« Non Una di Meno » : les féministes italiennes vers la grève transnationale du 8 mars
« Le Streghe son tornate » (Les sorcières sont revenues)[1], un des slogans du mouvement féministe italien des années 1970, c’est le titre de l’article de « La Repubblica » qui raconte l’Assemblée Nationale de « Non Una di Meno » (Pas Une de Moins)[2] du 4 et 5 février dernier à Bologne.
« Le streghe non se ne sono mai andate » (les sorcières ne sont jamais parties) c’est la réponse des féministes qui ont participé à l’assemblée. Mais la restitution médiatique de ce qui s’est passé à Bologne est indicative de l’atmosphère qui s’est créée pendant ces derniers mois en Italie : un nouveau féminisme est en train de naître ou – plutôt – est en train de renaître. « Nous devons nous dire que nous avons donné vie à un nouveau mouvement féministe en Italie, qui n’est pas isolé mais qui est connecté au niveau international avec plusieurs mouvements », a affirmé une activiste dans le discours de clôture de l’assemblée.
S’inscrivant dans un parcours transnational et global de luttes féministes, Non Una di Meno transcende les frontières italiennes. Le mouvement italien est façonné par et s’inspire du mouvement argentin « Ni Una Menos », née en 2015 en réaction au taux élevé de féminicides dans le pays. Ni Una Menos et son correspondant italien naissent de l’urgence de la lutte contre les violences faites aux femmes, de la rage qui devient un point de départ pour réussir à désintégrer la culture patriarcale, du désir de subvertir la vision victimisante liée à la violence de genre, en créant de nouvelles stratégies de narration, de lutte, de résistance et d’alliance.
Nous avons vu au cours de ces derniers mois que le monde entier est traversé par une effervescence féministe renouvelée : il faut rappeler le Czarny Protest (Black Protest) polonais, en septembre, contre la nouvelle proposition de loi anti-IVG, qui a rempli les places en Pologne ; la grève islandaise contre le gender gap pay en octobre ; les actions irlandaises contre le 8ème amendement (qui interdit l’avortement en Irlande) et enfin la Women’s March états-unienne en janvier. Tous ces mouvements, qui partent de problématiques et contextes locaux, ont eu un écho et une solidarité internationale et ils ont permis de construire des réseaux capables de créer une mobilisation féministe à un niveau global.
En Italie, Non Una di Meno apparait à Rome en 2016 grâce à « ReteIoDecido » (Réseau C’est moi qui décide), « D.i.R.e. – Donne in Rete contro la violenza » (Femmes en réseau contre la violence) et « UDI – Unione Donne in Italia » (Union des femmes en Italie), lesquelles appellent à une manifestation pour « crier notre rage et revendiquer notre envie d’autodétermination » pour la journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, le 26 novembre. Ont rapidement répondu à l’appel une multitude de groupes, collectifs, associations et individus. Après les premières rencontres nationales, des assemblées locales se sont succédé dans la plupart des villes italiennes en vue de l’organisation de la grève.
Le 26 novembre dernier 200 000 femmes et subjectivités LGBTIQA+ prennent la rue, se réappropriant de la parole et l’espace public. Une assemblée nationale, articulée autour de huit tables thématiques, se met en place le jour suivant pour discuter « comment donner une continuité et du souffle au début de travail d’élaboration, de confrontation et de propositions ». En cette occasion, une nouvelle assemblée nationale a été convoquée les 4 et 5 février à Bologne.
Ce qui ressort est la nécessité d’adhérer à l’appel à la grève internationale des femmes du 8 mars 2017 lancé par les féministes argentines. La volonté de pratiquer la grève des femmes et du/des genre/s dans toutes les villes italiennes se dessine.
Non Una di Meno présente en son sein une très grande complexité politique, associant une multitude de positionnements parfois complètement différents, mais qui reconnaît la nécessité d’agir ensemble et collectivement pour réussir à poursuivre des revendications communes.
