Portrait de François Mitterrand en artiste néocolonial
Un « partisan résolu de la décolonisation » : voici comment François Mitterrand est qualifié, sur le site de l’Élysée, en tant que ministre de la France d’outre-mer, en 1950-1951. Un portrait brossé par l’intéressé et qui non seulement enjolive la réalité, mais s’avère une fable, montre Thomas Deltombe dans L’Afrique d’abord ! Quand François Mitterrand voulait sauver l’Empire français.
Au travers et au-delà du protagoniste, c’est plus largement une contre-histoire qu’il s’agit d’écrire, relatant la naissance du néocolonialisme sous la décolonisation. En complément des « bonnes feuilles » du livre publiées récemment, nous nous entretenons ici avec l’auteur.
Contretemps (CT) : Ce livre fait suite à plusieurs autres que tu as écrits ou coécrits sur la Françafrique, dont Kamerun ! (2011) et La Guerre du Cameroun (2016), dont nous avions parlé ici même en 2017, et L’Empire qui ne voulait pas mourir (2021), dont la version poche a récemment paru. Peux-tu revenir pour commencer sur la réception de ce dernier ?
Thomas Deltombe (TD) : L’Empire qui ne veut pas mourir est un livre hybride, qui fait à la fois une synthèse de choses connues des spécialistes et qui, dans le même temps, apporte pas mal d’éléments inédits. Ce livre s’adresse donc à deux publics : un public de connaisseurs et un public de non-connaisseurs. L’objectif, en tout cas, était clairement de proposer un ouvrage « de référence » – en toute modestie ! – sur l’histoire assez mal connue des relations franco-africaines.
En travaillant sur ce livre, comme sur la guerre du Cameroun, je me suis rendu compte que la décolonisation de l’Afrique subsaharienne, en particulier, reste encore très mal connue, incroyablement méconnue même… alors que la plupart des gens croient qu’il n’y a plus rien à apprendre de cette période. Beaucoup de gens, y compris parmi les spécialistes, ne voient pas ce que de nouveaux livres sur ces sujets pourraient encore apporter, a fortiori quand ils sont écrits par des gens qui se tiennent à l’écart du sérail académique.
Je me suis d’ailleurs toujours étonné que si peu d’universitaires français travaillent sur la décolonisation – ou plus exactement la néocolonisation – de l’Afrique subsaharienne. Beaucoup de gens travaillent sur la décolonisation de l’Algérie mais très peu sur ce qui s’est passé au sud du Sahara. Les choses commencent peut-être à changer mais, pendant des années, les seuls qui travaillaient sur ce processus décolonisation/néocolonisation de l’« Afrique noire française », comme on l’appelait à l’époque, étaient soit des chercheurs étrangers, soit des Français étiquetés comme « militants ».
Quand des universitaires français s’aventuraient sur ces thématiques, ils jetaient en général un regard assez conservateur. C’est ce qui explique, à mon avis, que la guerre qui a ensanglanté le Cameroun dans les années 1950-1960 soit restée quasi inconnue en France jusqu’aux années 2010. Ce qui ne manque pas d’étonner pour un conflit qui a quand même fait des dizaines de milliers de morts et qui a abouti à l’installation à Yaoundé d’un régime autocratique pro-français (dont l’héritier direct est d’ailleurs toujours en place).
Dans son livre Main basse sur le Cameroun (1972), l’écrivain camerounais Mongo Beti avait pourtant tenté de percer la chape de silence qui étouffait ce scandale historique. Mais, malgré la censure de son livre par les autorités françaises au moment de sa sortie, il a trouvé très peu de soutien dans les milieux académiques hexagonaux.
Tout cela soulève pas mal de questions, je trouve. Sur l’espèce de croyance selon laquelle la décolonisation serait une période clôturée n’ayant plus qu’un lien ténu avec le présent. Sur le désintérêt général pour l’Afrique subsaharienne, son histoire comme son présent. Et sur la frilosité du monde académique et médiatique quand il est question des relations franco-africaines.
