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Le philosophie marxiste hongrois Gáspár Miklós Tamás est mort le 15 janvier dernier. Il était assurément l’un des penseurs les plus originaux et créatifs de l’ancien bloc de l’Est. Au regard du succès de son dernier livre en Hongrie, Antitézis, son décès ne marque pas la fin des traditions marxistes de la Hongrie comme l’ont sans doute annoncé – trop heureux – certains commentateurs.

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Philosophe marxiste transylvanien, également connu sous le nom de TGM ou Gazsi, Gáspár Miklós Tamás laisse un vibrant héritage intellectuel, non seulement en tant que théoricien, mais aussi en tant qu’écrivain intransigeant, critique féroce et camarade attentionné. En Occident, il est surtout connu pour avoir été un critique impitoyable de divers régimes autoritaires. Mais son parcours intellectuel était tout sauf simple : il est passé de l’anarchisme au libéralisme et au conservatisme, pour ensuite retrouver le chemin du marxisme et du socialisme. Son travail théorique a toujours consisté à réinventer et à remettre en question tout ce qui existe, dans un climat politique souvent empoisonné par le sectarisme et le puritanisme. Il était l’un des penseurs les plus originaux de la région, ayant cherché à retravailler des concepts tels que le fascisme et le post-fascisme, la classe et le capital, le communisme et l’anticommunisme, le pouvoir et la démocratie et bien d’autres encore.

La mémoire de Tamás a été traitée de manière plutôt apolitique en Hongrie. Même le Premier ministre d’extrême droite Viktor Orbán a rendu hommage au philosophe disparu, le qualifiant de « dernier combattant de la liberté ». Inévitablement, nombre de ces témoignages s’appuient sur des mots tels que « combattant » ou « bon combat », ainsi que sur le brillant style d’écriture de Tamás, ses connaissances sophistiquées et sa force de caractère, mais ils ne mentionnent pas le type de combat révolutionnaire qu’il menait réellement. D’autres nécrologies émanant de l’intelligentsia de droite et libérale ont insisté sur le tournant définitif de Tamás vers le marxisme. Au cours des trente dernières années, alors que la plupart des intellectuel.le.s d’Europe de l’Est ont dérivé vers la droite, sa présence provocante a prouvé qu’il existe toujours une forte tradition politique de gauche.

Certains de ses pairs ont présenté son virage marxiste comme une « erreur malheureuse », une chose du passé qui n’a ni légitimité ni avenir. Certains prétendent même que la tradition marxiste en Hongrie a disparu avec lui. Ils ne pourraient pas être plus dans l’erreur. Son dernier livre, intitulé Antitézis, a été, contre toute attente, un grand succès en Hongrie. Il existe clairement une ignorance et un manque de volonté de traiter avec une nouvelle génération d’universitaires, d’intellectuel.le.s et de militant.e.s politiques de gauche d’Europe de l’Est, pour qui Tamás n’était rien de moins qu’une icône. À sa mort, de jeunes universitaires d’Europe centrale, des Balkans et même d’Ukraine ont rendu un hommage émouvant à leur ancien professeur, mentor, ami et camarade.

De la Transylvanie à Budapest

Gáspár Miklós Tamás est né en 1948 à Kolozsvár (Cluj), une ville brièvement sous domination hongroise pendant la Seconde Guerre mondiale mais restituée à la Roumanie peu avant sa naissance. Fils d’un père hongrois et d’une mère juive-hongroise, il a vécu et étudié en Roumanie jusqu’au début des années 1980, date à laquelle il a été expulsé du pays en raison de son opposition radicale au régime autoritaire de Nicolas Ceausescu. Il n’a pas pu rentrer chez lui pendant dix ans.

En tant que Hongrois d’origine et d’ascendance juive, Tamás est devenu la cible des autorités ultranationalistes « communistes » de Roumanie. Tamás a souvent décrit l’idéologie de ce parti comme étant « faux-communiste » et a évoqué maintes fois le nationalisme extrême, le chauvinisme et l’oppression des minorités ethniques comme étant ses principales caractéristiques. Son analyse critique du régime de Ceausescu offre encore aujourd’hui certains des aperçus les plus précieux sur l’histoire du communisme roumain et de la révolution roumaine de 1989. Pendant de nombreuses années, Tamás n’a rien écrit en roumain, simplement parce qu’il ne voulait pas utiliser la langue de ses oppresseurs. Plus tard dans sa vie, cependant, il s’est remis à écrire en roumain et a découvert certaines dimensions perdues de son identité transylvanienne qui était complexe.