Le texte suivant est le compte-rendu de la troisième assemblée nationale Non Una di Meno qui a eu lieu à Bologne le 4 et 5 février et qui présente les revendications et les positionnements politiques du mouvement italien à ce jour pour la grève du 8 mars.
8 points pour le 8 mars : PAS UNE HEURE DE MOINS DE GRÈVE !
8 points pour le 8 mars. Ceci est la plateforme politique élaborée par 2000 personnes qui se sont réunies à Bologne en assemblée nationale les 4 et 5 février derniers. En poursuivant le travail féministe contre les violences faites aux femmes et/ou aux personnes LGBTIQA+, elles organisent la grève des femmes du 8 mars qui aura lieu dans plusieurs pays du monde. Les points suivants expriment le refus de la violence de genre dans toutes ses formes : oppression, exploitation, sexisme, racisme, homophobie et transphobie.
Le 8 mars donc, nous croiserons les bras en arrêtant toute activité productive et reproductive. La violence masculine contre les femmes ne peut pas être combattue avec des peines plus sévères – comme le voudrait la proposition de loi qui est en ce moment en discussion au Parlement italien et qui prévoit l’emprisonnement à vie pour les auteurs de féminicides – mais avec une transformation radicale de la société. Encore une fois, nous battrons le pavé, dans toutes les villes, avec des cortèges, des assemblées dans l’espace public, des manifestations créatives.
Nous faisons grève pour affirmer notre force. Encore une fois, nous demandons à tous les syndicats d’appeler, ce jour-là, à une grève générale de 24 heures, pas une heure de moins. Plus particulièrement, nous demandons aux trois plus grands syndicats italiens, et notamment à la CGIL[3] de répondre publiquement à cet appel à la grève générale.
Nous faisons grève car :
La réponse à la violence réside dans l’autonomie des femmes
Nous faisons grève contre la transformation des centres anti-violence en centres d’assistance. Les centres anti-violence sont et doivent rester des espaces indépendants de l’influence de l’église catholique, autonomes et gérés par les femmes, des lieux féministes créateurs de processus de transformations culturelles, aptes à modifier les dynamiques structurelles qui produisent la violence des hommes contre les femmes et la violence de genre. Nous refusons le soi-disant « Codice Rosa »[4] (Code rose) dans son application institutionnelle et toutes les interventions de type répressif et d’urgence. Nous exigeons que les centres anti-violence soient activement associés dans l’élaboration de toute initiative vouée à combattre la violence de genre.
Sans droits réels, il n’y aura pas de justice ni de liberté pour les femmes
Nous faisons grève parce que nous voulons une application totale de la Convention d’Istanbul contre toute forme de violence masculine sur les femmes : violence économique, psychologique, harcèlement sexuel sur le lieu de travail, violence en ligne et sur les réseaux sociaux. Nous exigeons des mesures de protection immédiate pour toutes les femmes qui portent plainte, indépendamment du fait qu’elles aient des enfants ou pas, qu’elles aient des papiers ou pas. Nous exigeons la suppression de la garde partagée en cas de violence familiale. Nous exigeons des professionnel•le•.s du droit bien formé•e•s afin que les femmes ne soient pas re-victimisées.
Sur nos corps, sur notre santé et sur notre plaisir, c’est nous qui décidons
Nous faisons grève parce que nous voulons l’avortement libre, gratuit et en toute sécurité et la suppression de l’objection de conscience[5]. Nous nous mettons en grève contre la violence obstétricale, pour l’accès complet à la RU486, jusqu’au 63ème jour de grossesse, en hôpital de jour et sans hospitalisation obligatoire[6]. Nous nous mettons en grève contre le stigmate de l’avortement et nous refusons les sanctions pour les femmes qui avortent hors des procédures légales à cause du taux élevé d’objection de conscience : que chacune puisse exercer sa propre capacité à l’autodétermination. Nous voulons dépasser le binarisme de genre, nous voulons plus d’autodétermination sur la contraception et les MST ; nous voulons des plannings familiaux ouverts aux exigences et aux désirs des femmes et des subjectivités LGBTQI quels que soient leur situation économique et physique, leur âge et leur passeport.
