, le dernier Althusser a souvent répété que « la théorie marxiste n’est pas extérieure mais intérieure au mouvement ouvrier »[4], c’est-à-dire que « la pensée de Marx s’est formée et développée à l’intérieur du mouvement ouvrier, sur sa base et ses positions. C’est de l’intérieur du mouvement ouvrier qu’elle s’est étendue, au prix de quelles luttes et contradictions, des premiers cercles marxistes à de grands partis de masse »[5]. Ce rapport entre théorie et mouvement détermine la définition du marxisme en tant que tel :

Par marxisme, entendons, au sens le plus large, non seulement la théorie marxiste, mais aussi les organisations et les pratiques qui s’inspirent de la théorie marxiste, qui ont abouti après une longue et dramatique histoire, aux révolutions russe et chinoise, etc. pour aboutir non seulement à la scission du mouvement ouvrier mondial après l’Union sacrée des partis sociaux-démocrates et la révolution d’octobre, mais encore, après la dissolution de la IIIe Internationale, à une scission dans le mouvement communiste international lui-même, scission ouverte entre l’URSS et la Chine, scission larvée entre les partis dits « eurocommunistes » et le PCUS.[6]

Si l’on rappelle ces thèses althussériennes, c’est parce qu’elles ne paraissent pas s’écarter excessivement des préoccupations d’Adorno et de Horkheimer au cours de leurs échanges. Les deux philosophes allemands partent en effet de la conscience que la crise du mouvement communiste – en 1956, il s’agit bien sûr de la sclérose du bloc soviétique et des impasses des tentatives de surmonter la glaciation stalinienne – concerne une « question » dont ils formulent ainsi les termes :

 (…) à partir de quels intérêts écrivons-nous, après que le parti n’existe plus, après que la révolution est devenue improbable ?[7]

Il s’agit là d’une remarque de Horkheimer, très proche de cette autre affirmation, que le texte n’attribue à aucun des deux auteurs en particulier :

Sub specie aeternitatis : tout doit s’arranger [es soll gut werden] (même s’il n’existe plus de parti).[8]

Ainsi débute la première section des dialogues, intitulée « Rôle de la théorie ». Ce rôle est directement lié à la situation suivante, énoncée par Horkheimer : « Il n’y a plus de bourgeoisie, ni de parti prolétarien qui aurait pu prendre sa place »[9]. Ce qui veut dire : l’articulation entre la pensée théorétique et la réalisation par la pratique historique a été brisée. Dès lors, la théorie semble perdre le pouvoir de critiquer l’existant, et au contraire devient l’organe de l’adaptation à celui-ci :

Le développement, dans ce qu’on appelle l’hémisphère occidental, a conduit à amplifier la transformation de la pensée en scientificité […]. Le fondement de la théorie semble s’être dérobé parce que d’un côté, la bourgeoisie transforme la pensée en facts, et que, d’un autre côté, il n’existe plus de parti.[10]   

C’est des remarques de Horkheimer. Leur sens est que, faute de l’action d’un parti révolutionnaire susceptible d’instituer la fonction critique de la théorie, la pensée théorétique se transforme, au cours du développement de la société capitaliste, en outil de la soumission rationalisée devant les « faits », c’est-à-dire devant l’ordre social réifié. C’est ce que les auteurs appellent le « redoublement », la réduction de la pensée à la passivité vis-à-vis de ce qui existe.

Devenir-bon

L’expression es soll gut werden – qui veut dire « tout doit bien se passer », mais, littéralement, signifie « tout doit devenir bon » (ou « bien »), est au contraire, le noyau de la fonction critique de la pensée : la perspective d’une dissolution du malheur que contient chaque pensée bien form(ul)ée dans la mesure exacte où elle ne se réduit pas au redoublement. Comme Adorno le rappelle :

La raison requise pour maintenir la machine en état de marche contient aussi nécessairement son autre. Lorsque l’on commence à penser, on ne peut en rester à la seule reproduction. Cela ne signifie pas qu’il en ira effectivement ainsi, mais on ne peut penser sans penser en même temps ce qui est autre [mitdenken]. L’abêtissement est aujourd’hui fonction immédiate du retranchement de l’utopie. Si on ne veut pas l’utopie, on fait dépérir la pensée elle-même. La pensée meurt dans le simple redoublement[11].      