Une anecdote amusante et révélatrice : il a fallu attendre qu’Emmanuel Macron annonce la création d’une « commission mémorielle » sur la guerre du Cameroun, en juillet 2022, pour que France Culture consacre à ce sujet… sa première émission ! Et l’invitée unique n’était autre, évidemment, que l’historienne désignée par l’Élysée pour diriger ladite commission.
CT : Tes livres semblent pourtant trouver un public, alors que certains sont plutôt épais. Kamerun !, qui fait près de 1 000 pages en format poche, et L’Empire qui ne veut pas mourir, qui en fait plus de 1 300, se sont chacun vendus à plus de quinze mille exemplaires…
TD : Cela prouve à mon avis qu’il existe un public qui a envie d’aller « au fond des choses », comme on dit. Un public, en d’autres termes, que ne rebutent pas les approches qui se veulent à fois sérieuses et critiques.
C’est une évidence mais cela vaut la peine de le rappeler : il n’y a pas de contradiction entre le sérieux, dont certains universitaires croient parfois détenir le monopole, et la radicalité, que les mêmes réduisent un peu vite à une forme de militantisme puéril rétif à toute « complexité ». Il faut à mon avis réconcilier ces deux notions qui nous invitent, l’une et l’autre, à explorer les racines historiques des problèmes contemporains et à affronter – plutôt qu’à accompagner – la fabrique des récits officiels.
L’histoire de la notion de « Françafrique » illustre assez bien cette question, à mon avis. Jusqu’à récemment, cette notion était regardée avec un beaucoup de mépris par les milieux politiques et académiques, qui l’assimilaient à un slogan militant, à une manie journalistique ou à une sorte de racolage éditorial.
En gros, c’était vu comme une obsession de François-Xavier Verschave, auteur d’un livre emblématique sur le sujet (Françafrique. Le plus long scandale de la République, 1998), et de l’association Survie, dont Verschave a été plusieurs années le président (jusqu’à sa mort en 2005). Et le mépris qui entourait cette notion permettait de regarder avec dédain les militants qui se battent avec les moyens du bord mais avec détermination contre l’impérialisme français en Afrique, dans toutes ses dimensions (monétaire, militaire, culturelle, linguistique, etc.).
En fouillant dans les archives, on se rend compte que les choses sont en réalité un peu différentes. Car cette notion de Françafrique n’a pas été inventée par Verschave, comme certains le croient encore, ni par Félix Houphouët-Boigny, comme Verschave lui-même le croyait. Elle est apparue, à la une d’un journal français, dès 1945.
Cette petite découverte change la chronologie et, à mon avis, les perspectives car elle montre que la Françafrique, comme mot et comme chose, n’est pas qu’un vague objet polémique porté par des militants attardés : c’est un objet d’histoire digne d’être sérieusement analysé. Et un objet d’autant plus intéressant qu’il révèle un certain de nombre des non-dits entretenus par les élites parisiennes et des angles morts qui, plus généralement, travaillent la société française.
CT : Venons-en à ton dernier livre, sur la politique africaine de Mitterrand sous la IVe République. Ce livre s’attaque au mythe d’un Mitterrand « décolonisateur ». Or, pour la plupart des gens, Mitterrand n’a pas l’image d’un décolonisateur. C’est l’homme, par exemple, qui, ministre de l’Intérieur en 1954, déclare que « l’Algérie c’est la France »…
TD : J’avoue que j’ai moi-même découvert ce mythe au cours de mes investigations. Avant de travailler sur le parcours de Mitterrand, j’ignorais complètement qu’il avait essayé a posteriori de se faire passer pour un « décolonisateur ». Et, mieux encore, qu’il y avait largement réussi !
Pour comprendre la construction de ce mythe, il faut revenir à la chronologie : celle qui va transformer un jeune homme de droite, dans les années 1940, en un des leaders de « la gauche », dans les années 1960. La bascule, et c’est cela que j’étudie dans le livre, s’opère dans les années 1950 autour de la question coloniale. Mitterrand, qui se passionne alors pour les questions africaines, pour des raisons circonstancielles et par calcul politique, devient dans le courant des années 1950 l’une des têtes pensantes d’une forme de colonialisme modernisé, que les nationalistes algériens qualifient dès cette époque de « néocolonialisme ».