Si nos vies n’ont pas de valeur, faisons grève !
Nous faisons grève pour revendiquer un revenu d’autodétermination, pour sortir des relations violentes, pour résister au chantage de la précarité, parce que nous n’acceptons pas que chaque instant de notre vie soit mis au travail. Nous faisons grève pour un salaire minimum européen, parce que si nous n’acceptons plus des salaires de misère, nous n’acceptons pas non plus qu’une autre femme, souvent migrante, soit mise au travail dans nos foyers et pour le travail du « care » en échange d’un salaire dérisoire et souvent sans protections minimales. Nous faisons grève pour un état social pour toutes et tous organisé à partir des besoins des femmes, qui nous libère de l’obligation de travailler toujours plus et plus intensément pour reproduire nos vies.
Nous voulons être libres de nous déplacer et de rester. Contre toutes les frontières : titre de séjour, asile, droits, citoyenneté et droit du sol
Nous faisons grève contre la violence des frontières, des centres d’identification et d’expulsion (CIE), des déportations qui empêchent la liberté des migrantes, contre le racisme institutionnel qui défend la division du travail basée sur le sexe. Nous soutenons les luttes des migrantes et de toutes les subjectivités LGBTQIA+ contre la gestion et le système sécuritaire de l’accueil ! Nous voulons un permis de séjour inconditionnel, sans lien avec le travail, avec les études et la situation familiale ; l’asile pour toutes les migrantes qui ont été victimes de violence ; la citoyenneté pour les personnes qui naissent et grandissent dans ce pays et pour toutes les migrantes et pour tous les migrants qui y vivent et y travaillent depuis des années.
Nous voulons détruire la culture de la violence grâce à l’éducation
Nous faisons grève pour que l’éducation aux différences soit présente de l’école maternelle à l’université, pour faire de l’école publique un pilier pour prévenir et combattre la violence masculine contre les femmes et toutes les formes de violence de genre. Nous ne sommes pas intéressées par une quelconque promotion de l’égalité des chances, nous voulons cultiver un savoir critique envers les relations de pouvoir entre les genres et envers des modèles stéréotypés de féminité et de masculinité. Nous faisons grève contre le système éducatif de la « Buona Scuola » (La bonne école) – loi 107[7] – qui empêche que l’école puisse être un laboratoire de citoyenneté capable d’éduquer des personnes libres, épanouies et autodéterminées.
Nous voulons donner des espaces aux féminismes
Nous faisons grève parce que la violence et le sexisme sont des éléments structurels de la société qui n’épargnent même pas nos espaces et nos collectifs. Nous faisons grève pour construire des espaces politiques et physiques trans-féministes et anti-sexistes partout, où pratiquer résistance et autogestion ; des espaces libres des hiérarchies de pouvoir, de la division sexuée du travail, du harcèlement. Construisons une culture du consensus, dans laquelle la gestion des épisodes de sexisme n’est pas la responsabilité de certaines mais de tou•te•s ; expérimentons des formes de socialités, de soins et de relations trans-féministes. Faisons grève pour que le féminisme ne soit plus un sujet spécifique mais pour qu’il devienne une lecture totale de l’existant.
Refusons les langages sexistes et misogynes
Nous faisons grève contre l’imaginaire médiatique misogyne, sexiste, raciste, qui discrimine les lesbiennes, les gays et les trans. Retournons la représentation selon laquelle les femmes subissant des violences seraient des victimes complaisantes et passives et refusons aussi la représentation de nos corps en tant qu’objets. Agissons avec et dans chaque media pour communiquer nos paroles, nos visages, nos corps rebelles, non stéréotypés et pleins de désirs inouïs.