Par rapport aux fonctions liées à la rationalisation du système productif et étatique capitaliste-avancé, la théorie contient nécessairement une autre tendance, voire une tendance vers l’autre, vers le non-identique – immanente à la pensée, s’opposant à la tendance vers le « redoublement » de ce qui existe, et cohabitant avec cette deuxième tendance dans tout acte de pensée ou de langage.

Comme le précise Horkheimer :

Le langage est urbanité […]. Ce qui, dans la coexistence entre humains, est établi comme juste se trouve dans le langage : lorsque l’on dit que tout doit s’arranger. Lorsque l’on ouvre la bouche pour parler, on exprime aussi cela.[12]

Le langage, et son usage théorétique, contiennent un vecteur « utopique », au sens précis d’une tension vers ce qui ne coïncide pas avec le déjà-donné. Les deux auteurs exposent cette idée chacun avec des nuances exprimant deux substrats philosophiques assez différents :

[Adorno] – La pensée du bien, qui est posée en même temps que la théorie, consiste dans le fait que la pensée contient nécessairement le moment de la réflexion.[13]   

La réflexion contient implicitement la « pensée du bien », et donc l’idée que « tout deviendra bon », car elle enveloppe dans ses procédures formelles une suspension des réactions immédiates et une mise à distance de la pression des besoins matériels, ce qui permet une inhibition des actes de violence et de domination latents dans tout impératif de survie :

[Adorno] – Demeure dans la théorie le moment anti-mythologique, tel que, lorsqu’on réfléchit, on ne se bat plus aveuglément. Qui pense ne frappe plus, ne dévore plus. Ce moment de recul qu’instaure la pensée, entre la faim, la fureur, et le fait de happer sa proie, constitue l’origine du fait que tout doit s’arranger. En confrontant les moyens aux fins, quelque chose émerge en même temps nécessairement, par quoi la cécité totale et l’immédiateté sont suspendues. Afin de pouvoir dominer la nature, je dois penser. Mais en pensant, on pose en même temps entre l’objet de l’action et soi-même un médium qui veut déborder ce cadre. Dans le geste du sauvage qui réfléchit pendant une seconde pour savoir s’il doit dévorer son prisonnier se trouve déjà, téléologiquement, la fin de la violence.[14]

Ce à quoi Horkheimer réagit d’une façon davantage kantienne, anticipant en quelque sorte sur des positions dont Habermas donnera une lecture beaucoup plus rigidement normative et déontologique :  

Je suis bien plus modeste, je dis simplement que si je parle, alors je pose mon sujet comme universel. En parlant, je me déleste de la particularité du sujet.[15]   

De cette idée, deux lectures sont possibles. La première, que choisira Habermas, est une lecture au sens large néokantienne, consistant à régresser du fait du langage doté de sens aux conditions logiques qui le rendent possible et dont le rapport au fait est celui de la norme au cas singulier ; la deuxième est une lecture dialectique montrant la non-identité du langage avec lui-même, qui ne peut fonctionner comme instrument de manipulation des choses et des esprits sans évoquer comme un horizon implicite le contraire de toute manipulation, à savoir le partage de la vérité dans un horizon d’entente universelle.

Le nouage du vrai et du faux

Ce schéma dialectique a une portée générale. Adorno et Horkheimer n’ont de cesse de montrer que les formes aliénées et réifiées de la vie continuent à envelopper leur négation dialectique, à savoir le désir que « tout devienne bon » ou « se passe bien », sans lequel même les instruments de la domination et de l’exploitation ne pourraient fonctionner. D’où, par exemple, l’ambiguïté du travail dans le monde du capitalisme avancé « fordiste », gouverné par la production-consommation de masse et par l’intégration subalterne de la force-travail en tant que moment de l’administration totale du système social :