C’est cette histoire que Mitterrand va réécrire à partir des années 1960 pour se faire passer pour un authentique « progressiste ». Il va enjoliver son action en Afrique subsaharienne, comme ministre de la France d’outre-mer (1950-1951), en se présentant rétrospectivement comme un précurseur de la libération de l’Afrique subsaharienne. Et il va en parallèle minimiser sa responsabilité dans la répression du nationalisme algérien, comme ministre de l’Intérieur de Pierre Mendès France (1954-1955) puis comme garde des Sceaux de Guy Mollet (1956-1957), en expliquant qu’il a tout fait pour résister de l’intérieur aux dérives répressives et sanguinaires de ses collègues du gouvernement.
Cette réécriture de l’histoire est particulièrement palpable lorsqu’il est candidat de la gauche, contre le général de Gaulle, à l’élection présidentielle de 1965. Cherchant à s’attirer le soutien du « peuple de gauche », il ment comme un arracheur de dents, y compris à la télévision devant des millions de téléspectateurs (voir son interview à l’ORTF, le 22 novembre 1965). Ce qui exaspère évidemment ceux qui connaissent son passé, alors encore assez récent.
C’est le cas par exemple du grand avocat anticolonialiste Pierre Stibbe qui s’étonne, dans les colonnes du Monde, mais sans nommer Mitterrand, que la gauche puisse choisir comme candidat un homme au lourd passé vichyste et colonialiste. C’est le cas également de l’historien Pierre Vidal-Naquet, qui s’étrangle lui aussi en voyant Mitterrand se pavaner (comme il le raconte dans ses Mémoires).
Voilà à la tête de la gauche française un homme qui a cautionné la torture, qui a fait guillotiner des dizaines de militants algériens et qui a témoigné en faveur du général Salan lors du procès de ce dernier en 1962 ! Les élans anti-mitterrandiens de Vidal-Naquet sont cependant réfrénés par Jean Daniel, alors patron du Nouvel Observateur, qui lui demande de garder le silence. Il faut accepter Mitterrand, lui explique-t-il dans une lettre, « dans le malaise, et même dans le dégoût, mais dans la discipline »…
CT : Mitterrand parvient ainsi, par petites (et grandes) touches, à se faire passer pour un « progressiste »…
TD : Oui, il a misé sur l’autocensure des milieux anticolonialistes et sur la complaisance des milieux journalistiques. L’exemple le plus typique dans ce dernier cas est sans doute Alain Duhamel, avec qui il a écrit son livre Ma part de vérité (1969) : un livre d’entretien qui, sur les questions coloniales comme sur beaucoup d’autres, est un ahurissant tissu de mensonges (Duhamel évoquera ces « travestissements » et ces « manipulations » dans son livre Portrait d’un artiste, publié un an après la mort de l’ancien président).
Il est intéressant de noter que Mitterrand maintiendra cette « vérité » alternative jusqu’à la fin de sa vie. On la retrouve dans ses entretiens amicaux avec Marguerite Duras dans les années 1980 comme dans ses échanges crépusculaires avec Georges-Marc Benamou à la toute fin de sa vie (Mémoires interrompus, 1996). Et elle se répercute, avec quelques enjolivements supplémentaires, dans les biographies qui lui sont consacrées, depuis celle de Franz-Olivier Giesbert (1976) jusqu’à celle de Jean Lacouture (1998).
Il faudra finalement attendre les années 2000 pour que les mythes forgés par Mitterrand commencent à être publiquement remis en question. Et encore : uniquement sur le dossier algérien et seulement du bout des lèvres. Le livre de Benjamin Stora et François Malye, François Mitterrand et la guerre d’Algérie (2010), est significatif à cet égard : posant comme vérité que l’homme était un indéniable « décolonisateur » au début des années 1950, les deux auteurs se demandent comment il a pu se transformer en « homme de guerre », en Algérie, quelques années plus tard. Ce faisant, ils valident l’idée selon laquelle le « libéral » Mitterrand se serait laissé entraîner, par devers lui, dans l’« engrenage » algérien. Cet ouvrage, qui apporte pourtant des éléments accablants, valide paradoxalement le grand récit mitterrandien.