Si nos vies n’ont pas de valeur, nous faisons grève ! #PasUneDeMoins
Traduit de l’italien par des militant•e•s italien•ne•s proches ou faisant partie du mouvement « Non Una di Meno » et/ou du réseau italien transféministe « SomMovimento NazioAnale ».
La plateforme politique de revendications « 8 points pour le 8 mars » est initialement parue en italien ici : https://nonunadimeno.wordpress.com/2017/02/08/8-punti-per-l8-marzo-non-unora-meno-di-sciopero/
Notes
[1] « Tremate, Tremate, le streghe son tornate ! » c’est le slogan en entier, (Tremblez, tremblez, les sorcières sont revenues), N.d.T.
[2] Leur site internet : https://nonunadimeno.wordpress.com/
[3] Le plus ancien syndicat italien de gauche, N.d.T.
[4] Le « Codice Rosa » est un dispositif mis en acte par le gouvernement italien et qui consiste en la création de procédures de premiers secours dans les services pour les femmes victimes de violence. Le « Codice Rosa » limite l’autonomie des femmes en créant un parcours obligatoire et à sens unique pour en sortir, en passant par un•e magistrat•e ou la police judiciaire, sans passer par les centre anti-violence (qui ne sont pas impliqués dans ce dispositif). Il y a donc une suppression de la prise en charge de tout l’aspect structurel et social de la violence, en la réduisant à un problème de santé, d’ordre public et de sécurité. Le « Codice Rosa » perpétue ainsi la victimisation des femmes. N.d.T.
[5] En Italie, l’avortement est « garanti » par la loi 194 de 1978, sauf que l’article 9 introduit l’objection de conscience pour les médecins, les infirmièr•e•s et les anesthésistes. Cet article donne la possibilité de choisir de pratiquer ou non l’avortement. Au fur et à mesure des années, l’objection de conscience est devenue un véritable obstacle à l’avortement, étant donné que, selon le compte-rendu du Ministère de la Santé sur l’IVG, aujourd’hui 70% des médecins sont objecteurs. L’objection de conscience est devenue ainsi structurale, c’est à dire que dans 35% des hôpitaux publics, on ne pratique plus d’avortement (même si dans chaque hôpital public le service d’IVG devrait être garanti). L’objection de conscience s’est propagée aussi parmi les pharmaciens (même si, d’après la loi, ils n’en auraient pas le droit), qui ne donnent pas la pilule du lendemain. Pour toutes ces raisons, dans les dernières années il y a eu une augmentation considérable d’avortements clandestins. Pour faire face à cette situation, la ministre de la santé a introduit une sanction administrative (entre 5000 euros et 10000 euros) contre ceux et celles qui pratiquent ou utilisent l’avortement clandestin, sanction qui ne résout absolument pas le problème mais, au contraire, pénalise encore plus les femmes. N.d.T.
[6] Actuellement en Italie la loi permet l’accès au traitement abortif chimique RU486, beaucoup moins invasif pour les femmes, jusqu’au 49ème jour, quand le protocole médicale préconise son utilisation jusqu’au 63ème jour. En outre, la législation italienne oblige, en principe, (dans les faits c’est moins le cas en raison des restrictions budgétaires sur la santé) les femmes à une hospitalisation de 72 heures quand en réalité la prise des deux pilules pourrait se faire en hôpital de jour, avec beaucoup moins de contraintes pour les femmes donc. Il faut aussi rappeler que ce traitement abortif chimique n’est pas pratiqué par tous les hôpitaux publics. N.d.T.
[7] Réforme néolibérale de l’école publique voulue par Matteo Renzi, qui confère l’« autonomie » aux établissements scolaires notamment en matière de financements, et qui met en concurrence entre eux les différents établissements dans la recherche de fonds. Cette réforme a par ailleurs donné une certaine « autonomie » aux écoles publiques en matière d’enseignement. N.d.T.