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Ce texte est extrait du récit intitulé « Un mois dans Moscou-la-Rouge » publié par Paul Vaillant-Couturier en 1925, peu après son retour de Moscou où il avait assisté aux funérailles de Lénine. Après avoir évoqué « Lénine mort », il se rappelle « Lénine vivant », et dresse du dirigeant bolchevique un portrait étonnant, décrivant un discours prononcé en 1921 lors de sa première rencontre avec lui.

Pour aller plus loin, on pourra lire ou relire notre dossier consacré à Lénine.

***

Lénine mort

A cent mètres de là, Lénine mort triomphe encore, sous le cristal de son cercueil.

Il est là, certes. Mais il n’est guère d’avantage là qu’ailleurs ; il est partout.

Un cortège de soldats rouges s’annonce de loin par un chœur grave… Je l’ai vu, tout à l’heure – et je l’ai remarqué – passant de son pas lourd et lent devant la Vierge d’Ibérie sans tourner la tête. Le long du musée historique, tout un régiment d’ouvriers et de paysans mobilisés monte au tombeau de Vladimir Illich Lénine.

Sur la Place rouge, le mausolée, sous la neige.

Une harmonieuse construction de bois brun et de clous noirs. La forêt russe et le fer russe. Une pyramide tronquée soutenant un simulacre de tombeau sur douze colonnes.

En lettre hautes : Lénine.

Un jardin futur, une grille basse. Des élèves officiers en arme, au « garde à vous » un sifflet à cordon rouge autour du col.

A l’intérieur du mausolée on peut voir le visage de Lénine surpris par la mort.

De l’aube au soir, de longues foules usent ce seuil. C’est un défilé qui ne s’arrête pas, un vrai défilé de classe…

Des ouvriers, des communistes, des sans-parti, des enfants, des soldats, des paysans, des mères, des jeunes filles, des vieillards accourus de tous les points de l’Union, ceux qui l’ont connu, ceux qui veulent le connaître, tous ceux-là pour qui sa pensée est toujours vivante, viennent le voir…

Le voir ! Lénine !

Religion nouvelle, dit-on ? Jugement paresseux. Rapprochement facile autorisé par le seul voisinage de la Vierge d’Ibérie.

Non. Amour et reconnaissance. Simplement. Voilà ce qu’il faut dire.

Le paysan arriéré, venu de son village après cinquante verstes de traîneau et trente heures de chemin de fer pourra peut-être mettre plus de religiosité dans son pèlerinage que l’instructeur marxiste dans sa visite au tombeau. Mais qu’importe !

Ni l’un ni l’autre n’attendent un miracle, une intervention divine, une résurrection.

Ils ne prient pas : ils remercient.

Ce qui les réunit ici, c’est l’amour qu’ils éprouvent pour Vladimir Illich, c’est leur reconnaissance pour l’œuvre de Vladimir Illich, homme comme eux, mort comme ils mourront, ouvrier comme eux – mais le plus grand – de la Révolution mondiale.

Vladimir Illich Lénine, qui leur apprit que le salut terrestre des travailleurs ne dépendait que des travailleurs eux-mêmes.

Et qui, avec eux, le prouva.

Me voici devant la tête cireuse… C’est Lénine au repos, tel que le connaîtront les générations à venir, tel que je ne l’ai jamais vu. Ce n’est déjà plus que son buste, et cette immobilité est, pour moi, déchirante.

Je quitte le mausolée comme si je m’enfuyais. Je m’enfuis vraiment et je me trouve sous les murs de brique du Kremlin, au bord de la Moskova gelée, tout seul. Une neige fine tombe.

Lénine vivant

Et maintenant, apaisé, je revois Lénine vivant. Lénine attachant comme tous les éléments mobiles, l’eau, le vent, le feu.

C’est en 1921,dans la salle du Trône, tout or et crème, vaste comme une cathédrale, dans le plus grand palais du Kremlin… C’est la salle du Couronnement.