Ce que j’explique de mon côté, c’est qu’il n’y a pas, en réalité, de contradiction entre ces « deux Mitterrand » : ce dernier était simplement un colonialiste réformateur. Ou, pour le dire autrement, un homme qui avait compris, comme beaucoup d’autres mais peut-être plus finement que la plupart, que le projet impérial devait évoluer, s’adapter, se moderniser, pour se perpétuer. C’est du reste ce que Mitterrand lui-même explique noir sur blanc dans les innombrables textes qu’il publie à cette période, à commencer par les deux livres qu’il consacre aux questions coloniales : Aux frontières de l’Union française (1953) et Présence française et abandon (1957).
Mais on dirait que les historiens et les biographes de Mitterrand préfèrent insister sur le caractère modernisateur de sa politique plutôt que sur son caractère foncièrement colonialiste : ils valorisent ainsi l’homme de « progrès » en oubliant que son prétendu « progressisme » n’était que le moyen de prolonger un système impérial alors fragilisé par le système bipolaire de la guerre froide et que son apparent « libéralisme » n’était que le complément de la répression qui s’abattait implacablement sur toute contestation anticolonialiste (de l’Indochine à l’Algérie, en passant par Madagascar et le Cameroun).
CT : Un mot sur les sources que tu as utilisées. Une des choses frappantes est que beaucoup d’entre elles sont ouvertes et non cachées. N’avaient-elles jamais été exploitées auparavant ?
TD : Il y a en fait plusieurs types de sources. Certaines sont parfaitement ouvertes et faciles à trouver. C’est le cas des deux livres dont je viens de parler : tous les biographes de Mitterrand les ont exploités, bien sûr, même s’ils en font une analyse que je trouve en général assez problématique. Il y a des sources archivistiques, moins accessibles mais dont certaines ont été exploitées.
L’historien Éric Duhamel – décédé en 2000 – a par exemple beaucoup travaillé sur les archives de l’Union démocratique et socialiste de la Résistance (UDSR), le parti de Mitterrand à l’époque. Stora et Malye ont, de leur côté, travaillé notamment sur les fonds de Guy Mollet et sur les archives du Conseil supérieur de la magistrature. Certaines archives sont consultables à l’Institut François Mitterrand, d’autres à la Bibliothèque nationale de France (BNF), etc. J’ai personnellement fouillé dans la plupart de ces fonds, ainsi que dans pas mal de cartons aux Archives nationales, aux Archives nationales d’Outre-Mer ou aux Archives de Sciences Po Paris.
Mais ce qui m’a le plus frappé ce sont les sources publiées, facilement accessibles mais que personne n’a sérieusement consultées. J’ai été surpris par exemple que si peu de gens soient allés voir les exemplaires du Courrier de la Nièvre, le journal local dont Mitterrand – député de la Nièvre – était le responsable éditorial et dans lequel il a publié d’innombrables éditoriaux. La plupart des gens se contentent de citer ceux que Mitterrand lui-même a republiés, par la suite, dans divers recueils. J’ai personnellement préféré retourner à la source, à la BNF, ce qui m’a permis de lire les textes qu’il a soigneusement « oublié » de republier dans les décennies suivantes : des éditoriaux évidemment très instructifs…
Plus intéressant encore : le journal intégral de Vincent Auriol, président de la République de 1947 à 1953. Ce document est assez extraordinaire car c’est la transcription de tous les entretiens qu’Auriol a eus, jour après jour, avec des centaines d’acteurs de la vie politique et économique française au cours de son septennat. Des milliers de pages ! Or les historiens qui ont travaillé sur Mitterrand semblent n’avoir consulté que très superficiellement ce journal, pourtant disponible y compris en format numérique depuis des années. Certains en citent quelques extraits mais, à mon avis, pas les plus importants.