[Horkheimer] – Je ne crois pas que l’homme travaille volontiers par nature, sans tenir compte du fait que le travail a une fin ou pas […]. [Adorno] – C’est là qu’on trouve le moment positif et le moment négatif. Le moment positif se situe dans la téléologie selon laquelle le travail rend potentiellement superflu le travail. Le moment négatif réside dans le fait que l’on succombe au mécanisme de la réification, par lequel on oublie le meilleur. Cela signifie l’absolutisation d’une partie de ce processus […]. [Horkheimer] – Cela n’est pas seulement lié à l’idéologie, mais aussi au fait qu’un rayon émanant du telos lui-même tombe sur le travail. Dans le fond, les êtres humains ont la vue trop courte. Ils n’interprètent pas correctement, à partir des fins dernières du travail, l’apparence qui s’abat sur le travail, mais ils considèrent plutôt le travail en tant que travail et en cela, ils prennent aussi pour telos leur succès personnel au travail […]. L’apparence du telos s’abat sur le moyen qui le réalise. Il en va ici exactement de même que lorsque l’on adore la maison dans laquelle vit la bien-aimée, au lieu de l’adorer elle. C’est du reste de là qu’est née toute la poésie [Adorno] – l’art dans son ensemble est toujours vrai et faux à la fois. Il faut nous abstenir de succomber à l’idéologie du travail, mais nous ne pouvons pas non plus nier que tout bonheur fraternise avec le travail.[16]

C’est l’un des passages les plus riches et torturés du texte. Pourquoi les hommes désirent-ils s’engouffrer dans une vie consacrée aux tâches laborieuses aliénées comme s’il en allait de leur propre libération ? Pourquoi on n’arrive plus à envisager l’abolition du salariat comme l’horizon véritable de l’émancipation de l’agir humain ? Pourquoi la satisfaction subjective tend à coïncider avec l’adhésion aux formes aliénantes de la vie ? La réponse est que les modes aliénés d’être retiennent quelque chose, une trace ou un écho, du telos, lequel n’est rien d’autre que la perspective d’un monde où « tout deviendrait bon » grâce au déploiement d’une activité pleinement consciente et autonome. Le travail propre au régime capitaliste garde et évoque l’activité libérée qui est « sœur du bonheur », et c’est ce lien persistant qui permet au travail aliéné de faire écran au bonheur réel, de fonctionner comme un ersatz maléfique du bonheur.

Comme chez Platon, les corps brillent par l’éclat de l’Idée, qu’ils emprisonnent et détournent en même temps qu’ils la révèlent. La valeur du moyen n’est que l’ombre de la valeur du but, tout comme l’efficacité instrumentale de la théorie doit son pouvoir de séduction sur les esprits à l’idée de la Raison pure qu’elle cache et manifeste à la fois.

Cette tension dialectique entre le vrai et le faux, entre le but et le moyen, est présente aussi au sein du rapport entre théorie et pratique – un rapport crucial pour les deux auteurs, dont le point de départ est l’impasse de toute perspective pratique déterminée :

[Horkheimer] – La théorie n’est théorie au sens véritable que là où elle est au service de la pratique. La théorie qui veut se suffire à elle-même est une mauvaise théorie. D’un autre côté, elle est aussi une mauvaise théorie quand elle n’est là que pour produire quelque chose[17].  

Ce que l’on pourrait reformuler de la manière suivante : la théorie n’a de valeur que si elle est le moyen de la réalisation de son telos. Pourtant, elle perd sa valeur si elle devient le moyen de réaliser autre chose que son but propre, à savoir le « devenir-bon de tout » :

[Horkheimer] – Que signifie la pratique lorsque le parti n’existe plus ? […]. Étant donné que le parti communiste fait déjà partie intégrante de la société, cela signifie l’abandon de ce que nous entendons par pratique. Par pratique, nous entendons véritablement qu’on prenne au sérieux l’idée que le monde doit être fondamentalement changé. On doit montrer cela aussi bien dans la pensée que dans le faire. La pratique réside dans l’être autre, le monde doit devenir autre.[18]  