Il s’est installé dans la capitale hongroise en 1978 pour rejoindre l’opposition démocratique. Comme ses pairs, il se battit contre l’aliénation, la pauvreté, la censure et l’oppression. Mais en fin de compte, il était convaincu que travailler (et se battre) pour la démocratie était la seule façon d’avancer. Au fur et à mesure que Tamás s’engagea politiquement, il se tourna vers le libertarianisme, le conservatisme social et le patriotisme hongrois.

Plus tard, il évoqua cet épisode de sa carrière avec regret et qualifia sa période réactionnaire de « déviation » s’expliquant par sa « colère et son désespoir ». Au moment de l’éclatement de l’Union soviétique, de nombreux anciens gauchistes étaient en effet devenus conservateurs, anticommunistes, voire pire. La colère envers le socialisme en tant que projet raté était culturellement écrasante. Pour ne citer qu’un exemple, la professeure Ágnes Heller et d’autres membres de « l’école de Lukács » rompirent publiquement avec le marxisme. Plus tard, la plupart d’entre eux et d’entre elles prendront leurs distances avec Tamás, face à son virage (ou plutôt son retour) vers le marxisme.

Dans la Hongrie d’aujourd’hui, les plaques commémoratives et les statues de György Lukács et de Karl Polanyi sont fréquemment enlevées et détruites et les statues antifascistes bannies dans un parc pour monuments abandonnés à l’extérieur de Budapest. La droite hongroise cherche désespérément à faire disparaître tout signe de la gauche historique. Tamás, lui, a cherché à la construire sur de nouvelles bases. En effet, sa colère contre l’échec du système socialiste a fait de lui un penseur marxiste autocritique dont la gauche est-européenne avait désespérément besoin.

Sur le fascisme et le post-fascisme

Alors que la mémoire de la gauche historique est aujourd’hui effacée en Europe de l’Est, le discours des années 30 semble toujours vivant. Nous le voyons dans la présence du révisionnisme et du négationnisme de l’Holocauste, dans la glorification des collaborateurs nazis et dans la violence symbolique contre les communistes et les antifascistes du passé. Cela s’inscrit également dans un débat plus large sur le fascisme mondial et sa signification aujourd’hui. Le remarquable essai de Tamás « On Post-Fascism » apporte une clarté indispensable sur ce que signifie être fasciste aujourd’hui et en quoi cela diffère de l’héritage du nazisme. Comme Tamás le définit dans son essai :

Le post-fascisme est un ensemble de politiques, de pratiques, de routines et d’idéologies que l’on peut observer partout dans le monde contemporain ; qui n’ont rien ou presque à voir, sauf en Europe centrale, avec l’héritage du nazisme ; qui ne sont pas totalitaires ; qui ne sont pas du tout révolutionnaires ; et qui ne sont pas fondés sur des mouvements de masse violents et des philosophies irrationalistes et volontaristes, ni ne jouent, même en blague, avec l’anticapitalisme. Le post-fascisme trouve facilement sa niche dans le nouveau monde du capitalisme mondial sans bouleverser les formes politiques dominantes de la démocratie électorale et du gouvernement représentatif.

Tamás affurmait que pour les jeunes, même en Europe de l’Est, la plupart des idées fascistes et nazies historiques semblent ridicules et totalement irréconciliables. L’ultramilitarisme, le mysticisme, le fétichisme machiste de la vitesse, le romantisme réactionnaire, le fanatisme désintéressé, etc. ne sont pas exactement des idées qui trouveraient un écho auprès des hipsters de l’alt-right sur Spotify qui détestent la « gauche woke ». Pour Tamás, l’antisémitisme était le lien définitif entre les « anciens fascistes » et les nouveaux. Pourtant, les post-fascistes, contrairement à tout récit dominant, ne sont ni des traditionalistes, ni des anti-modernes, ni la classe marginale, ni les perdants d’un ordre capitaliste basé sur le mérite et la compétition.

Au contraire, en Hongrie, comme ailleurs en Europe de l’Est, la montée du post et du néo-fascisme est plutôt liée à l’effondrement économique de l’après-1989 et à la faible légitimité de la démocratie libérale. Il s’agit avant tout d’un produit du Zeitgeist (l’esprit de l’époque) anticommuniste qui a suivi la fin des régimes staliniens « socialistes d’État ». Il est né comme une révolte contre le libéralisme hégémonique qui, idéologiquement, n’avait rien d’autre à dire que « le capitalisme est la nature humaine. » Les élites bourgeoises de l’après-1989 disaient que l’inégalité était nécessaire au développement de l’économie privatisée, mais l’effondrement économique national a juste laissé des millions de personnes sans emploi, sans abri et humiliées.