Un oubli regrettable car ce journal permet de dissiper l’un des principaux mythes forgés a posteriori par Mitterrand : celui qui en fait l’initiateur du divorce entre Félix Houphouët-Boigny et le Parti communiste français (PCF) et, à partir de là, le prétendu précurseur de la décolonisation pacifique de l’« Afrique noire française ».
CT : Il faut que tu reviennes, précisément, sur la relation entre Mitterrand et Houphouët-Boigny, car c’est une des clés de ton livre et, de fait, l’un des mythes auquel tu t’attaques.
TD : Un mot supplémentaire, quand même, sur ce journal d’Auriol, qui explique en partie pourquoi les biographes de Mitterrand sont passés à côté. Alors que les tomes annuels – un pour chaque année de présidence – ont été publiés sans encombre jusqu’en 1983, un tome est resté dans les cartons jusqu’en 2005 : celui de l’année 1950. Pierre Nora, éditeur de ce journal, note dans ce volume que c’est Mitterrand lui-même qui a agi en sous-main pour suspendre la publication de ce journal car il avait « modérément apprécié les jugements portés par Vincent Auriol sur sa personne et son action quand il était ministre de la IVe République ».
Or justement, et ça va répondre à ta question, c’est cette année 1950 que Mitterrand a beaucoup mystifié par la suite pour se faire passer pour un « décolonisateur ». Voilà schématiquement sa version, reprise en boucle par tous les mitterrandiens :
1. en tant que ministre de la France d’outre-mer, il aurait courageusement pris contact avec Félix Houphouët-Boigny, alors député de Côte d’Ivoire et président du Rassemblement démocratique africain (RDA) ; 2. comme ce dernier était alors allié au PCF, cette initiative hardie aurait fait hurler les milieux conservateurs (nous sommes en pleine guerre froide), sur le mode : « Comment ! Le ministre de la France d’outre-mer pactise avec des Noirs staliniens et antifrançais ! » 3. Mitterrand a heureusement tenu bon et Houphouët-Boigny a ainsi pu se libérer de l’emprise du PCF ; 4. Le leader ivoirien a dès lors pu travailler en bonne intelligence avec le gouvernement français afin de libérer l’Afrique de la tutelle coloniale sans effusion de sang. Jusqu’à sa mort, Mitterrand citera cet épisode comme l’une de ses plus grandes fiertés politiques : c’est lui qui aurait déclenché le processus d’indépendance sans violence de l’ex-Afrique noire française. Un « événement capital », évidemment.
Sauf que c’est faux. Comme le montre le journal d’Auriol et comme le précisent, par exemple, les archives de la police coloniale de l’époque, Mitterrand n’a joué aucun rôle dans la séparation d’Houphouët avec les communistes : il n’est intervenu que dans un second temps et a surtout essayé de – et réussi à – profiter politiquement du divorce entre la direction du RDA et celle du PCF. Ce que la légende mitterrandienne oublie également de préciser, c’est que ni Houphouët ni Mitterrand ne souhaitaient l’indépendance des colonies africaines : ils s’y sont l’un et l’autre opposés avec acharnement jusqu’à la toute fin des années 1950.
Bref, l’idée d’un « Mitterrand précurseur de la décolonisation » de l’Afrique noire ressemble fort à une légende, à une fake story, pourrait-on dire, que reprennent pourtant plus ou moins directement tous ses biographes. Pour qui a un peu fouillé les archives, certaines des biographies qui lui sont consacrées sont vraiment amusantes.
CT : Un exemple ?
On peut par exemple citer le livre de Laure Adler, François Mitterrand. Journées particulières (2015), qui raconte la vie de l’ancien président à travers quelque 180 dates qui ont marqué sa vie. Dans ce livre, Adler reprend à son compte une bonne partie des mensonges que Mitterrand a distillés, pendant des décennies, sur cette fameuse année 1950 au cours de laquelle Mitterrand et Houphouët-Boigny auraient jeté les bases de la décolonisation.