Si la pratique, c’est-à-dire la politique ne vise plus à réaliser ce but, si elle devient un moment de la reproduction de l’Identique (sous la forme de l’intégration du Parti révolutionnaire dans les structures de pouvoir d’une société divisée en classes), l’asservissement de la théorie à une telle pratique finira par faciliter la disparition du but lui-même de l’horizon des pensées et des actions ; dans de telles circonstances, la théorie pure pourra sauvegarder quelque chose de cette altérité irréductible :

[Adorno] – La théorie est justement elle-même quelque chose qui, par le fait d’être en retrait, vient en suppléance du bonheur. Le bonheur qui serait à établir par la pratique ne trouve dans le monde actuel aucun autre reflet que le comportement de l’être humain qui s’assied sur une chaise et réfléchit. [Horkheimer] – Ça, c’est aristotélicien.[19]

Du coup, le problème est soulevé du statut et du sens de la theoria ancienne en tant que réalisation suprême des potentialités humaines et partant du bonheur accessible à l’homme. Adorno n’hésite pas à revendiquer la valeur de la contemplation, cette thèse aristotélicienne qui, reprise au fil des siècles par les philosophes arabes et latins au Moyen âge et par Spinoza, va nourrir la philosophie classique allemande :

[Adorno] – Il y a pourtant véritablement quelque chose comme une vertu dianoétique, se consacrer simplement à une chose et lui rendre justice […]. Le sceau de l’authenticité de la pensée tient au fait de nier la constellation immédiate de ses intérêts propres.[20]   

Ce à quoi Horkheimer oppose le soupçon que la revendication de la valeur critique de la theoria ne représente que l’expression de la passion singulière de la pensée pure qui définit anthropologiquement les intellectuels :

Le fait que cela nous amuse de penser ne fonde pas le primat de la théorie sur la pratique. La pensée, si elle n’a pas de lien à la pratique, n’est rien d’autre que ce qu’on a l’habitude d’aimer tout simplement […]. Il doit y avoir une relation à ce qui peut devenir autre.[21]

On pourrait d’ailleurs répondre à Horkheimer que la dimension hédoniste ou « désirante » ne saurait être tenue pour négligeable dans la détermination des possibilités de la théorie et de la pratique : car, tout comme Bertolt Brecht demandait « si on ne veut pas jouir de la vie, pourquoi faire la Révolution ? », on pourrait se demander comment garder une relation « à ce qui peut devenir autre » si ce n’est en reconnaissant la légitimité des désirs et des plaisirs qui visent autre chose que « la constellation immédiate des intérêts ».

Non-conclusion

Le dialogue entre les deux philosophes n’aboutit pas, de toute évidence, à des conclusions définitives. Il est néanmoins possible de tirer quelques conclusions concernant le statut et la situation de leurs réflexions.

Perry Anderson a assigné l’École de Francfort à la constellation du « marxisme occidental »[22], dont la spécificité résiderait dans le reflux vers la théorie pure et l’analyse critique de la culture des efforts théoriques que le marxisme précédent avait consacrés au lien avec la pratique révolutionnaire :

L’unité organique de la théorie et de la pratique réalisée par la génération classique des marxistes d’avant la Première Guerre mondiale, qui assumèrent une fonction politico-intellectuelle inséparable dans leurs partis respectifs en Europe de l’Est et en Europe centrale, devait faire place, en Europe de l’Ouest, à une séparation de plus en plus marquée au cours du demi-siècle qui s’étend de 1918 à 1968.[23]  

Il s’agit d’une caractérisation évidemment trop schématique, que Anderson lui-même a fini par nuancer :

Les deux grandes tragédies qui de manière si différente submergèrent le mouvement ouvrier pendant la période de l’entre-deux-guerres, le fascisme et le stalinisme, se combinèrent donc pour disperser et détruire les porteurs potentiels d’une théorie marxiste autochtone unie à la pratique de masse du prolétariat occidental. La solitude et la mort de Gramsci en Italie, et l’isolement de Korsch et Lukács en exil aux États-Unis et en URSS marquèrent la fin d’une phase pendant laquelle le marxisme occidental était encore lié aux masses ».[24]

La haute spéculation est ici moins l’effet passif d’une impasse qu’une manière de ne pas céder devant une crise historique tragique. D’où la possibilité toujours ouverte de re-politiser les problématiques spéculatives du marxisme occidental.  