Tamás lui-même était non seulement un théoricien du fascisme et du post-fascisme, mais aussi un membre actif des manifestations antifascistes en Hongrie. Ces dernières années, il était aussi pratiquement le seul intellectuel hongrois à prendre la défense des peuples du Kurdistan, de Syrie et de Palestine et à se joindre aux manifestations réclamant justice pour eux. Il a fermement défendu les communautés fréquemment visées par l’extrême droite dans son pays. Il a manifesté sa solidarité avec les Roms et les juifs et le juives de Hongrie, les migrant.e.s, les réfugié.e.s, les malades mentaux et les handicapé.e.s, les homosexuels, les lesbiennes et les transsexuels.

Ce qui reste

Antitézis (Antithèse) de Tamás est sorti en 2021 et comprend des traductions d’essais et d’articles publiés précédemment en anglais. Le livre comprend « Telling the Truth About Class », l’un de ses essais les plus influents écrits en anglais. Le recueil comprend également deux nouveaux essais qu’il a écrits en hongrois. La sélection de ses écrits offre une perspective sur la manière dont le travail théorique de Tamás s’aligne sur la tradition marxiste occidentale et inclut une analyse critique des régimes staliniens « socialistes d’État ». Il convient de noter que Tamás était extrêmement critique à l’égard des récits et des postures anticommunistes actuels qui n’offrent qu’une compréhension quelque peu révisionniste de l’ancien régime. Le livre a déjà connu trois éditions et a indéniablement été un grand succès en Hongrie. Tamás était également un écrivain politique extrêmement productif, mais il abandonna le journalisme politique en 2020.

Il exprimait souvent sa désillusion face à l’état dévastateur de notre civilisation, et affirmait que le socialisme, en tant que contre-culture, semblait en voie de disparition. Sa vision du monde actuel et de son avenir était extrêmement pessimiste. Cependant, Tamás pensait qu’en raison de ces conditions impossibles, il est plus important que jamais de poursuivre nos pratiques critiques et révolutionnaires. C’est également la raison pour laquelle Tamás s’est montré extrêmement virulent à l’encontre de l’anti-intellectualisme, tant à droite qu’à gauche.

Au contraire, il encourageait les étudiant.e.s et les travailleur.ses à se mettre au défi intellectuellement. Comme il l’a écrit dans un article de 2019 :

« Étudions la philosophie politique classique, l’histoire, la sociologie, l’économie, le droit. Préparons-nous, regardons autour de nous, apprenons à connaître la réalité en Hongrie, en Europe de l’Est et à l’Ouest. Débarrassons-nous des émissions de télévision, de la musique pop, des mèmes, des gifs et de Facebook. Oublions les influenceurs, les gastroblogs et les films primés. Oublions le kitsch politique de type Harari et le tourisme superficiel. »

Inévitablement, son emportement passionné a déclenché un débat adornien plutôt ennuyeux sur la valeur de la culture pop. Mais il est passé à côté de ce que Tamás voulait vraiment dire : le temps nous est compté et la crise du capitalisme mondial exige des approches pointues, élaborées et critiques.

Tamás a participé aux manifestations anticapitalistes jusqu’à la fin. En septembre 2022, il n’a pas pu assister à la marche pour le droit au logement à Budapest en raison de son état de santé, mais il a écrit un discours enflammé pour l’occasion, abordant les inégalités en matière de logement et le traitement inhumain des personnes sans logement par le gouvernement. Dans son dernier discours, Tamás a déclaré : « L’injustice touche tout le monde. Justifier l’injustice offense tout le monde. Le système est insupportable ». Et il l’est !

Paradoxalement, son pessimisme a en quelque sorte donné de l’espoir à la jeune gauche d’Europe de l’Est et de Hongrie pour lutter pour une alternative socialiste, pour rejeter ce que l’on nous a dit au cours des trente dernières années de notre existence, à savoir que l’inégalité rampante, la cupidité des entreprises, l’exploitation, la hiérarchie naturelle, la faim, la violence d’État et la guerre sont la nature humaine et que le consumérisme est synonyme de liberté. Notre courage subversif est peut-être né du désespoir, mais il est bien présent.

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Anita Zsurzsán est une chercheuse indépendante en philosophie et en esthétique basée à Budapest.

Traduit pour Contretemps par Christian Dubucq.

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