Un détail aurait pu instiller quelque doute à Laure Adler : alors que son livre est tout entier organisé autour de grandes dates (« 26 octobre 1934 », « 16 mai 1935 », etc.), la rencontre « décisive » avec Houphouët-Boigny, pourtant immortalisée par « les photographes », assure-t-elle, est la seule dont elle n’a pas trouvé la date exacte. Elle se contente donc de reprendre la période imprécise donnée par François Mitterrand, « octobre 1950 », et de mettre en scène cette fameuse « journée » comme si elle en connaissait les moindres détails.
Je n’ignore pas que Mitterrand et Houphouët étaient en contact à la fin de l’année 1950 mais je n’ai jamais, moi non plus, retrouvé les dates exactes de leurs rencontres (auxquelles la presse de l’époque n’a donné aucune publicité). On peut néanmoins être certain que le récit que Mitterrand en a fait par la suite était soigneusement arrangé : ses déclarations publiques en octobre 1950, et même après, indiquent qu’il n’était pas très pressé de pactiser avec Houphouët-Boigny. Ce qui n’empêche pas Laure Adler de reprendre à son compte le récit rétrospectif de son héros et de conclure son chapitre sur une note triomphale, affirmant qu’en s’engageant « courageusement » aux côtés d’Houphouët, Mitterrand a clairement « pris fait et cause pour l’Afrique » (même si, écrit-elle, il eut la prudence de ne pas « laisser apparaître qu’il sout[enait] les mouvements d’indépendance »).
Voilà le genre de récit qu’on lit chez les biographes de François Mitterrand : Éric Roussel, Michel Winock, Philip Short, etc. On en retrouve bien sûr les traces sur le site de l’Institut François Mitterrand et même sur la page consacrée à l’ancien président sur le site de l’Élysée.
CT : Au-delà ou en dépit des contre-vérités factuelles, l’hypothèse selon laquelle Mitterrand, comme d’autres responsables politiques, aurait cherché à accompagner une décolonisation certes graduelle, mais tout de même effective, peut s’envisager, non ?
TD : C’est en effet sur l’ambiguïté du mot « décolonisation » que repose la mystification mitterrandienne. Toute la politique coloniale de la France, après la conférence de Brazzaville de 1944, tourne autour de la notion de « réforme » : après la Seconde Guerre mondiale, personne n’ignore qu’il est nécessaire de faire évoluer le système colonial. C’est pour cette raison, par exemple, qu’on modifie la terminologie officielle – l’Empire devient l’« Union française » et la « France d’outre-mer » – et qu’on octroie un certain nombre de droits à ceux qu’on ne qualifie plus désormais d’« indigènes ».
C’est dans cette veine réformiste que s’inscrit la notion de « Françafrique » quand elle apparaît en 1945. Mais ces réformes au compte-gouttes sont ambiguës : ont-elles pour objectif de libérer les peuples colonisés, comme elles le prétendent en général, ou visent-elles plutôt à « humaniser » la domination coloniale pour mieux la prolonger ? C’est dans cette ambiguïté que se situe le courant « libéral » dont Mitterrand se rapproche à partir de 1951 et dont il se veut l’un des théoriciens à partir de 1952.
Ce que je montre dans le livre c’est qu’à l’inverse de quelques esprits authentiquement progressistes qui ont cru à la possibilité de subvertir l’empire de l’intérieur (par exemple Aimé Césaire, qui a opté pour la départementalisation de la Martinique en 1946), des gens comme Mitterrand voyaient dans le réformisme le seul instrument capable de prolonger durablement ce qu’il appelait par euphémisme la « présence française » outre-mer.
Il l’écrit d’ailleurs très clairement dès 1945, quand il explique que « changer nos méthodes » est la seule manière de conserver les colonies. Il le répète en 1957, quand il décrit « la politique de réforme » comme « l’ultime sauvegarde de la présence française ». Toute sa politique dans les années 1950 est orientée vers cet objectif conservatoire. Les guerres d’Indochine et l’Algérie l’obligent à revoir ses ambitions à la baisse, mais il estime avoir rempli sa mission en Afrique subsaharienne.