Ainsi, la reformulation postérieure par Anderson de la catégorie de « marxisme occidental » semble insuffisante :

Dans les années qui suivirent la Première Guerre mondiale, lorsque la grande vague des troubles révolutionnaires était retombée en Europe centrale […] une tradition intellectuelle bien distincte se développa en Europe, qui reçut bien plus tard le nom de marxisme occidental. Né d’une défaite politique – l’écrasement des insurrections prolétariennes en Allemagne, en Autriche, en Hongrie et en Italie, directement vécu par ses premiers grands penseurs (Lukács, Korsch et Gramsci) – ce marxisme était séparé du corpus classique du matérialisme historique par une césure nette. En l’absence d’une pratique révolutionnaire populaire, toute stratégie politique visant à renverser le Capital s’évanouit […]. Le marxisme occidental compensa cette perte en trouvant son centre de gravité dans la philosophie, où une série de penseurs exceptionnels de deuxième génération – Adorno, Horkheimer, Sartre, Lefebvre, Marcuse – construisirent un remarquable champ de théorie critique […]. Un centre d’intérêt fondamental constituait l’horizon commun à toute ligne de pensée. Le marxisme occidental était avant tout un ensemble de recherches théoriques sur la culture du capitalisme avancé. La primauté de la philosophie dans cette tradition conférait à ces travaux une tonalité particulière : ils restaient résolument, mais non exclusivement, attachés aux questions esthétiques[25].

Comme les échanges entre Adorno et Horkheimer le montrent, s’il y a une singularité du « marxisme occidental », elle consiste moins dans la dépolitisation de la théorie et de la culture que dans l’investissement de ces sphères dans une situation où la pratique politique est bloquée sous sa forme directe et ne peut être retrouvée dans son intensité que par une déconstruction des apparences immédiates de la forme des activités humaines. La problématique sous-jacente aux matériaux de ce paradoxal « nouveau Manifeste », mais qui caractérise en effet toute la production francfortoise (et non seulement) est donc la suivante : où se déplace la recherche du non-identique lorsque la pratique politique semble rencontrer une impasse épocale ? Qu’est-ce qui se passe au niveau de la transformation de ce qui existe dans les situations où rien ne semble se passer ? Que dans la jouissance du travail (aliéné) ou dans le goût de la théorie pure, ou encore dans la belle apparence créée par l’art puissent se glisser la trace du désir du telos et l’anamnèse de l’exigence que « tout devienne bon » ou que « tout se passe bien, cela témoigne du fait que, même là où il ne semble rien se passer, il peut en effet se passer quelque chose, et que l’emprise des rapports sociaux capitalistes n’est jamais absolue et sans reste. Ce qui, sans en nier la pertinence descriptive, aboutit à renverser l’appréciation par Anderson de ce qu’il appelle « marxisme occidental ».

« Que faire » donc si « le parti n’existe plus » ? Il semble bien que ces échanges constituent une problématisation, et donc un prolongement, de Que faire ? de Lénine bien davantage que du Manifeste du Parti communiste, dont les positions à l’égard de l’organisation sont moins prégnantes, tant sur le plan historique que sur celui de la théorie, que celles que développera le Parti bolchevik.

Il serait sans doute vain de chercher chez Adorno et Horkheimer des réponses déjà disponibles ; il conviendra de se contenter de rappeler que l’enjeu ultime de leur dialogue consiste dans l’affirmation que la passivité (la « sérialité », aurait dit Sartre) n’est jamais totale, que le non-identique ne cesse jamais de réapparaître – sous des formes généralement méconnaissables et souvent dégradées – au cœur même du système[26]

Notes

[1] Mentionnons toutefois le colloque « Avant le crépuscule » (université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 14 et 15 juin 2023), le premier entièrement consacré à Max Horkheimer à s’être tenu en France, le dossier consacré à la Théorie critique de la revue du Collège International de Philosophie Rue Descartes (n° 1, 2023) et celui de la revue en ligne Variations (n° 26, 2023), revue qui se place elle-même sous le signe de la Théorie critique.