Là se tient le Troisième Congrès de l’Internationale des ouvriers du monde entier. Des Russes vainqueurs, bolchéviks de trente races d’Europe et d’Asie, des Bulgares et des Hongrois évadés des « prisons modèles » où l’on meurt sous les coups de fouet, des Mandchous échappés à la torture, des Italiens, des Espagnols, des Grecs, des IWW américains, rescapés du goudron et des plumes auxquels on met le feu dans les villes de l’Ouest, des Hindous six fois condamnés à être pendus, des Français et des Allemands qui faisaient le coup de fusil les uns contre les autres quatre ans plus tôt, des Turcs et des Argentins, des Chinois et des Nègres.

La révolution mondiale en gestation…

Une addition terrible de comptes à régler…

*

Il entre. On ne l’a pas vu venir. On l’aperçoit à peine.

Il est en embuscade derrière la table.

Seules ses épaules dépassent. Il écoute.

Un front chauve, bombé en avant, qui domine tout.

Des pommettes et des yeux qui dénoncent l’Asiate.

Des petits yeux fendus en amande, des sourcils mongols, une large place vide entre eux, le front et le nez.

Un nez plus gros qu’on ne pense ; aux narines fortes, épatées, solidement attachées aux joues, un nez réaliste.

Au dessous des poils sans couleur de la moustache et de la barbe pauvre, ce qu’on appelle son sourire.

Lénine ne sourit pas. Pas plus qu’il n’est borgne.

Il cligne seulement fréquemment d’un œil.

On n’est vraiment sûr qu’il a souri que lorsqu’on le voit secoué d’un petit rire.

Trente sentiments divers s’expriment chez lui par un rictus qui n’est jamais tout à fait le même.

Sous le front qui se plisse, tout est en mouvement. Lénine n’est vrai qu’au cinéma. Pas un seul de ses portraits ne lui ressemble.

Des yeux gris qui semblent faire effort pour s’ouvrir tout à fait, une bouche qui volontiers se campe de travers, dilate une narine au dessus d’elle, fait saillir la pommette droite et laisse glisser un mot imperceptible entre les lèvres gouailleuses… Parfois la face se contracte, les yeux se ferment presque tout à fait, les pommettes tirent la barbe par en haut et la bouche charnue se fend.

Les expressions successives d’étonnante jeunesse et de fatigue d’un homme qui porte sur ses épaules le monde nouveau.

Et puis, cette éloquence des mains, qui ne masquent pas mais qui soulignent.

Soudain, une rafale de bravo. Il va parler… Puis le silence qu’il attend… Le silence de la souffrance recueillie de millions et de millions d’êtres.

Voici donc l’homme qui n’a jamais désespéré, qui a été le guide sûr que l’on suit toujours parce qu’il ne s’est pas trompé. L’HOMME QUI PENSE EN AVANT.

Il parle. C’est le bon sens. Et le bon sens qui s’exprime d’une voix grise, sans vains effets.

A cheval sur une maîtresse poutre, à mille pieds de haut, le charpentier du monde nouveau enfonce tranquillement son clou dans la charpente.

… Et c’est d’en bas qu’on a le vertige.

Les coups de marteau se répètent, réguliers, monotones, irrésistibles.

Quand il juge le clou bien planté, bien enfoncé, la poutre nouvelle chevillée à bloc, il redescend.

Et il s’assied au milieu des applaudissements qui l’importunent.

Mais comment se retenir ?

Sa pensée qui vous a ébloui d’abord de lucidité, vient d’exploser en vous.

Tel est Lénine. L’homme au monde contre lequel on a le plus menti.

Celui qu’on peint en despote, entouré d’une garde chinoise, celui-là, vivant de rien, travaillant vingt heures par jour, mène, à Moscou, l’existence d’un pauvre.

*

J’ai marché longtemps le long de la Moskova gelée, me souvenant… Des cloches lointaines sonnent. Sur la glace, des enfants patinent et glissent. D’autres, dans les trous creusés à coups de pics, lancent des lignes et guettent le poisson…

Et je revois Vladimir Illich, tel que ses amis l’ont connu, dans ses moments de repos, jouant avec les tout petits, avec les gosses qui l’aimaient et qu’il comprenait mieux qu’un autre…

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