Fin 1958, Le Courrier de la Nièvre le présente sans fausse pudeur comme « le sauveur de l’Afrique noire française ». Sous-entendu : alors que les autres responsables politiques ont été incapables de garder l’Indochine et ont mis en péril l’Algérie française, Mitterrand a sauvegardé la présence tricolore au sud du Sahara. Un exploit solitaire qui sauvera la nation elle-même, assure-t-il, « car, sans l’Afrique, il n’y aura pas d’Histoire de France au xxie siècle » (Présence française et abandon).
C’est son renvoi dans l’opposition après la chute de la IVe République en 1958 et l’octroi des indépendances aux ex-colonies d’Afrique subsaharienne en 1960 qui obligent Mitterrand à retravailler sa légende : il présente désormais son réformisme conservateur comme un progressisme « libérateur » et ses théories néocolonialistes comme des convictions « anticolonialistes ». Bref, pour se hisser au rang de chef de l’opposition antigaulliste, il fait rétrospectivement passer des vessies pour des lanternes.
Si cela fonctionne aussi bien, ce n’est pas seulement parce qu’il ment avec un incroyable aplomb et parce que ceux qui le savent se taisent piteusement. C’est surtout parce que ce mythe individuel flatte une légende collective : celle d’une gauche française fondamentalement « anticolonialiste ». Les gaullistes ont en leur temps surfé sur le mythe de la « France résistante ». Les héritiers de Mitterrand vivent encore sur le mythe de la « gauche décolonisatrice ». Et nombreux sont ceux qui continuent de regarder la France comme la grande « libératrice des peuples opprimés ». Autant de mythes usés mais toujours bien vivaces.
CT : Peut-on dire que la mystification mitterrandienne a d’autant mieux fonctionné que l’« indépendance » octroyée aux colonies africaines en 1960 était en réalité très limitée ?
TD : Absolument : c’est plus facile de se présenter comme un « décolonisateur » quand on ne décolonise qu’à moitié ! Cela rejoint une idée profondément ancrée dans la psyché impériale française, qui considère que les Africains ne méritent qu’une souveraineté limitée ou qu’ils sont incapables de vivre autrement que sous la tutelle d’une « grande puissance ». Cette idée, très présente dans les années 1950, explique pourquoi les responsables politiques français ont finalement accepté de céder l’indépendance aux ex-colonies africaines : cette « indépendance » leur convenait puisqu’elle était en réalité vidée de sa substance par les mécanismes de la « coopération » (militaire, monétaire, douanière, commerciale, etc.).
Cette souveraineté de façade, qui permettait de prolonger l’entreprise impériale et qui convenait très bien aux leaders africains formés par la France, comme Félix Houphouët-Boigny ou Léopold Sédar Senghor, a été présentée comme la seule « indépendance » possible et raisonnable. Et pendant que les peuples africains découvraient les réalités du néocolonialisme, les élites françaises se satisfaisaient dans une belle unanimité de cette indépendance factice : pendant que les « progressistes » se félicitaient d’avoir si généreusement « libéré l’Afrique », les autres se réjouissaient d’avoir si habilement sauvé la « présence française » au sud du Sahara.
Cette unanimité se retrouve aujourd’hui dans les refrains, entonnés aussi bien à gauche qu’à droite, sur la « perte d’influence française » et sur les « concurrences étrangères » (russes, chinoises, etc.). Cette angoisse, déjà présente dans les années 1950-1960, revient très fort depuis qu’ont émergé en Afrique des mouvements dits « antifrançais », et alors que les coups d’État se multiplient dans le « pré carré » tricolore. « Ne perdons pas l’Afrique ! », « La France expulsée d’Afrique ? », « La Russie est-elle en train de nous mettre dehors ? », etc. Voilà ce qui alarme nos médias et nos responsables politiques, qui reconnaissent donc implicitement qu’ils se satisfaisaient jusqu’ici d’une « décolonisation » partielle et en trompe-l’œil. Celle-là même à laquelle ont œuvré dans les années 1950 des gens comme François Mitterrand.
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Crédit image : © AFP / Philippe Bouchon. Source : BNF – Les essentiels.