[2] Katia Genel-Agnès Grivaux, « Avant-propos », in Theodor W. Adorno-Max Horkheimer, Vers un nouveau Manifeste, Bordeaux, La Tempête, 2020, p. 10.  

[3] C’est ce que les auteurs ont eux-mêmes prévu : « [Horkheimer] – On pourrait dire que ce ne sont là que des discours, des considérations. À qui doit-on dire cela. [Adorno] – Nous ne proposons pourtant aucune directive. Les gens qui lisent ce que nous écrivons doivent ouvrir les yeux. [Horkheimer] – Les gens vont penser : ma foi, ce sont vraiment des philosophes […]. Cela est lié au fait que le parti n’existe plus » (ibid., p. 74). Que « le parti n’existe plus » est l’un des noyaux problématiques décisifs du texte, ainsi que l’idée que, si l’inexistence du parti force les « discours » à se retirer dans le seul champ discursif, un tel champ n’est toutefois jamais « que du discours ».     

[4] Louis Althusser, « Marx dans ses limites » (1978), in Louis Althusser, Écrits philosophiques et politiques , t. I, Paris, Stock-IMEC, 1994, p. 371.

[5] Louis Althusser, « Le marxisme aujourd’hui » (1978), dans Solitude de Machiavel (et autres textes), Paris, PUF, 1998, p. 299.

[6] « Marx dans ses limites », opcit., p. 359.  

[7] Theodor W. Adorno-Max Horkheimer, Vers un nouveau Manifeste, op. cit., p. 68.

[8] Ibid., p. 29.

[9] Ibid., p. 30.

[10] Ibid., pp. 30-31

[11] Ibid., p. 31.

[12] Ibid., p. 32.

[13] Ibid.

[14] Ibid., pp. 32-33.

[15] Ibid., p. 33.

[16] Ibid., pp. 38-39.

[17] Ibid., p. 94.

[18] Ibid., p. 95.

[19] Ibid., p. 96.

[20] Ibid., pp. 87-88.

[21] Ibid., p. 97.

[22] Une publication récente semble opter pour remplacer cette expression avec celle, plus neutre, de « néomarxisme », laquelle englobe plus ou moins les mêmes auteurs et courants qu’étudie Anderson :  Marco Cerotto, Fabio Frosini, Andrea Ampollini, Valerio Aparo, « Genesi e sviluppo del neo-marxismo europeo », Rivista di Politica, n° 3, 2023. Les deux solutions peuvent être discutées et utilisées, à condition de rappeler que la difficulté principale est de préciser en quoi consisteraient le marxisme « oriental » ou le « paléo-marxisme » dont ces expressions semblent présupposer l’existence.   

[23] Perry Anderson, Sur le marxisme occidental, Paris, Maspero, 1977, pp. 45-46.

[24] Ibid., p. 49. 

[25] Perry Anderson, Les origines de la postmodernité (1998), Paris, Les prairies ordinaires, 2010, pp. 97-98.

[26] Il faudrait étudier le rapport de ces positions avec celles d’Althusser auquel Étienne Balibar attribuait – dans un texte ancien dont les intuitions, à ma connaissance, n’ont guère été reprises – une « proposition ontologique fondamentale » : « celle qui identifie en général, et quoi qu’il en coûte, les notions de lutte et d’existence » (Etienne Balibar, « Tais-toi encore, Althusser ! », in Écrits pour Althusser, ParisLa Découverte, 1991, p. 7). Ce qui veut dire que nulle sous-détermination ne saurait éteindre totalement, non seulement les contradictions, c’est-à-dire les déséquilibres immanents au système, mais aussi, et moins banalement, les antagonismes, c’est-à-dire les opérations par lesquelles l’exploitation et la domination rencontrent un non-identique singulier animé par le désir que « tout devienne bon » (et que donc, concrètement, l’exploitation et la domination soient supprimées).       

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